CHAPITRE 6 - L'inauguration

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Vendredi 21 juin 2013
18 h 59, musée d’Orsay, Paris 7e arrondissement


Après être descendu du bus 72, j’amorce aussitôt une marche rapide jusqu’au lieu du rendez-vous. Exténué, je parviens enfin devant le musée d’Orsay, demeurant étonné d’y repérer quelques véhicules, tous stationnés en épi sur le trottoir proche de l’esplanade, chacune, ou presque, affichant ostensiblement une cocarde tricolore sur le pare-brise.

Pourquoi toutes ces voitures aux vitres teintées et ces gardes du corps ? Mais où se cache-t-elle, Isabelle ? Derrière l’éléphant ?

Je commence à m’alarmer, car, après avoir effectué le tour de la sculpture représentant L’éléphant, je ne distingue pas Isabelle. En outre, il n’y a aucune file d’attente ni âme qui vive ou presque sur le parvis. N’y tenant plus, je me dirige vers un individu vêtu d’un costume sombre, équipé d’une oreillette, pour le questionner :

— Bonsoir ! Monsieur, veuillez me rassurer ! Que se passe-t-il donc ? J’ai rendez-vous ici pour visiter une exposition !

— Monsieur, bonsoir ! C’est une inauguration privée et organisée par le ministère de la Culture. Vous ne pouvez pas entrer, à moins d’y avoir été convié.

— Je n’ai rien en ma possession à vous soumettre, mais je suis effectivement invité pour un vernissage, mais cela m’étonnerait que ce soit pour une soirée où se remarquent des officiels. Je ne saurais quoi vous dire pour l’instant. Je dois attendre la personne qui… 

Je suis dépité. Quoi lui exprimer ?

Mais pourquoi Isabelle n’est-elle pas dans les parages ? Est-ce bien là le lieu du rendez-vous ?

Derrière moi, une main touche mon épaule et une voix m’interpelle.

— Monsieur Prevel ? Êtes-vous, monsieur Olivier Prevel ? 

Je me retourne et de bas en haut, je peux contempler une hôtesse, vêtue d’un tailleur bleu marine sur lequel je distingue un badge aux couleurs de la République.

— Bonsoir, monsieur ! Je vous demandais si vous étiez monsieur Prevel.

— Bonsoir, madame, oui, en effet, c’est bien moi !

— Je vous ai reconnu, grâce à votre costume que mademoiselle Tuttavilla a su si bien me décrire. Elle m’a chargée de vous prier de me suivre s’il vous plaît.

Ah ! Elle s’appellerait donc Tuttavilla et non Bohon ! m’étonné-je.

— Madame ! 

Je tente de l’interroger en marchant à grands pas derrière elle. Peine perdue, ma guide est déjà à l’intérieur du musée où elle me convie à franchir un portique de sécurité aménagé pour la circonstance. On me déleste de ma mallette qu’on range à l’accueil avant de me glisser dans la main un carton numéroté ; puis, une autre hôtesse m’épingle un badge au niveau de ma poitrine. Mon accompagnatrice revient dans ma direction pour me murmurer :

— Vous trouverez mademoiselle Tuttavilla au niveau médian. Prenez l’ascenseur sur votre droite, s’il vous plaît. Le bouton sur lequel vous devez appuyer est signalé ! Un agent vous orientera aussitôt !

Je m’y déplace avec appréhension, n’ayant pas l’habitude des manifestations officielles. Gagnant l’étage, je n’ai même pas à chercher l’endroit où je dois me rendre, car un homme vêtu d’un costume bleu marine et muni, lui également, d’une oreillette m’oblige à pénétrer dans le restaurant à la vue du macaron agrafé sur ma veste. Je suis impressionné par l’activité de chacun et par la magnificence de cette immense salle de réception ornée de fresques murales peintes du plancher au plafond. Un large auditoire s’est regroupé autour d’une estrade sur laquelle un orateur s’apprête à débiter un discours. Je le reconnais, c’est le ministre de la Culture en personne. Sa voix se fait aussitôt entendre tandis que j’esquive discrètement ce petit monde pour essayer de repérer mon cœur à prendre. C’est devant la tribune que je redécouvre son visage de madone. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle se tient à faible distance du représentant de la République. Et cette situation ne peut que m’inquiéter davantage, car cela m’oblige à me questionner plus précisément.

Que fais-je donc ici au sein d’un rassemblement officiel avec des politiques que je ne connais ni d’Adam ni d’Ève ? Que peut bien fabriquer en cet endroit mademoiselle Bohon… ou plutôt mademoiselle Tuttavilla dans une réception pareille ? Il va falloir qu’elle m’explique qui elle est !

