CHAPITRE 5 - Une visite inattendue

22 minutes de lecture

Vendredi 21 juin 2013
14 h 30, la Sorbonne, Paris 5e arrondissement


Je deviens nerveux, tandis que je consulte à nouveau ma montre. Je sors alors de mes méditations pour me lever et m’orienter vers l’estrade, apercevant aussitôt Paul qui s’est introduit en toute discrétion au sein de l’amphi. C’est un visage soucieux que je visualise et c’est à l’instant où il me repère que je le vois arriver à grandes enjambées dans ma direction.

— Ah ! Te voilà, Paul ! J’appréhende… ce que tu vas m’annoncer. C’est Corinne qui m’a appris pour Astrid. Tu m’avais déjà paru anxieux à la machine à café.

— Oui, je suis excessivement inquiet en ce qui concerne Astrid ! J’espérais recevoir des résultats médicaux hier soir. En fin de matinée, j’ai été averti par son médecin qu’elle présente de sérieux problèmes de santé… et les conclusions sont peu encourageantes… Je ne pourrais pas t’en révéler plus pour l’instant… je te prie de me pardonner, Olivier, même si Astrid fut ta meilleure copine, je préfère demeurer certain de ce que je serais capable de t’assurer !

Visiblement, Paul ne désire pas m’en dire plus, mais le peu qu’il m’en balance suffit à m’émouvoir. Je dois avouer que je témoigne encore, pour mon ancienne camarade de classe, d’un profond attachement qui s’était, hélas, étiolé par le passé à cause d’une vieille histoire vaudevillesque qu’on avait choisi d’oublier. Me conformant à la volonté de Paul, j’ébauche avec lui une nouvelle discussion, lorsque Harold Manessier, président de la fondation Manessier, se fait annoncer, grimpe sur l’estrade et se presse dans notre direction afin de nous congratuler pour nos récentes publications. Sa brièveté ne m’étonne guère puisqu’il se déplace aussitôt vers chacune de nos tables respectives pour tester les microphones. Paul en profite pour me demander de nous positionner à l’écart. Après nous être isolés sur le côté, il me confie son souhait de me voir séjourner quelques jours dans sa villa d’Aix-en-Provence durant le mois d’août. Cette invitation surprise aurait pour but de me rabibocher avec Astrid et de lui apporter tout le réconfort dont elle pourrait avoir besoin en cette période difficile. Je bois ses paroles, compatissant de tout mon être aux tracas de ce couple, mais, à l’évocation d’Astrid, un autre visage s’incruste d’emblée dans mon esprit, ce qui me rend immédiatement soucieux. Cet état soudain n’est ni dans mon tempérament ni dans mon habitude. Songeur, je n’écoute même plus mon interlocuteur qui, s’apercevant de ma surexcitation naissante, me quitte sous prétexte de vouloir converser avec monsieur Manessier. Ne m’en laissant pas conter, je subodore qu’il souhaite lui abandonner les fascicules qui doivent peser lourd dans sa mallette.

Perdu dans mes pensées, je m’installe à la place qui m’est attribuée où je déchiffre mon nom en gros caractères sur un chevalet : « Olivier Prevel — astrophysicien — observatoire de Paris-Meudon ». Sur ma droite, je constate que je voisine avec Paul. Jetant un regard sur à ma gauche, je suis grandement satisfait de la présence d’Irène Jolibois, mon homologue du laboratoire de Marseille. À ses côtés, Barthélemy Barrat, et à l’autre bout Gabriel Lopez. Nous serons donc cinq et pas six à participer à raison de quarante minutes environ par intervention, en comptant la prise de parole du président Manessier, ce qui va m’amener à terminer mon exposé vers dix-huit heures trente à peine. Le rendez-vous étant fixé à dix-neuf heures, trente minutes devraient me suffire pour rejoindre Isabelle au palais d’Orsay.

