CHAPITRE 3 - Un cœur à prendre

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Vendredi 21 juin 2013

12 h 30, Observatoire de Paris, avenue Denfert-Rochereau à Paris, 14e arrondissement

— Corinne ! CorIIIIIIiiinne !

— Oui ! Voilà, voilà ! Je suis revenue… Je vous écoute, Olivier…

— Ah ! Vous me voyez heureux de vous retrouver, car cela fait déjà un bon petit moment que je vous guettais ! J’espère que vous avez bien profité de votre déjeuner…

— C’était parfait, Olivier…

— Honnêtement ! Il ne pouvait pas attendre, votre steak frites !

— Non, Olivier ! Cette fois-ci, il ne fallait pas rater le menu proposé… Ce matin, Pénélope m’avait prévenue qu’il valait mieux se mettre sur les rangs.

— Ah ! Pénélope ! Je l’avais oubliée. J’aurais dû m’en douter qu’elle s’inviterait dans notre discussion. Maintenant, c’est fait ! Dites-moi, Corinne ! Avez-vous réalisé une seconde que je n’aurai pas un instant pour absorber quoi que ce soit, même pas un petit steak frites ?

— Je le sais bien que vous devez disparaître d’un moment à l’autre ! Vous n’avez pas cessé de le claironner depuis que vous êtes arrivé… Je voulais vous dire ; je vous ai trouvé très beau avec votre nouveau costume !

— Stop, Corinne ! Comme toujours, vous avez l’art pour détourner les conversations. On ne cause plus… Je n’ai franchement pas le temps de bavarder avec vous ! En fait, je dois partir plus tôt que prévu.

— Ah ! Je l’ignorais. D’où ce magnifique costume… j’imagine qu’il doit y avoir une dame dans l’air…

— Corinne, je vous en prie ! Ressaisissez-vous !

— Tout de suite, chef…

— Attendez une seconde de plus, car je vais encore vous solliciter…

— Je vous écoute…

— Fermez la porte, s’il vous plaît !

— Voilà, chef !

— Bon ! À chaque fois que je lève les yeux, je découvre Pénélope en train de faire les cent pas dans le couloir… Je le sais bien, car on entend ses talons…

— Peut-être qu’elle patiente un moment pour se rendre aux toilettes…

— Non ! Pas de ce côté-ci, Corinne. Vous me prenez pour un bleu !

— Pas du tout, chef !

— J’ignore que vous demande Pénélope, mais ces derniers temps, je n’arrête pas de vous surprendre en train de jacasser avec elle ! Vous avez actuellement des problèmes, Corinne !

— Pas du tout, Olivier. Pénélope et moi, nous nous accordons à merveille ! C’est tout !

— Ne pensez-vous pas qu’elle devrait plutôt contrôler son équipe, votre copine Pénélope, car vous êtes bien devenue sa copine maintenant ? J’ai ouï-dire qu’elle désirait vous recruter pour remplacer sa secrétaire enceinte ? C’est bien ça !

— Pas du tout, Olivier ! Vous n’y êtes pas ! Nous ne parlons que de nos prochaines vacances… elle souhaiterait que j’aille passer une semaine avec elle en Corse…

— Voyez-vous ! Je ne songe même pas à m’évader quelque part. C’est pourtant bientôt le mois de juillet ! Abrégeons, car je n’ai pas le temps ! Avez-vous eu la possibilité de compléter les quelques fascicules que je vous ai demandé de relier ce matin ? Il est impératif que je les récupère avant de partir pour la Sorbonne !

— Paul s’en occupe. Il sera à l’heure pour la conférence comme convenu et il les transmettra à monsieur Manessier dès qu’il l’aura approché. Ça, je ne vous l’ai pas rapporté, pensant qu’il le ferait, mais en ce moment, Paul est en train de gérer une urgence qui concerne sa femme.

— Merci, Corinne. 