Décidément, cette demoiselle se révèle surprenante, ce qui fait que je n’écoute plus le ministre, car je replonge dans mes pensées les plus profondes pour me souvenir d’Isabelle telle que je l’avais observée la toute première fois. Elle était alors bien différente avec ses cheveux coiffés en chignon et son tailleur. Au vu des circonstances actuelles, je pourrais aisément comparer cette jeune femme, parée de ses plus beaux atours, à Cendrillon. Cela lui va si bien !

Si vous pouviez savoir que vous me fascinez lorsque vous m’éblouissez, Isabelle ! Là, vous ressemblez à une authentique princesse, une princesse sexy, mais une princesse quand même. En réalité, vous n’avez même pas besoin de vous mettre en valeur comme vous l’avez si bien fait aujourd’hui. La première fois que je vous ai aperçue, je n’avais d’yeux que pour vous. De toute évidence, vous incarnez cette grâce qui, à coup sûr, attire le regard. Quand vous avez quitté le bus 38, j’étais derrière vous, le cœur chamboulé par votre seule présence. Vous vous êtes retournée vers moi pour me dévisager. À ce moment, je me suis senti vulnérable, véritablement vulnérable. J’ignore encore pourquoi, mais je vous ai alors complimentée et c’est ainsi que cette curieuse histoire a débuté. J’en suis ému et infiniment heureux de vous revoir en cet instant.

Dans le café de la place du Châtelet, j’ai beaucoup appris sur vous. Je me souviens que vous aviez abordé le fait qu’un peintre norvégien de renom vous avait demandé de poser nue pour lui, parce que vous personnifiiez la grâce même. Vous aviez alors essayé de décoder ma drôle de réaction. Sauf que je n’avais pas souhaité vous signifier la raison de mon étonnement, car ce serait trop compliqué à vous expliquer. Ainsi, vous deviez incarner Freyja, déesse de l’amour, de la beauté et de tout le reste. Mais vous m’aviez quand même rassuré en me certifiant que vous ne seriez pas représentée intégralement dévêtue, mais que votre corps serait drapé dans un long voile blanc débordant sur un char tiré par deux chats symbolisant la tendresse et l’amour maternel. Je vous avais conseillé de ne pas donner suite à cette idée. Nous avions entamé après l’histoire des arts graphiques à travers les âges. N’est-ce pas à cet instant que vous m’aviez proposé la visite d’un musée ? Je dois admettre que vous n’avez pas oublié cette promesse. Et me voilà présent ici à vous regarder en train de…

Sans daigner s’excuser, un grand gaillard me bouscule et me massacre les pieds, ce qui m’agace prodigieusement, n’ayant pas pu talonner ce sombre individu plein de morgue pour me rapprocher au plus près d’Isabelle.

Le temps passe, ce qui m’irrite davantage, d’autant que ce ministre n’en finit pas de discourir. Comment peut-on rester de marbre en face d’un conférencier qui n’aborde pas l’essentiel ? Je perds patience alors qu’Isabelle, positionnée à quelques pas devant moi, converse brièvement avec mon écraseur d’orteils. Vainement, je m’efforce d’avancer vers elle en contournant l’essaim qui s’est agglutiné autour de l’orateur qui ne parvient même pas à clôturer sa déclaration mielleuse. Encore quatre mètres : Isabelle est aux anges. Elle l’écoute, les mains jointes, et se retourne de temps en temps vers l’entrée du restaurant pour tenter de m’apercevoir. Elle ne me remarque pas, car le grand escogriffe lui cache la vue. Faisant fi d’un discours auquel je n’accroche pas, je ne quitte plus des yeux Isabelle.

Soudainement, la foule se met à applaudir tandis que le ministre descend de la tribune pour laisser la place au conservateur du musée.

— Mesdames, Messieurs, Monsieur le Ministre… Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs que je remercie vivement de leur présence. C’est avec une forte émotion que je vous invite à me suivre au rez-de-chaussée pour découvrir les quelques artistes scandinaves qui ont exercé une influence sur la peinture mythologique nordique à partir du dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours. 

Alors que l’auditoire se disperse, Isabelle me repère et vient à ma rencontre.

— Bonsoir, Isabelle ! Je suis très heureux de vous revoir, je n’espérais pas vous trouver à la Sorbonne… Dites-moi, ce fut un réel émerveillement de vous apercevoir dans l’amphi. C’était ça la surprise ? Mais pourriez-vous m’éclairer à propos de cette invitation parmi toutes ces personnalités ?