Je m’efforce de me ressaisir sans y parvenir, tant le visage de celle qui m’a interpellé la veille tourne en boucle dans mon cerveau. Mon cœur repart de plus belle et il n’y a vraiment pas de quoi, car je n’ignore plus que je vais devoir servir d’alibi et de garde du corps pour satisfaire une demoiselle aux idées farfelues. En y réfléchissant davantage, je ne comprends pas l’intégralité de la démarche d’Isabelle qui a quand même eu l’audace de me téléphoner hier soir et fort tard. Pourquoi cette réapparition soudaine ? A-t-elle tiré un trait sur le profond malaise qui subsistait entre nous depuis que j’ai entrepris de lui baiser les lèvres pour la première fois ?

Au bout du compte, cette date du 21 juin me poursuit. C’était le jour où ma mère m’avait mis au monde. C’était aussi un 21 juin que Caroline, une camarade de mon âge, avait osé poser sa bouche sur la mienne en guise de cadeau d’anniversaire pour mes 16 ans. C’est encore à cette date que j’avais échangé le statut de puceau pour celui d’adulte, expérimentant le majestueux lit à baldaquin d’Aurore de Lestandart pour célébrer mes 18 piges. Trois ans plus tard, également un 21 juin, j’avais amorcé une vie de couple avec Andie. Que me réserveraient ces dernières vingt-quatre heures qui n’étaient même pas achevées ?

Selon ma folle théorie, je devrais terminer la journée d’une étrange manière. Pour le physicien que je suis, un raisonnement comme celui-là ne tient pas. Dois-je admettre la présence d’un ange gardien qui, à mes côtés, conserve un agenda pour gérer mes rendez-vous sentimentaux ? Un scientifique peut-il croire à de pareilles fadaises ? Je suis énervé, tandis que je tapote mon stylo sur un bloc-notes pour essayer de canaliser les questions qui me poursuivent sur les coïncidences exagérées. Je récuse un tel concept ; Isabelle a croisé ma route le 31 mai, un vendredi, ce qui détermine un intervalle de trois semaines de décalage entre cette date et celle du 21 juin. Cette conjonction fortuite s’est produite par hasard, uniquement par le hasard et rien d’autre. Nous avions pu nous retrouver le vendredi 7 et samedi 8 juin, en raison d’un certain empressement de ma part pour conquérir ce cœur à prendre. Après lui avoir offert le restaurant, nous nous étions contentés d’aller au cinéma et faute d’un malentendu durant la projection, nous ne nous étions plus revus.

C’est pourtant grâce à un destin favorable que j’avais rencontré cette créature au visage de madone dans le bus 38 qui m’emmenait au Châtelet. C’est à la station Luxembourg qu’elle y était montée, arpentant l’étroit couloir pour s’acheminer à l’arrière. J’avais été alors frappé par son extraordinaire beauté. Dès qu’elle s’était assise face à moi, mon cœur avait bondi sous le coup de l’émotion. Ce moment était resté gravé dans ma mémoire. Tout de cette femme m’avait ensorcelé : ses yeux bleus en amande, son petit nez retroussé, son sourire angélique, son doux minois ovale surmonté d’une chevelure châtaine coiffée en chignon, son parfum envoûtant, son collier de perles entourant son cou gracile, le grain fin de sa peau, ses mains manucurées. Cependant, sa manière de se vêtir reflétait une élégance classique qui n’allait aucunement avec sa splendeur sans pareille. C’est à la station Châtelet que le hasard, la chance ou un miracle était intervenu ; la ravissante inconnue avait quitté son siège pour se diriger vers les portes pneumatiques. M’arrêtant à la même station, en galant homme, je lui avais accordé la priorité. Tout sourire, elle était descendue, avait amorcé quelques pas sur le trottoir avant de pivoter pour me dévisager. Un interminable regard s’était alors ensuivi. Stupéfait, bafouillant, je l’avais complimentée pour son charme, éloge qui m’avait permis d’enchaîner une discussion plaisante.

