CHAPITRE 2 - La sentence

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Samedi 21 juin de l’an de grâce 1483
La tierce[1] de l’heure des Romains en la vicomté royale du Neuf Châtel en Normandie

Au cliquetis de la clef fourrageant dans la serrure, la prisonnière se réveilla en sursaut. Aussitôt, deux hommes d’armes s’engouffrèrent dans la cellule, se ruant vers la captive pour lui ôter ses vêtements. De sa lance, l’un d’eux lui tendit une chemise de bure soufrée qu’elle s’empressa d’enfiler dans un coin sombre de la geôle. Toujours avec cette même brutalité les caractérisant, les deux soudards se précipitèrent sur la jeune femme pour lui entraver les bras et le reste de son corps. Sur ces entrefaites, le bailli de Caux, son lieutenant, le représentant de l’archevêque de Rouen, le procureur du Roi et le sergent de la vicomté envahirent le cachot. À leur vue, elle poussa un long cri, atroce, inhumain, avant de s’effondrer prostrée contre l’épaisse muraille. Au-delà de sa frayeur, elle prit conscience que sa dernière heure était venue et qu’elle devrait périr par les flammes. D’un brusque geste de la main, le sergent exécuta un signe en direction des soldats, leur ordonnant de se poster en dehors de la cellule. Un aide du bourreau fit son apparition et obligea la prisonnière à se poser sur son séant pour araser son abondante chevelure.

Profondément meurtrie, hébétée, elle se releva puis décocha un regard sur le bailli qui lui plaça sur son crâne, presque nu, une mitre écrue sur laquelle étaient tracées au charbon les terribles lettres qui la condamnaient à mourir sur un bûcher : SORCIÈRE.

D’un signe, le représentant de l’archevêque exhorta un prêtre, resté en dehors du cachot à s’avancer vers la captive. Jetant un œil sur les gardes, il s’assura qu’aucun témoin ne pourrait le surveiller tandis qu’il sortirait de sa manche une hostie pour administrer les derniers sacrements à la jeune dame apeurée. À son approche, elle orienta la tête vers lui et s’étonna.

— Pourquoi le clergé me baille-t-il ce privilège ? murmura-t-elle à l’ecclésiastique, les larmes coulant sur ses joues.

Sans pouvoir lui répondre, le religieux lui enserra le chef entre ses mains et de son pouce lui glissa le pain consacré dans la bouche. C’est à cet instant que quelques hommes de la garnison pénétrèrent à l’intérieur de la geôle pour s’emparer de la jeune femme qui, suppliant la grâce, se débattait farouchement.

Encadrée puis soulevée par les soldats, ils la traînèrent à travers l’exigu escalier de pierre pour la projeter, tel un fardeau, sur un tombereau chargé d’immondices, immobilisé là depuis l’aube. Le convoi s’ébranla en direction de la grand-rue, encombrée de fumier, où déjà s’activaient volailles et porcins en quête de nourriture. Au fur et à mesure de la progression vers l’église Notre-Dame, les habitants de la cité émergèrent de leur logis pour suivre ce funeste cortège. À proximité du porche, des charpentiers avaient aménagé à la hâte, durant la nuit, les gradins où devaient s’installer les notables et quelques officiers des bailliages de Caux et de Rouen.

Une foule innombrable s’était massée près du site d’exécution où une large estrade en hauteur avait été dressée à quelques coudées d’un poteau fiché dans le sol. Pendant que le peuple priait pour la malheureuse guérisseuse, injustement condamnée en raison d’une tache de naissance en forme de patte de félin découverte sur sa hanche, maître Nicolas Jouenne[2] continuait d’aboyer sur ses aides pour qu’ils terminent au plus vite le bûcher.

Principalement constitué d’un épais mur de rondins, alterné de paille et de fagots, disposés en cercle jusqu’à hauteur d’épaules, un étroit couloir assurait le passage de la suppliciée. Tandis que la procession s’immobilisait, des hommes d’armes se saisirent de la prisonnière pleurant toutes les larmes de son corps, le regard porté vers le lieu de sa destinée.

En cet instant, la jeune femme se remémorait les moments qui avaient jalonné sa trop courte vie ; son enfance vécue dans le château tenu par son père ; son adolescence où, cloîtrée au sein du logis seigneurial, elle n’avait jamais connu sa mère, ayant expirée en couches dans d’horribles souffrances ; la joie d’accompagner ses sœurs à l’église pour les allier à de puissants barons ; le chagrin d’avoir assisté au trépas de son frère aîné en tournoi d’un terrible coup de lance. Et puis, il y avait eu cette profonde amitié scellée avec Anne de France, princesse du sang, qui lui avait permis de découvrir son mari, épousé en grand secret. Cette union ne lui fut jamais pardonnée.