Elle a déjà filé ! Tiens ! Corinne vient de me signaler que Paul gère une urgence concernant Astrid… Mais que lui arrive-t-il donc à Astrid ? Paul aurait pu me prévenir, quand même ! Peut-être le fera-t-il à la Sorbonne ? Patientons !

Depuis hier soir, grâce à mon adjoint Paul, et aussi mon ami de longue date, bien avant qu’il n’ait épousé ma meilleure copine Astrid, je suis au courant que cette nymphomane de Pénélope recherche de la bonne compagnie. Et, forcément, ma secrétaire est dans ses petits papiers, raison probable de leur entente douteuse. Si j’en juge par ce qui me fut révélé, l’autre matin, je dois continuellement rester sur mes gardes. Que Pénélope caresse l’espoir de papillonner avec l’un de ses homologues, cela me consterne. Aurait-elle porté son dévolu sur moi, en raison de mon récent célibat ? Rien ne le laissait conjecturer, d’autant que ce type de femme m’exaspère au plus haut point. Réfléchissant à ces dernières semaines, j’étais dans l’expectative avec cette Pénélope que je croisais un peu partout et au cœur même de l’Observatoire de Paris : dans les couloirs, la cafétéria, lors des réunions du comité scientifique et maintenant au sein de mon service. Et quand Pénélope progressait dans une idée, la connaissant mieux que quiconque, son aspiration était d’accéder à son désir, sans même lâcher prise.

— Voilà votre dossier, Olivier ! Je l’ai retrouvé dans le bureau de Paul. Vous aviez dû l’égarer. Mais puisque je sais que vous êtes une vraie tête en l’air, je ne suis pas étonnée. Et comme j’avais aussi deviné que vous ne déjeuneriez pas ce midi, je suis allée vous chercher au restaurant un casse-croûte, terme qui déplairait à votre mère si elle m’entendait, ainsi qu’à votre…

— Je constate que vous maîtrisez bien le vocabulaire que Mère ne tolère pas. De plus, je n’ignore pas que vous avez les oreilles bien affûtées et que vous avez écouté ma conversation d’hier soir avec Paul à propos de nos années lycée. N’est-ce pas, Corinne ?

— Exact ! Je vous rappelle que vous étiez dans mon bureau, lorsque vous évoquiez votre maman. Pour le sandwich, vous me rembourserez plus tard… comme d’hab et avec les intérêts encore.

— Merci, Corinne. J’adore votre franchise et…

Après avoir déposé le sandwich jambon beurre près de mon ordinateur, ma secrétaire disparaît sans même me donner le temps de continuer mon propos. Maintenant qu’elle a accompli sa bonne action, je subodore qu’elle repart pour rejoindre Pénélope, afin de savourer un café et filer aux nouvelles du jour. Depuis belle lurette, j’ai compris que dans le service de cette supérieure hiérarchique, c’est aussi radio-ragot, raison pour laquelle j’en découvre parfois des vertes et des pas mûres à travers la cloison vitrée qui me protège du bureau de mon assistante.

Je tente alors de lever le pied après avoir achevé la rédaction d’un article qui doit paraître prochainement dans le magazine de l’Observatoire. Délaissant mon clavier, je m’empresse de grignoter cet encas salutaire, ce qui m’oblige à revivre quelques moments épiques éprouvés avec ma collaboratrice, et ce fut vraiment mémorable !

Ah ! Corinne ! Si vous saviez ! La première fois que vous êtes arrivée dans ce service, j’ai été étonnamment surpris par votre personnalité fantasque. Je dois vous avouer, Corinne, que je vous admire, mais que vous m’agacez tout à la fois !