Après qu’elle m’eut révélé son prénom (et moi le mien), je lui avais suggéré d’aller nous asseoir à la terrasse de la brasserie la plus proche. C’est avec ébahissement que cette sublime créature avait accepté ma demande. Cet ange de beauté s’appelait Isabelle Tuttavilla, portait un patronyme à consonance italienne, enseignait le français au lycée Janson de Sailly, aimait les expositions, les peintures, les week-ends prolongés, les balades équestres, adorait la crème chantilly, avait pratiqué la danse classique et le judo avant de se fasciner pour l’aïkido (elle était troisième dan). Cerise sur le gâteau, elle était célibataire. Très vite, je m’étais rendu compte que cette demoiselle Isabelle, c’est ainsi que je la désignais désormais, accusait un faux air de ressemblance avec Andie dont la physionomie m’avait fait songer à celle d’Aurore. Décontenancé par cette première rencontre, j’avais pu mettre en parallèle les quelques points de similitudes physiques entre ces trois femmes, ce qui m’avait permis de concevoir qu’un fil rouge animait ma dynamique affective.

C’est une semaine plus tard, le vendredi 7 juin, que j’avais repris contact avec elle pour l’inviter dans un restaurant de la rue Mouffetard. Puis, le lendemain, je l’avais emmenée dans une pizzeria sur les Champs-Élysées. Ce même soir, j’avais poursuivi cette douce félicité dans un cinéma dans lequel se jouait le tout dernier James Bond. Quel regret après que j’eus essayé de l’embrasser dès la première occasion ! Dans un silence comparable à celui d’un monastère, Isabelle m’avait alors reconduit jusqu’à la place de la Concorde. Risquant le tout pour le tout, je lui avais proposé de la raccompagner chez elle, ce qu’elle avait catégoriquement refusé. Désorienté, j’avais remonté la rue Royale, puis le boulevard Malesherbes pour rejoindre au plus vite mon domicile.

Paul m’interpelle :

— À quoi réfléchis-tu, Olivier ?

— Ah ! Paul, tu es revenu… Quelle heure est-il ? demandé-je en regardant ma montre : 14 : 40… Déjà !

— Oui, le temps passe vite, beaucoup trop vite. Depuis que je t’ai quitté, il y a quelques instants, je me suis permis de t’épier… Visiblement, tu ne parais pas dans ton assiette. J’espère que ce n’est pas à cause de ce que je viens de te révéler ! Je ne voulais pas t’alarmer… Je te trouve tellement songeur en ce moment…

— Non, même si cela me peine énormément, ce n’est pas à cause des nouvelles inquiétantes que tu viens de me rapporter. Tu vois, j’étais en train de rêvasser du bon vieux temps lorsque nous partagions de bonnes doses de fous rires au lycée Carnot, avec toi Astrid, Emmanuel Laplace, François Combadieu et tous les autres camarades.

— Moi aussi, j’aime me souvenir de tout ce temps-là. Tu sais, je pense parfois à ta mère lorsque, le mercredi, je rappliquais chez toi pour que tu puisses m’aider à finir mes devoirs… Et tous les mercredis, c’était l’occasion pour ton…

— … mon oncle Alexandre de ramener les brebis égarées dans le droit chemin. Tu en as fait souvent les frais…

— Ah, mon Dieu, ton oncle Alexandre ! Quelle plaie ! Cela ne m’étonne pas qu’il soit devenu évêque ! Il était vraiment comme ta mère, plein de principes qu’il aurait pu énumérer avec son chapelet…

— Je t’arrête ! Il n’est qu’évêque coadjuteur… de Chartres…

— Qu’est-ce que cela signifie ? Rappelle-moi !

— Qu’il sera le prochain dignitaire religieux de cette ville lorsque l’actuel cassera sa pipe ! Au fait, te remémores-tu le magazine un peu osé que tu avais laissé dans ma chambre ? Tu avais forcément anticipé ton coup pour que l’on me punisse ! Avoue !

— Ah oui… Vieille histoire… C’était le magazine Lui qu’on m’avait filé pour toi. Tu souhaitais y lire un article relatif au télescope spatial Hubble que l’on venait de lancer dans l’espace. Je me souviens que ta mère t’avait vertement réprimandé et que ton père m’avait passé à la question comme au temps de l’inquisition… il voulait connaître l’adresse de mes parents pour régler ce problème difficile à supporter pour ton oncle qui ne comprenait pas qu’on puisse s’extasier devant de telles revues… ce qui n’était pas le propos finalement…

— Ah ça… Tu n’ignorais pas que les sujets liés à la décence constituaient les principes fondamentaux de Mère et de mon oncle. Ils s’appellent Romé, je te le signale.

