CHAPITRE 4 - De bien vieux souvenirs

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Vendredi 21 juin 2013
13 h 59, La Sorbonne, rue des Écoles, Paris 5e arrondissement

Il est tout juste quatorze heures lorsque je parviens devant les portes de la Sorbonne. Dès les battants grands ouverts, les vigiles contrôlent mon laissez-passer, m’invitant à faire mon entrée dans le hall de l’université. Ma main posée sur la poitrine, je commence à ressentir les pulsations cardiaques qui s’amplifient à l’intérieur de mon thorax. Cette singularité me paraît normale depuis que j’ai pris l’habitude d’accorder ma présence aux sollicitations annuelles de monsieur Manessier, cela depuis l’obtention de mon doctorat. Pourtant, je devine que ce n’est pas pour cette raison que mon cœur bat à une cadence infernale. C’est beaucoup trop facile d’invoquer une excuse qui ne tient pas la route. En vérité, je n’ai jamais pu oublier qu’une belle histoire d’amour avait éclos ici, dans le grand amphithéâtre, le jour même de mes 21 ans, ce qui fait déjà 13 ans. Ce passé indélébile, conjugué à l’intervention de cette après-midi, est-il l’argument essentiel de ma surexcitation naissante ?

Comme pour les précédents colloques, je suis l’invité VIP, mais je me moque totalement de cette étiquette affublée à tort, sous prétexte que je m’honore d’être souvent tiré à quatre épingles, d’après Paul. Si tous parvenaient à assimiler qu’en ce moment précis, ma préoccupation principale est d’un tout autre ordre, car je sais pertinemment que je suis en train de me mentir, ayant tout d’un coup pris conscience de l’existence d’une troisième explication, véritable motif de mon trouble intérieur…

À l’entrée de la Sorbonne, je consulte le programme de la journée. Apparemment, je devrais me produire en fin de conférence, mais, d’après monsieur Manessier, le président de la fondation portant son nom, il est possible que certains participants soient permutés pour des raisons qu’il avait omis de me spécifier. Comme toujours, le colloque est consacré aux dernières connaissances en matière d’astrophysique et est destiné à un large public, dont un aréopage de chercheurs. Pour ma part, je devrai captiver l’auditoire en retraçant un historique sur la théorie mathématique et physique décrivant les évènements à l’échelle de l’atome depuis Planck[1], sans oublier de m’étendre sur les fentes de Young[2], menant au principe de superposition, le fameux chat de Schrödinger[3], l’intrication quantique, et diverses fantaisies en tous genres que sont capables d’accomplir les particules élémentaires. En une heure, à peine, j’avais pris conscience qu’il me serait difficile d’en développer davantage, et surtout de dégager l’idée que la communauté scientifique se devait de défier les conjectures établies, la constante de Planck imposant des limites en découverte fondamentale, même si elle s’était dotée de moyens extraordinaires comme les accélérateurs de particules. Je devrais surtout mettre l’accent sur le fait que les savants n’ont pas encore compris l’intégralité des phénomènes observables, même si chacun de nous utilise dans sa vie quotidienne quantité d’applications découlant de la mécanique quantique : l’ordinateur, le laser, les Compact Discs, les GPS, et bien d’autres objets qui, aujourd’hui, nous facilitent l’existence.

D’un coup, je me sens perturbé, car je viens d’identifier la troisième raison qui me rend si nerveux, la cause en étant évidemment ce coup de fil inattendu d’hier soir. Pour quel prétexte Isabelle a-t-elle osé me téléphoner ? Est-ce pour m’instruire de sa nouvelle situation depuis notre récente rupture ? D’ailleurs peut-on appeler cela une rupture puisque rien de sérieux n’était survenu entre nous ? Même pas un baiser !

Au départ de notre histoire, cette jeune demoiselle de bonne famille avait parfaitement réussi son hold-up en m’ensorcelant par ses jolies manières, ses beaux yeux bleus en amande et ses drôles de mimiques. De toute évidence, cette Isabelle n’avait rien de comparable avec une personnalité comme Pénélope qui m’aurait fait apprécier le dessus, mais aussi le dessous de son lit en deux temps et trois mouvements, voire sans même prendre le moment de souffler si j’en croyais les propos de Paul, lequel en connaissait davantage sur mon homologue. Avec Isabelle, force était de constater que j’avais dépensé beaucoup d’énergie pour ne rien recevoir en retour, à part un terrible camouflet dont la blessure me hantait encore ! Aspirait-elle à me resservir le couvert, puisque sur un ton conciliant, presque badin, elle m’avait, en tout bien tout honneur, prié de l’accompagner ce soir au musée d’Orsay, au prétexte que j’étais le seul mortel qui convenait pour cette inauguration ?