Son portable sonne. Voilà l’heure pour mon assistante d’échanger avec Pauline, sa sœur jumelle. Que vais-je encore apprendre à présent ? De temps à autre, parmi les informations qu’elle me révèle, sans s’en rendre compte, se cachent de véritables pépites d’or. Pauline, sa copie conforme, est la secrétaire du conseiller spécial, chargé des affaires stratégiques, ce qui me permet d’être au fait de certaines anecdotes se déroulant à l’intérieur de l’Élysée. Je crois rêver ! Surtout lorsqu’on réalise que les fréquentations de Corinne pourraient mettre ma propre vie en danger si par malheur je retenais quelque chose que je n’aurais pas dû entendre.

Je vous le confesse, Corinne, j’aime beaucoup bosser avec vous ! Votre qualité première, Corinne, c’est celle de tendre l’oreille partout où il faut et quand il faut ?

Elle vient tout juste de raccrocher et abandonnant son poste de travail, elle se rapproche de mon bureau, constatant que j’ai déjà expédié mon jambon beurre.

— Ma sœur vous souhaite un merveilleux anniversaire, Olivier.

— Trente-quatre ans, déjà… Vous remercierez votre frangine de ma part, c’est très gentil à elle. Comme vous l’avez appréhendé, depuis qu’Andie n’est plus à mes côtés, ce sera une journée bien triste et mélancolique.

— J’avais compris, Olivier. Pénélope me rapportait la même chose, à l’instant.

— Ah !

— Eh oui, Olivier ! Vous ne vous en êtes pas rendu compte, mais, assez tôt, j’ai bien réalisé que vous étiez devenu nostalgique et tristounet depuis le départ de votre compagne Andie pour son Texas natal.

— Changeons de sujet, Corinne, car vous allez me rendre morose pour de bon. De mon côté, je désirais vous demander : comment se porte votre grand-mère ?

— Laquelle ? J’en ai deux, dont une qui se plaint continuellement…

— Calamity Jane, celle que vous appelez ainsi en raison des dégâts qu’elle a occasionnés dans le service où elle a été récemment hospitalisée en urgence.

— Elle va fort bien, je vous en suis reconnaissante. Elle est sortie lundi dernier !

— C’est une excellente nouvelle ! Je sais qu’elle vous manquait !

— Au fait, Olivier, comment avez-vous trouvé votre sandwich ? Ils n’ont pas oublié les cornichons, cette fois-ci !

— Ils sont parfaits, ce sont les indétrônables du quartier. Encore merci, Corinne. Bon, là, je vais être obligé de préparer ma mallette maintenant si je souhaite rencontrer mes homologues avant la conférence.

— J’ai négligé de vous prévenir : Paul m’a remis un message comme quoi il vous rejoindra à la Sorbonne vers 14 h 30. Il vient de s’absenter.

— Ah bon ! 

J’admets que si ma secrétaire se révélait soûlante par moment, je l’appréciais, estimant qu’au fil des années, cette trentenaire avait déroulé le cours de son début de carrière à merveille. Il est important de souligner qu’aucune aventure n’a troublé notre étroite collaboration, même si certains de mes subalternes l’ont supposé, dont Paul Mornas, mon adjoint depuis son intégration au sein de l’Observatoire de Paris.

À ma décharge, si mon rapport avec Corinne Barbier avait évolué dans le bon sens, il était devenu équivoque en raison de sa percutante personnalité. N’était-elle pas informée de chacun de mes faits et gestes ? Ne savait-elle pas qu’Andie avait pris son envol pour un autre destin ? Ces considérations m’avaient contraint à partager quelques confidences avec ma secrétaire qui, épousant mon quotidien, m’avait soutenu dans cette épreuve. En tout cas, ces confessions délivrées, néfastes dans un cadre professionnel, s’étaient avérées étonnamment salvatrices.