— Avec leur pudeur maladive, je me demande comment tu as pu voir le jour.

— Je crois que monsieur Manessier désire que tu te mettes en piste. Assieds-toi à ta place et prépare-toi, terminé-je. 

Paul possédait un avantage, celui d’avoir eu le privilège d’approcher chaque membre de ma famille. Avec lui, je pouvais me souvenir de certains moments épiques de mon enfance ou de mon adolescence. Ainsi, grâce à une discussion poussée avec lui, invoquant Freud, j’avais pu élucider le licenciement de Coralie, ma première gouvernante. J’étais beaucoup trop jeune pour réaliser ce qui se manigançait dans mon entourage. En revanche, j’avais fort bien interprété la raison du renvoi de la seconde, Carine, que j’avais entraperçue en train de se réajuster dans les toilettes dont la serrure avait été mal verrouillée. C’est mon oncle Alexandre qui, encore une fois, s’était occupé de cette sale besogne. Tous ces faits et gestes ont constitué un étrange paradoxe dans la construction de ma personnalité. Issu d’un milieu austère et catholique, je ne pouvais le cacher, la pudeur corporelle demeurait la grande affaire des Romé. D’abord de Mère, prénom Jeanne d’Arc comme il se doit, lointaine descendante d’un frère d’Isabeau de Vouthon dite Romé, mère de la Pucelle d’Orléans, et de mon oncle Alexandre Romé, évêque coadjuteur du diocèse de Chartres, lequel attendait son heure de gloire pour remplacer l’actuel représentant du Pape. Je me souviens qu’au cours d’un déjeuner, l’oncle Alexandre était revenu à la charge sur les dangers du monde moderne. S’inquiétant de l’impact du petit écran sur les jeunes âmes, il s’offusquait de tout et de rien, surtout de ce qu’il pouvait apercevoir sur les chaînes publiques : les femmes en bikini sur les plages le consternaient ; les shorts portés dans la rue le contrariaient ; les décolletés à la télévision le crispaient, et c’était continuellement ainsi. Quoiqu’il fût prêtre à cette époque, la qualité de ses fréquentations lui avait concédé une certaine dignité : n’avait-il pas été désigné chancelier de l’évêché de Versailles ? Cette fonction lui avait permis de se rendre aussi souvent que le besoin s’en était fait sentir au Saint-Siège. Dans ces conditions, comment mes parents auraient-ils pu refuser d’accueillir un membre de la famille qui entretenait des relations avec le deux cent soixante-cinquième successeur de l’apôtre Pierre ? Cette distinction ne conférait-elle pas une indéniable aura à la dynastie Romé, se glorifiait ma mère ? Il faut spécifier que je me souvenais parfaitement de cette période héroïque. Même si j’appréciais mon oncle, il avait pu m’arriver de me moquer gentiment de lui en imitant ses manières, agrémentées de quelques variantes. Chaque dimanche, assis en plein milieu du canapé, il convoquait la maisonnée pour assister à la messe télévisée, retransmise dans le petit salon. Pour ma part, bien installé dans un large fauteuil Voltaire qui me servait de refuge, je pouvais l’entendre tempêter, fulminer, s’emporter, contre l’un, contre l’autre, puis contre des paroissiennes qui portaient des tenues vestimentaires inadéquates. Dès la célébration religieuse terminée, Père et Mère repartaient en hâte dans la cuisine pour épauler Valentine, notre bonne de l’époque, qui se battait avec les casseroles pour achever la préparation du repas dominical. Quant à moi, je me maintenais dans mon fortin improvisé afin de me trouver aux premières loges pour jouir du spectacle qui serait joué par mon oncle Alexandre au moment des annonces publicitaires. Diffusées en boucle, notamment lors des fêtes de la Saint-Valentin, ces séquences me laissaient entrevoir une différente facette de mon proche parent qui explosait de rage dès qu’une jeune femme apparaissait presque dénudée, vantant la fragrance d’un parfum.