Pourquoi diable lui avais-je accordé une telle faveur ? N’avais-je pas déjà assez donné, il y a une quinzaine de jours, après avoir acté nos adieux ? Fallait-il que je sois carrément idiot pour avoir marché dans sa combine ? Malgré le sentiment de m’être laissé berner, je me devais de respecter ma promesse en la chaperonnant à un vernissage qui aurait lieu au palais d’Orsay. À travers le flot de paroles qu’elle m’avait sorti en continu, j’avais surtout réalisé qu’un ami de son père exposait des tableaux. J’avais notamment saisi que le rendez-vous serait fixé à dix-neuf heures, rue de la Légion d’honneur, où je devrais me poster à proximité d’un éléphant situé sur l’esplanade. Là, j’aurais un rôle à jouer, celui de la côtoyer en permanence pour sauver les apparences. Durant cette manifestation, je devrais être présenté à une connaissance de ses parents, un homme d’exception, lequel serait escorté d’un drôle de sbire se prénommant Robert, vulgaire individu, qu’elle ne souhaitait même pas imaginer en photo. En réalité, il s’agissait d’un subterfuge qui m’obligerait à conserver le bras d’Isabelle devant ce curieux personnage, si j’avais bien intégré son scénario.

Quel cinéma de la part de Cendrillon !

Ne m’avait-elle pas déjà promené en bateau, cette Isabelle, durant les quelques jours où j’avais enchaîné deux sorties avec elle ? Où était-il le résultat ? Peu après notre séparation, j’ai eu beaucoup de mal à me défaire de l’image de cette prof de français, au demeurant fort jolie, dont les traits fins du visage me rappelaient ceux d’une autre femme. Si Isabelle était volubile et fort cultivée, cela devait-il l’empêcher de mieux s’arranger au niveau vestimentaire ? Il fallait la repérer dans la rue, fagotée comme une gouvernante des années 30, genre Mary Poppins. Sa physionomie étant bien plus que plaisante, elle aurait tout à gagner en changeant d’apparence. Cela ne devait pourtant pas être difficile de se reprendre en main !

Délaissant le programme de cette après-midi que j’ai presque appris par cœur, j’arpente le hall. C’est forcément un émerveillement de retrouver ce péristyle et ces deux escaliers monumentaux, celui des Lettres et son pendant baptisé des Sciences, qui orientent le visiteur vers chacune des galeries menant au Grand Amphithéâtre.

Deux techniciens s’affairent aux derniers préparatifs. Dès le seuil franchi, les souvenirs partagés avec Andie ont ressurgi dans mon esprit, sauf que cette fois, le goût en est profondément amer.

Sans public ni confrères, je trouve plaisir à décrypter la magnifique fresque Le Bois Sacré[4] qui domine l’estrade sur laquelle je vais me produire en fin de journée. Malgré la présence des professionnels, je ne peux refuser le désir de grimper sur le plateau afin de mieux redécouvrir cette véritable allégorie dédiée à la Connaissance, puis je me retourne vers six hauts personnages nichés dans des alvéoles illuminées. Je m’attarde sur la statue de monsieur de Sorbon, celui qui a donné son nom à cette vénérable institution.

Il est déjà quatorze heures dix et le colloque va débuter dans une cinquantaine de minutes. Je me dirige vers les tribunes pour atteindre la place occupée par Andie treize années auparavant. Cet emplacement que je recherche est situé dans l’avant-dernière rangée et face à Descartes. Depuis toutes ces années, je n’ai jamais pu oublier les prémices de l’amour qui avaient éclos ici. En cet instant de recueillement, je m’oblige à m’asseoir sur mon siège pour me projeter dans le passé. Je ne doute pas une seconde que cette initiative va générer une sorte de mal-être, mais je me contrains à accomplir ce rituel pour recouvrer une forme d’apaisement. Aussitôt ma mallette déposée à mes pieds, je ferme les paupières. Comme par enchantement, les images enfouies ressurgissent et sur le coup de l’émotion, je revois tous les visages étonnés qui m’observent étrangement. Baignant dans un climat d’irréalité, je m’ingénie à courtiser mon accompagnatrice : Andie Jefferson, ma camarade de promotion qui m’avait demandé de l’escorter à la Sorbonne pour assister à un colloque dédié à l’astrophysique. Mais quelle sorte d’idiot avais-je été à l’époque ? Pourquoi avais-je donc cherché à la séduire ? Ne l’était-elle déjà pas depuis que nous avions dansé ensemble au bal de l’X[5] quelques semaines auparavant ? Comment avais-je pu ignorer tous les signaux subliminaux qu’Andie n’avait cessé de m’envoyer au cours de cette mémorable soirée passée à l’Opéra de Paris ? Comment avais-je pu être à ce point naïf pour ne rien constater d’anormal dans le comportement de cette brillante étudiante ? Au milieu de cette conférence, j’avais supposé que ma présence auprès d’elle n’était pas anodine. Je m’étais enhardi, lui saisissant la main qui s’était immédiatement soudée à la mienne, puis j’avais entamé une démarche où le cœur seul avait ses raisons. Charmé par l’heureuse perspective qui s’annonçait, j’avais relevé sa main jusqu’à mes lèvres pour la baiser, puis, comme un trophée, je l’avais maintenue serrée, tout contre moi, de peur qu’elle s’échappe. Aussitôt, son sourire m’en avait dit long. Conforté, je lui avais susurré des mots doux, me rapprochant de sa bouche, certain que mon initiative serait couronnée de succès. Je n’avais pas pu résister à l’élan prodigieux qui m’avait animé, tandis que la voisine d’Andie avait applaudi avec discrétion.