Elle n’a pas le temps de répliquer à ma question, car le ministre de la Culture, escorté d’un jeune conseiller (celui-là même qui m’avait marché sur les pieds), se dirige vers nous, embrassant celle qui m’accompagne.

— Bonsoir, Jean ! Tu étais bien occupé tout à l’heure. Je te présente un collègue d’une autre administration, Olivier Prevel, qui a la tête bien plus haute que les nuages. Il est astrophysicien. Je crois qu’il dépend de ton ministère, car il est détaché du CNRS[1]… il exerce son activité à l’Observatoire de Paris.

— Ah ! Olivier Prevel ? Votre nom me dit quelque chose !

— Certains de mes articles paraissent dans des revues scientifiques ; ce doit être pour cette raison, lui expliqué-je.

— Très bien ! conclut-il.

— Olivier, je ne vous fais pas connaître Jean Maillard ! Jean est mon parrain et un très vieil ami de mes parents. Je lui ai demandé de vous… de nous convier à ce vernissage sur les peintres de l’Europe du Nord. Olivier, c’est à Jean que vous devez d’être ici parmi nous.

Je salue le personnage et le remercie chaleureusement. S’adressant à nous, le regard interrogateur, le ministre nous soumet :

— Un lunch est prévu dans cette salle après la cérémonie d’inauguration, je dois immédiatement retrouver les ambassadeurs des pays qui ont souhaité participer à cette belle exposition. Je vous propose qu’on se revoie à l’issue de cette visite.

— Non merci, Jean ! Nous allons d’abord suivre le groupe avant de nous éclipser, car nous devons nous rendre dans un restaurant non loin d’ici. Olivier a réservé une table à l’hôtel de Poulpry et m’a gentiment invitée.

Je tombe littéralement des nues, estimant que cette demoiselle n’a pas froid aux yeux en déclarant au ministre que j’avais retenu une table au sein même de la Maison des Polytechniciens, dans l’ancien hôtel de Poulpry, endroit qui ne m’est pas du tout inconnu. Mais quelle idée a-t-elle en tête ? C’est donc ça la surprise ? Elle m’aurait fait venir ici, au musée d’Orsay, pour que je la convie au resto, et pas n’importe lequel. Le regard interdit, je la considère, pensif tandis que le ministre prend congé de nous, me saluant chaleureusement avant de rejoindre son conseiller qui patiente nerveusement, un peu plus loin, le sourire crispé.

Saisissant le bras d’Isabelle, je l’entraîne à l’écart pour la prier de justifier sa conduite.

— Isabelle, nous nous connaissons à peine… depuis trois semaines pour être précis, en prenant en compte les deux où vous avez disparu. À un moment, il faudra que vous me donniez le code de votre fonctionnement cérébral, car je parviens à en perdre mon latin avec vous.

— Bien entendu, Olivier ! Dirigeons-nous d’abord vers l’ascenseur et laissez-moi ensuite vous questionner : la mythologie nordique, ça vous dit quelque chose ?

— Un minimum ! répliqué-je. Mais là, vous êtes en train de noyer le poisson !

À la sortie du restaurant, nous croisons un homme à la barbe hirsute et à la chemise bariolée entrouverte qu’Isabelle embrasse.

— Ça tombe à point nommé. Tenez, Olivier ! Je vous présente Olaf Arbo, l’un des peintres présents ici, qui dévoile exceptionnellement ses œuvres pour cette manifestation.

— Enchanté de faire votre connaissance !

— J’en suis également ravi. Vous êtes le fameux Olivier ! Isabelle m’a beaucoup parlé de vous pendant les séances de pose… Vous adorez les films d’action, d’après elle…

— Films d’action ? Pas précisément ! Ah ! Vous devez évoquer le seul film que j’ai pu voir avec Isabelle ; le dernier James Bond. Je vous indiquerai que… 

Je n’ai même pas le temps de terminer ma phrase qu’Isabelle me tiraille énergiquement par la manche, puis par la main, me pressant de la suivre jusque dans l’ascenseur, en direction du rez-de-chaussée où se trouve l’exposition temporaire. Dommage pour moi, j’aurais tellement aimé approfondir la conversation avec ce jeune peintre à l’apparence hippie qui devait en connaître beaucoup sur Isabelle. Parvenue devant un cordon de séparation, elle m’agrippe par les doigts et m’impose de passer dessous pour démarrer la visite à contresens.

— Mais, Isabelle, pouvez-vous éclairer ma lanterne ? On se croirait dans un film à la James Bond. Je n’arrive pas à comprendre la raison pour laquelle on commence à l’opposé ! D’habitude, on…

— Je vous raconterai ! C’est à cause de Robert !