C’est peu après mes 14 ans que j’avais compris que le frère de ma mère prenait une place considérable dans mon existence en essayant de me formater le cerveau. Un instant, j’avais soupçonné que mon oncle avait un dessein caché, celui que je devienne prêtre à mon tour. Mais cette question, si importante à son esprit, devrait se présenter plus tard si Dieu le désirait, avait-il affirmé. Dans mon for intérieur, je n’avais jamais imaginé qu’il fût dans mon tempérament de rejoindre cette dignité même si je croyais à la présence d’une entité supérieurement intelligente qui aurait pour nom Dieu ou plutôt celui de Grand Architecte ou encore celui de conscience quantique d’après une théorie qui avait été posée dans les années 1960 par des physiciens de renom, dont Roger Penrose. Mais pour quelle raison, mon cher oncle, avait-il considéré qu’il était de son devoir de prendre en charge ma foi religieuse ? Il pouvait se fourrer le doigt dans l’œil, mon oncle. D’abord, pour quel motif, devait-il me rabâcher sans cesse ses discours sur les sujets de morale et sur celui de la pudeur, en particulier ? Cette question, si essentielle à ses yeux, s’opposait à mes principes depuis que j’avais suivi les cours d’éducation sexuelle enseignés en classe de troisième. Les débats qui en avaient découlé entre collégiens m’avaient permis de réaliser que mon oncle poussait le bouchon un peu trop loin. C’est à cette époque que j’avais pu entamer ma propre révolution en me livrant à Astrid, la seule camarade en qui j’avais confiance. Un soir, j’avais pu m’étendre avec elle sur toutes ces interrogations concernant les rapports entre les garçons et les filles. C’est ainsi qu’au fil des jours, puis au fil des semaines, Astrid était devenue ma meilleure amie. Par la suite, mes apparitions de plus en plus tardives dans le cocon familial n’étaient pas restées inaperçues. Ma mère, se doutant qu’il y avait anguille sous roche, entreprit de démarrer son enquête policière jusqu’à me pister et découvrir le pot aux roses. J’avais pu ressentir sa profonde déception lorsqu’elle m’avait surpris avec cette jeune fille beaucoup trop délurée avec ses jupes bien trop courtes, d’après ses dires. Ne m’en laissant pas conter, tout en étant révolté au plus haut point, j’avais défendu ma camarade avec rage, estimant qu’Astrid n’était en rien vulgaire, bien au contraire. Cet épisode allait occasionner des conséquences désastreuses sur ma vie affective.

En classe de seconde, j’avais franchi une nouvelle étape, décisive pour mon propre épanouissement. Tout d’abord, la jacquerie amorcée en troisième ne ressemblerait à aucune autre. Il s’agirait, en premier lieu, de soigner le jouvenceau vertueux traînant dans son sillage une âme en peine depuis que j’avais été repéré avec Astrid l’année précédente. J’en étais resté persuadé, je devrais batailler en conséquence, ayant certes pris conscience que le combat pourrait durer longtemps et que la récompense valait son pesant d’or, au bout du chemin. Si Astrid s’était engagée pour m’aider à construire une sexualité normale en rapport avec mon adolescence, elle n’ignorait pas l’épineux problème, ayant perçu la personnalité complexe de ma mère et surtout celle de mon oncle Alexandre. Ce point avait revêtu une réelle importance à ses yeux puisque, du jour au lendemain, Astrid avait soudainement adhéré aux idéologies rétrogrades d’Alexandre Romé, ce prêtre prédicateur qui était parvenu à imposer son image au cours des journaux télévisés. C’est avec une certaine retenue qu’Astrid m’avait averti qu’elle aspirait à conserver sa virginité jusqu’à son mariage. Si je portais une tendre affection pour cette amie en silence, il était hors de question que je patiente au purgatoire durant des années avant d’envisager le bonheur entre ses bras. Une envie de tuer mon oncle m’avait alors parcouru, tant mon espoir s’était transformé en désespoir.