Depuis, Corinne s’était enhardie en s’exprimant davantage et en ne s’en privant pas. Par la suite, j’aurais dû me remettre en cause lorsque j’ai pris conscience du type de discussions qu’elle avait engagé avec Pénélope, laquelle n’hésitait plus à se pointer dans les parages. Pourtant, ces deux demoiselles ne se ressemblaient guère. Pénélope, plutôt grande et brune, native d’Auvergne, au tempérament volcanique, ce qui allait de soi, appartenait à la bourgeoisie provinciale. Chaque jour, elle portait des tenues différentes et parfois affriolantes, choisissant habituellement des vêtements de bonne facture. Je la voyais souvent chaussée avec des escarpins à talons courts, ce qui la distinguait des habits moins coûteux de Corinne, un singulier petit bout de femme, sans cesse juchée sur de hauts talons. Sur le site de l’Observatoire de Paris, l’ensemble du personnel la connaissait à cause de ses nombreux tatouages et de la couleur de ses cheveux presque rasés qu’elle avait teints en roux, un roux profond, un roux très vif qui ne laissait personne indifférent. Son sacré caractère de cochon était légendaire, ce qui ne m’amusait guère, surtout lorsqu’elle se plaisait à devenir désagréable en se référant à certains membres de ma famille. D’ailleurs, à n’en pas douter, Corinne faisait allusion à mon proche parent, un ecclésiastique à la mode, toujours invité sur les plateaux de télévision où il commentait l’actualité sur les chaînes d’informations, et aussi à ma mère, une mère bien possessive depuis que l’obstétricienne m’avait soustrait de son ventre.

Au cours des années passées, mon assistante avait pu appréhender la complexité de ma jeunesse fractionnée entre un oncle rigoureux sur la morale et une mère qui avait veillé au grain. Sans doute un peu trop, m’avait souligné Corinne qui me laissait pressentir que j’avais quand même une fâcheuse tendance à vivre dangereusement depuis que je m’étais éloigné d’Andie.

Depuis que mon couple s’était séparé, ma subordonnée s’était muée en ange gardien après qu’elle m’eut déclaré : « À force d’avoir la tête dans les étoiles, ce qui doit vous arriver arrivera… Mais je serais là et bien présente, croyez-moi ! »

La semaine dernière, à mon retour du site de Meudon, Corinne n’avait pas temporisé pour me glisser d’un ton goguenard : « Surtout, faites attention lorsque vous traversez l’avenue Denfert-Rochereau, je viens de vous apercevoir de ma fenêtre… Vous l’avez vu le camion ? Il était temps… Enfin, je n’en expose pas plus, car vous allez encore me jeter que je suis en train de vous rappeler votre mère… J’espère bien que non… Que dirait votre maman ? Vous qui êtes fils unique ! »

À travers certains propos partagés avec Paul, relatifs aux années passées au lycée Carnot, Corinne avait fini par deviner le climat familial rigide dans lequel je fus bercé. Parmi ses souvenirs de jeunesse, Paul se remémorerait probablement l’attitude de l’oncle Alexandre à propos d’une allusion douteuse concernant l’une de nos camarades de classe. Depuis, Paul ne pouvait ignorer qu’au sein de la tribu Prevel-Romé, on ne devait pas évoquer les sujets fâcheux. On était tenu de se fiancer avant de se marier, on vénérait Madame pour engendrer des enfants et les élever par la suite tout en satisfaisant aux besoins de son foyer et cela dans la foi religieuse. Bien évidemment, ces réflexions d’une autre époque m’indisposaient et je n’avais pas toujours suivi à la lettre les conseils de mon oncle Alexandre.

Je suis enfin prêt à partir pour la Sorbonne. Dans le miroir des toilettes, je jette un ultime regard sur un costume de couleur anthracite que je souhaite inaugurer devant un auditoire réunissant des sommités du monde scientifique. Mais le choix de ce costume ne fut pas effectué au hasard, ayant à honorer un rendez-vous important après la conférence. Sans doute que ma disparition ne passera pas inaperçue, mais je n’en ai cure. Préalablement, je prétexterais que la réception d’un SMS m’oblige à quitter précipitamment la Sorbonne.

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