— Robert ? 

D’un pas rapide, nous remontons à contre-courant les allées encore désertes. Je suis contraint de marcher très vite à ses côtés (ce qui est un euphémisme ; en réalité, je trotte). Pour l’instant, Isabelle me sidère, car elle peut jeter des regards émerveillés à droite et à gauche, en me citant quelques-unes des œuvres représentées comme si elle était la conservatrice en chef de cette galerie. Je tente de lui poser quelques questions.

— Isabelle, j’apprécierais que…

— Rassurez-vous Olivier, je vais être obligée de me justifier, m’annonce-t-elle en ralentissant et en accentuant davantage son sourire. Je crois que vous ne serez pas déçu. 

— J’aimerais beaucoup…

L’oreille dressée, j’attends patiemment les explications de celle qui semble se jouer de moi.

— Avez-vous pu vous faire une idée du conseiller qui se collait auprès de Jean ? D’ailleurs, je ne vous l’ai même pas présenté.

— Ah le jeune loup qui tirait une langue comme ça ! Oui, Isabelle ! Je l’ai trouvé un peu bizarre, légèrement nerveux. Que dois-je conclure ?

— Il n’arrête pas de me courir derrière à chaque fois qu’il me voit. Il devient pénible ce Robert ! Maintenant, il fouine sur les réseaux sociaux pour détecter où je demeure.

— Ah ! c’était lui Robert ! Mon écraseur de pieds. Pourtant, vous aviez l’air de bien le connaître !

— Fatalement ! C’est Jean qui me l’avait présenté, il y a quelques mois au restaurant. J’ai même été obligée de déjeuner avec lui.

— Ah ! Vous êtes sortie avec lui !

— Ah non alors ! Bon ! Engageons la visite à partir de ce tableau pour éviter de tomber sur le groupe qui va forcément venir à notre rencontre, j’entends déjà leurs conversations. Il va me gâcher la soirée, ce Robert ! Revenons à nos moutons ! Donc, vous n’avez aucune connaissance dans le domaine de la peinture, m’aviez-vous répondu à la brasserie…

— Ce qui est exact !

— Et rien sur la mythologie nordique, m’avez-vous précisé, il y a deux minutes !

— Isabelle, j’ai bien écouté ce que vous m'avez expliqué à la terrasse du café du Châtelet. Longuement, vous m’avez parlé de dessins, d’œuvres picturales, mais aussi de votre projet de dévoiler votre anatomie à un artiste.

— Ah ! Eh bien, j’observe que vous n’avez pas oublié ce que je vous ai confié la première fois que l’on s’est rencontrés…

— J’ai une très bonne mémoire…

— J’avais eu l’impression de vous avoir choqué !

— Ce n’est pas cela. C’est le fait que vous soyez une enseignante. Imaginons que vos élèves tombent par hasard sur l’objet du délit.

— Délit ? Quel délit ? Cela n’a rien de répréhensible. Et de toute façon, cette toile ne sera pas publique. Elle a été réalisée pour un diamantaire qui en avait effectué la commande à Olaf, des années auparavant. Au fait, Olaf Arbo est un descendant du frère de Peter Nicolai Arbo[2], un peintre du dix-neuvième siècle… D’ailleurs, vous lui avez parlé, il y a quelques minutes…

— Ah ! Le Viking qu’on vient de croiser ! C’est lui ! Il expose lui aussi ! J’aurais dû m’en douter. C'est donc avec lui que avez posé !

— Oui ! Puisque vous souhaitez tout connaître, il présente ses œuvres à proximité des tableaux de son parent Peter Nicolai Arbo. Vous verrez quelques-uns de ses travaux. J’ignore moi-même lesquels… Je vous écoute à propos de la mythologie ? Que savez-vous donc ?

— Chère Isabelle, seulement ce qui a trait à la cosmogonie… Il fut important pour moi, dans le cadre de mon doctorat, d’appréhender la vision de l’univers qu’avaient les anciens. Cela fit partie de mon cursus universitaire. Mais depuis, je dois vous avouer que j’ai tout oublié.

— Alors, je suis certaine que vous allez vous remémorer votre cours sur la mythologie nordique ! Comme vous devez le savoir, on ne peut manquer de faire un parallèle avec la mythologie grecque. Sur votre droite, vous pouvez découvrir une peinture du suédois Nils Blommér[3] sur laquelle est personnifiée Freyja[4], déesse de la jeunesse, de l’amour et du désir, entourée de cupidons. Rien que ça ! Voyez-vous, son char est tiré par des chats. Elle est la reine des valkyries en recherche de son mari Ód[5]. Autour de son cou est exhibé un ruban ; c’est un collier magique, fait d’or et d’ambre, appelé Brisingamen[6], et il symbolise les constellations d’étoiles. Pourquoi ouvrez-vous les yeux ainsi, Olivier ?