Il n’empêche que dans mon imagination débridée d’ado frondeur, venant tout juste de souffler ses 16 bougies, j’escomptais toujours étrenner le printemps de l’amour autrement qu’en théorie. N’ayant pu compter sur Astrid qui s’obligeait à préserver son petit capital jusqu’au jour de ses épousailles, il me fallait changer de stratégie pour concrétiser l’idée fixe qui me paraissait essentielle. Un mois après, c’est dans les allées du parc Monceau que j’avais repéré une jolie demoiselle qui avait presque mon âge. Après l’avoir rencontrée plusieurs fois dans ce parc, je m’étais enhardi, au point de m’asseoir auprès d’elle pour engager la conversation. C’est sur un banc proche de la rotonde que j’avais appris qu’elle se prénommait Vanessa, qu’elle n’avait pas tout à fait 20 ans et qu’elle avait entamé des études d’infirmière à l’hôpital Bichat. Fin août, j’avais pu lui faire concevoir qu’elle correspondait en tout point à mon idéal féminin, considération qu’elle avait grandement appréciée.

C’est lors de ma rentrée en première que j’avais eu le plaisir de la croiser au sein même du lycée Carnot où elle accomplissait un stage de dix semaines en qualité d’infirmière. Aussitôt, j’avais pu entretenir des liens privilégiés jusqu’au terme de son séjour, à part les tout derniers jours où mon élan vers Vanessa s’était transposé en une sombre histoire bien vite retombée dans les limbes, le projet charnel ayant été interrompu à mon immense regret et en raison de ma honte qui fut sans commune mesure. En janvier, après le scandale, j’avais tenté de lui restituer son encyclopédie prêtée au milieu de son stage. Après avoir langui à plusieurs reprises face à la rotonde de Chartres, principale entrée du parc Monceau, puis après avoir arpenté maintes fois la rue de Prony où elle demeurait, après avoir eu le culot d’enquêter devant l’hôpital Bichat où elle effectuait ses études, j’avais dû me résigner à l’évidence ; Vanessa avait totalement disparu de la circulation.

Cet épisode malheureux ayant laissé de profondes traces dans ma construction affective et psychologique, il m’avait fallu du temps pour exorciser cette amère déception en sombrant dans les bras d’Aurore, une comtesse fortunée de 25 ans à peine, qui avait saisi l’opportunité de me révéler les saveurs de l’amour pour la toute première fois. Si ma pudeur naturelle en fut fragilisée, ce fut pour la bonne cause, car Mademoiselle (c’est ainsi que ses gens la désignaient lorsqu’elle avait besoin de leurs services) était parvenue à effacer la cruelle désillusion que j’avais subie avec Vanessa. C’est ainsi qu’Aurore était devenue ma maîtresse, à l’insu de mes parents, lesquels avaient entretenu une longue et fidèle amitié avec sa très proche famille. Notre liaison n’avait duré que deux ans jusqu’au jour où un malentendu regrettable concernant ma camarade Astrid nous avait définitivement séparés. Un an plus tard, je m’étais épris d’Andie.

Je m’arrache à ces réminiscences encore vivaces pour réintégrer l’amphithéâtre où je regarde Harold Manessier qui est en train d’extraire son épais dossier de sa sacoche. Paul, à côté de moi, feuillette une dernière fois ses notes. Patientant devant mon agenda, je ressens que mon esprit vagabonde vers d’autres sphères, ne pouvant m’empêcher de penser au rendez-vous fixé par Isabelle qui, n’ayant pas souhaité m’en dévoiler davantage, doit me réserver une surprise.

Les minutes trottent imperturbablement. Presque quinze heures. Je sais que je devrais prendre part aux échanges vers dix-sept heures quarante pour clôturer ce séminaire. Il n’est pas question que je m’attarde lorsque l’on me proposera de partager une coupe de champagne ou autre chose en compagnie de mes collègues. J’observe les différents arrivants. L’auditoire est fort nombreux, et autant dans les gradins qu’au deuxième étage. Il subsiste quelques places isolées dans les toutes premières rangées. Je dévisage le président Manessier qui vérifie sa montre avant d’entamer son discours de bienvenue. Ce présent s’égrenant me bouleverse considérablement et ma nervosité commence à s’accentuer tandis que mes pensées reviennent sans cesse à l’image d’Isabelle. Je suis en train de me poser mille interrogations à son sujet. Qu’allait me réserver l’avenir ? Pourrions-nous ébaucher une nouvelle page en toute sérénité ? Découvrirais-je enfin l’intimité de son appartement que son architecte de père lui avait laissé ? En cet instant, mon désir était de pouvoir dérégler le temps pour caresser mon espoir insensé : Isabelle me rendait fou, complètement fou, depuis son appel d’hier soir.