Après être ressortie du grand amphi, Andie était restée silencieuse avant de me suggérer de la raccompagner jusqu’à son domicile situé rue Bonaparte, près de la place Saint-Sulpice. Elle avait considéré qu’un garde du corps lui serait nécessaire pour parcourir les quelques centaines de mètres la séparant de son immeuble, et c’est face à la porte-cochère qu’elle me proposa de me faire découvrir l’appartement que sa mère lui avait laissé en prêt, le temps de ses études. Une chose en entraînant une autre, c’est en visitant sa chambre que, fermant les yeux, elle me vola un baiser, puis un second plus langoureux qui avait duré une éternité. C’est au petit matin, à mon réveil, que j’avais vu Andie bien calée contre son oreiller, les bras entourant ses jambes, le menton posé sur les genoux pour fixer, méditative, une légère tache rouge qui s’étalait devant ses pieds. À ma grande stupéfaction, j’avais défloré une jeune fille que j’avais crue femme depuis sa longue relation avec Gontran, un camarade de promotion.

Cette entrée en matière avait précédé douze années d’intense bonheur. Après Polytechnique, Andie avait rejoint l’école des Ponts et Chaussées avant d’entreprendre une carrière professionnelle dans un groupe pétrolier. Son activité fut si prenante que nous n’avions évoqué mariage et progéniture que tout récemment, l’année dernière précisément, le jour même de mon anniversaire qui coïncidait avec celui du début de notre liaison. Ce qui faisait un an exactement.

Notre projet fut mis à mal, car une semaine plus tard, le 28 juin, le père d’Andie succomba à une crise cardiaque. Ce trépas me perturba beaucoup, ayant profondément apprécié cet homme exerçant à la NASA. C’est lui qui fut à l’origine de la discipline qui rythme actuellement mon existence. J’avais accompagné Andie au Texas pour assister à l’inhumation de son cher papa. Fort affectée par ce décès, elle avait dû rester auprès de sa famille. Durant cette période, elle m’avait téléphoné dans le but de m’informer que sa maman venait d’être hospitalisée pour une hémiplégie, ce qui repoussait son retour à une date incertaine. Au bout d’un mois, elle rentra à Paris, sans s’y attarder puisqu’elle profita de son court séjour pour reprendre contact avec le groupe qui l’employait, envisageant même de regagner les États-Unis dans l’intention de s’occuper de sa mère à plus long terme. Ce n’est qu’une semaine plus tard que j’appris qu’Andie avait été recrutée dans une filiale, située à Houston, le Conseil d’Administration lui ayant offert un poste d’adjoint au chief executive officer, l’équivalent du directeur général en France. Affligé, je lui avais passé un coup de fil afin de lui déclarer tout l’amour que j’éprouvais pour elle. Malheureusement, elle était demeurée ferme sur sa position et m’avait juré, les larmes aux yeux, que ç’avait été l’une des décisions les plus difficiles à prendre de toute son existence. Elle m’avait assuré qu’elle reviendrait un jour à Paris, ayant conservé l’appartement de la rue Bonaparte, désormais mis en gestion dans une agence immobilière.

Depuis ce départ, j’ignorais ce que me réserverait l’avenir, me demandant si Andie reconsidérerait son destin à mille lieues de Paris. Un indice m’autorisait à le penser : le trois pièces ne serait pas proposé à la vente tant que sa mère vivrait. J’avais envisagé de la rejoindre pour les fêtes de fin d’année. Le cœur gros, en raison de multiples imprévus familiaux, j’avais été obligé d’écarter, encore une fois, mon voyage pour le Texas. Depuis, nous nous appelions régulièrement pour nous enquérir de nos nouvelles, mais je crains que c'est l’éloignement qui fut la raison principale de notre séparation définitive.

[1] Max Planck fut l’un des fondateurs de la mécanique quantique.

[2] Les fentes de Young ; une expérience où l’on fait interférer deux faisceaux de lumière issus d’une même source, en les faisant passer par deux petits trous percés dans un plan opaque. Le résultat démontre la dualité onde-corpuscule.

[3] Le chat de Schrödinger est une expérience de pensée imaginée en 1935 par le physicien Erwin Schrödinger.

[4] Le Bois Sacré de Puvis de Chavannes, la plus célèbre toile de la Sorbonne, évoque les symboles vivants des Lettres, des Sciences et des Arts.

[5] Le bal de l’X est une soirée organisée au printemps de chaque année à l’Opéra de Paris par l’Association des anciens élèves et diplômés de l’École polytechnique.

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