Persuadée que sa mise à mort avait été édictée pour ce prétexte, elle se retournait vers les gradins où avaient pris place le bailli de Caux, le capitaine du Neufchastel de Nicourt, le représentant de l’archevêque de Rouen et l’ensemble des officiers royaux des bailliages pour leur crier : « solus scio medendi artem, optimates dominos. Sed cave cave, quia si tibi nascenti Deus benedixerit, statim tibi maledicat.[3] »

Une dernière fois, elle implora la grâce. Le sergent fit un signe de tête aux hommes d’armes qui la livrèrent au bourreau. Son visage baigné de larmes, elle fixait Nicolas Jouenne qui répandait le reste de paille autour de ses pieds, tandis que l’un de ses aides lui attachait solidement les bras derrière le poteau.

Entre deux sanglots, elle crut apercevoir au milieu de la foule son époux, le sire de Bémécourt, engoncé dans un mantelet de bourgeois. Comment avait-il pu franchir les murailles de la forteresse sans être inquiété ? Qui l’avait prévenu ? Elle pouvait voir ses enfants, Catherine et Robert, revêtus d’oripeaux. Anéantie, la pauvre femme gémissait en silence, tandis que le prêtre approchait une haute perche surmontée d’un Christ crucifié qu’elle baisa longuement.

Le bailli de Caux, après avoir clamé la sentence, fit un signe à l’adresse du bourreau qui jeta une torche embrasée aux pieds de la suppliciée. La paillette et le bois sec s’enflammèrent instantanément. Puis l’habit de bure prit feu, dévorant la condamnée. Hurlant son désespoir, proclamant les noms de Marie et Jésus, poussant de puissants cris qui s’éteignirent au fur et à mesure que sa vie semblait l’abandonner, elle eut encore la force de prier pour que son agonie cesse. Près du bailli de Caux, le vicomte manifestait sa nervosité. Quant à Guillaume de Prevel[4], seigneur de Bémécourt, Montérolier et autres lieux, il avait disparu.

Dès que le brasier se fut élevé, Guillaume courba la tête. Les larmes aux yeux, il avait emmené ses enfants hors des murailles de la forteresse pour pleurer longuement au bord de la Béthune. Même le Roy Louis le onzième[5] n’avait accordé la grâce pour sauver sa propre cousine. Guillaume de Peverel demandait vengeance. Au bord de cette rivière, il venait d’élaborer un plan. Il lui faudrait d’abord rejoindre son fils aîné ; Jehan Peuvrel, né d’un premier mariage, qui l’attendait au manoir de Robertot, tenure du sire Jean Prevel, l’un de ses plus proches parents. Il savait que ses représailles seraient sans nul pardon. Pour cela, il devait tout d’abord se réfugier au Mesnil, l’une de ses vavassories, situé à quelques lieues du bourg d’Offranville, ancien fief des Peverell, lorsque la Normandie était encore anglaise.

[1] La tierce (ou troisième heure des Romains) correspond au milieu de la matinée. Le système de l’heure des Romains était réglé sur les lever et coucher de soleil pour être divisé en 12 parties : Prime [6 heures], Tierce [9 heures], Sexte [midi], ; a donné le mot [sieste], None [15 heures], Vêpres [18 heures], Complies [21 heures ou début de la nuit] quelle que soit la saison. Tierce correspond à une prière commémorant l’instant où le Saint-Esprit est descendu sur les apôtres suivant la tradition chrétienne.

[2] La dynastie Jouenne compta de nombreux exécuteurs.

[3] Je ne connais que l’art de guérir, nobles seigneurs. Mais, restez sur vos gardes, car si Dieu vous a bénis à votre naissance, il portera immédiatement sur vous la malédiction.

[4] La famille Pevrel, Peverel, Peuvrel, Prevel a vraiment existé. C’est une famille d’ancienne noblesse normande qui a disparu, mais dont certaines branches cadettes sont tombées en roture.

[5] Louis XI dit le Prudent, roi de France, né le 3 juillet 1423 à Bourges, mort le 30 août 1483 (à 60 ans) au château du Plessis-lez-Tours.

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