Un gobelet dans la main, Irène Jolibois vient d’effectuer son entrée et s’assied près de moi, carrément enchantée par ces retrouvailles. Quelques secondes après, Gabriel Lopez et Barthélemy Barrat pénètrent dans l’amphi à leur tour, sirotant chacun un café serré. Mon stress augmentant, j’essaie d’occulter l’image d’Isabelle pour l’effacer, tâchant de retourner à ma préoccupation principale, celle de ma présence en ce lieu : la veille encore, j’avais défini avec le président Manessier et Paul la cohérence et l’enchaînement de notre exposé. Mon adjoint traiterait de l’expansion de l’univers et des trous noirs, tandis que je présenterais le roman de la physique quantique depuis Planck jusqu’à la nouvelle théorie de la gravité décrite en 2010 par Stephen Hawking[1], tout en développant d’autres concepts originaux. Serons-nous à la hauteur des exigences de notre auditoire ? Voilà enfin Harold Manessier qui daigne s’approcher du pupitre pour déclarer l’ouverture de la séance.

Il est quinze heures précisément. Paul me fait un clin d’œil et me sourit, manifestement satisfait d’être assis à mes côtés. Je tente de recouvrer mes esprits, classant mes notes. Mon ami me touche alors l’épaule en douce, m’enjoignant de lorgner en direction de l’entrée de la galerie des Sciences.

Tournant mon regard vers l’endroit indiqué, je distingue une femme au charme raffiné, lunettes sombres, surgir avec grâce de l’escalier et s’élancer vers la toute première rangée où il reste deux places libres. Je me mords les lèvres, reconnaissant Isabelle que Paul n’avait jamais aperçue. Désespéré, je tourne la tête vers lui dont les pupilles se maintiennent résolument dilatées. Je suis maintenant mal à l’aise, très mal à l’aise, tandis que celle qui préoccupe tant mon âme se matérialise devant moi. Je réajuste ma cravate et baisse les yeux, les rouvrant à la dérobée. Pour quelle raison a-t-elle chaussé ces lunettes noires ? Pourquoi échanger son adorable chignon roulé en boule contre une coiffure sortie toute droite d’un studio de cinéma ? Je ne l’avais jamais vue ainsi, avec ses cheveux longs ondulés, lui conférant un air si désirable. Pourquoi avoir troqué le tailleur qu’elle portait habituellement, pour une tenue bien plus légère et de bonne facture ? Ne dirait-on pas qu’elle s’est habillée chez un prestigieux couturier de l’avenue Montaigne ? Voilà que l’auditoire semble l’inspecter sous toutes les coutures… Tu parles ! La fine veste stylisée, de couleur pourpre, qu’elle retire délicatement pour la plier avant de la poser sur son sac à bandoulière, vient de révéler son chemisier de satin blanc à peine entrouvert. Pourquoi choisir de s’exposer avec une jupe bleue aussi courte ? C’est pourtant avec une élégance rare qu’Isabelle s’installe, croisant ses jambes gainées d’une paire de bottes de sept lieues en peau de daim. Je m’oriente vers Paul qui, griffonnant quelques mots sur un bloc, paraît captivé par l’anatomie d’Isabelle.

Tandis que la séance continue, je réfléchis sur l’issue d’une situation très embarrassante. Je porte alors mon attention vers mon voisin qui me glisse discrètement une feuille de papier pliée en quatre. Les yeux grands ouverts et interrogateurs, je m’impose à deux fois la lecture de la missive : « Cette dame au premier rang, la reconnais-tu ? »

Consterné, je lui fais signe que non de la tête.

Deuxième message envoyé sous forme d’un SMS : « C’est le top-modèle Isabelle Bohon. On n’avait plus jamais entendu parler d’elle depuis au moins six ou sept ans. Elle s’était évanouie dans la nature ».

Tandis que le ciel me tombe dessus, je cherche à lui exprimer mon ignorance en lui renvoyant aussitôt cette question de manière verbale :

— Un top-modèle aussi célèbre que Gisele Bündchen ?

Trois phrases griffonnées à la hâte sur un bout de papier me permettent d’assimiler que la femme dont je suis amoureux a amorcé, à 17 ans, une carrière de mannequin vedette et qu’elle a rayonné en couverture de plusieurs magazines et autres tabloïds avant de disparaître de la vie publique. Comment ai-je pu négliger des informations si essentielles, moi qui savais qu’elle était troisième dan d’aïkido ?

Isabelle Bohon ? Elle s’appellerait donc ainsi ! Quel nom étrange ! Un pseudonyme ? Et Isabelle Tuttavilla ? C’est pourtant bien par ce nom qu’on la connaît au lycée Janson de Sailly !

Le président Manessier, sur le point de terminer sa communication sur la théorie des quanta, invite Paul qui, prenant la suite derrière le pupitre, ajuste son microphone avant de se focaliser sur le large tableau noir afin de mettre en place les éléments d’une démonstration. Mon Dieu ! Je n’avais jamais observé Paul si excité. Désire-t-il séduire la demoiselle présente devant lui au premier rang ?

Mon Dieu ! Ô, mon Dieu !

J’essaie de me maîtriser en scrutant Isabelle qui baisse ses lunettes pour me fixer de ses prunelles et m’illuminer de son sourire. J’ai, soudain, envie de la rejoindre afin de lui avouer tout l’amour que j’éprouve pour elle. Je veux que Paul cesse son petit numéro stupide. Ce compagnon de longue date, je dois m’en séparer, ne plus l’approcher, ni l’écouter, il ne pourra conserver mon amitié à partir de cet instant. Je suis prêt à tout, même à quitter cette conférence pour me promener sur les quais de la Seine avec la femme que j’idolâtre dans le silence de mon esprit. Mais puis-je l’envisager ?

Vous êtes bien trop pressé, Olivier, m’aurait-elle sermonné.

C’est au tour de Barthélemy Barrat de discourir sur un de ses thèmes favoris : les planètes habitables et leurs conditions de vie. Il réussit à captiver l’attention d’Isabelle qui rédige quelques annotations sur son calepin. Vint Irène Jolibois qui fascine le public sur l’univers profond et les multivers. Avant que je puisse prendre la parole, Gabriel Lopez nous tient en haleine sur l’histoire du temps. C’est au milieu de son argumentation qu’Isabelle ferme son bloc-notes et se redresse de son siège pour se diriger vers la sortie.

Je respire enfin avant de retrouver mes esprits. Jamais, je n’aurais pu développer correctement mon raisonnement en sa présence. Je me lève pour me poster devant le micro. Cependant, je dois reprendre confiance, oublier Isabelle, ainsi que Paul qui n’avait eu d’yeux que pour elle. Je pointe mon regard dans la direction de Lavoisier qui, lui seul, paraît intrigué par mon discours.

Dès ma prestation terminée, je consulte ma montre qui indique un léger dépassement de ma durée allouée. Pendant les applaudissements, une partie du public quitte les rangées pour se déverser dans les galeries. À cet instant précis, je remercie mes camarades, salue Paul chaleureusement et le congratule. Je le sens étonné par ce départ précipité, omettant de lui exposer l’incident désormais clos. Je le prie aussi d’embrasser Astrid affectueusement.

Parvenu dans la rue des Écoles, je respire l’air à pleins poumons. Je contemple la lune, tandis que je me dirige vers le quai des Grands Augustins.

[1] Stephen William Hawking ; cosmologiste d’origine britannique, est connu pour son ouvrage vendu dans le monde entier ; une brève histoire du temps.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 15 versions.

Vous aimez lire hervelaine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0