— Pour rien, Isabelle !

Elle est intarissable dans ce domaine, Isabelle !

— Vous semblez étonné… Si j’en maîtrise autant sur ce sujet, je le dois en partie à mon grand-père qui possède des tas d’ouvrages chez lui. Lorsque j’étais petite, j’ai appris à lire avec les livres de sa bibliothèque, me passionnant d’abord pour les vikings, puis par Thor[7] , et enfin par tous les autres dieux et déesses. Aujourd’hui, je suis en mesure de répondre à toutes vos interrogations, si cela vous intéresse.

— Alors je vous écoute, concernant cette Freyja à qui vous avez prêté vos traits. Est-ce que je pourrais découvrir votre tableau pour que je puisse me faire un avis ?

— Je vous l’ai expliqué, il y a un instant… Vous êtes une vraie tête en l’air ! Cette toile n'est pas ici puisqu'elle n'est pas publique. Bon ! J’en reviens à cette déesse Freyja qui se confond avec Frigg, l’épouse d’Odin. La beauté de cette divinité était telle qu’elle eut de nombreux prétendants. On la dit sorcière, enseignant la magie aux dieux ? Elle-même pouvait se métamorphoser en faucon. Od se partageait avec Freyja, les héros tombés sur les champs de bataille : ceux d’Odin partaient festoyer au Walhalla, et ceux de Freyja disposaient de son palais Sessrumnir. Maintenant, approchez par ici ! Voici le tableau du peintre norvégien Peter Nicolai Arbo, rappelant la répartition des héros : La chasse sauvage d’Odin.

— Ce tableau est remarquablement fantastique et romantique ! m'exclamé-je.

— Nous sommes d’accord ! Pour celui-ci, les valkyries, conduites par Freyja, viennent choisir les guerriers morts au combat. Ils sont nus, parce qu’ils sont censés symboliser des esprits. En conséquence, ils sont représentés comme au moment de leur naissance. Cette toile est très poétique, Olivier. Je vous propose de nous asseoir en face pour l’admirer. Ce qui va être, pour moi, l’occasion de vous livrer ce que je ne révèle jamais, Olivier ; je songe de temps à autre à ce partage entre les dieux. Cette scène s’inscrit de plus en plus dans mon imagination. C’est culturel, j’en conviens : je deviens Freyja, et j’ose vous l’avouer, je crains qu’il s’agisse d’un rêve érotique. Mais gardez-le secret pour vous, car j’ai l’impression que vous ressemblez à mon héros, monsieur Prevel.

— Cela vous arrive-t-il de délirer souvent, mademoiselle Bohon ?

— À votre avis, cher monsieur ? Mais qui donc vous a divulgué mon pseudonyme ?

— C’est quelqu’un ! Mais pourquoi utilisez-vous ce vouvoiement parfois condescendant, chère Isabelle ?

— Vous avez vraiment envie de le savoir, monsieur Prevel ?

Soudain, ses prunelles rivées dans les miennes, je ne respire plus, tant Isabelle me fixe intensément. Bien malgré moi, je ne peux m’arracher de ce regard bleuté dans lequel étincelle l’expression de la sensualité. Je sens que sa main ne veut plus desserrer la mienne tandis que son visage se rapproche du mien. Ses yeux presque clos paraissent en attente du baiser qui la délivrerait d’un sommeil profond.

Devant tant de propension à aimer, mon cœur s’emballe. Je redécouvre mon âme d’adolescent, ne pouvant justifier l’élan prodigieux qui m’anime pour répondre à cet acte si confidentiel. Tout s’embrouille maintenant dans mon esprit. Une considérable émotion me submerge, tandis que ses lèvres s’accolent contre ma bouche. Nos langues s’effleurent pour s’escrimer par petites touches avant de s’enrouler l’une dans l’autre. Je m’abandonne tout en souhaitant que ce moment d’éternité ne s’éteigne jamais. Nos baisers longs et fougueux semblent nous redonner une existence nouvelle. La fièvre descendue, nous réalisons que nous sommes seuls sur terre. Je refuse de croire au miracle qui vient de s’accomplir. En cette divine minute, je me sens désarmé tant j’ai la certitude que la femme qui est devant moi symbolise le ferment de ma vie — l’Essentiel — la raison d’être de ma présence à la surface du monde.

Isabelle, à son tour, reprend ses esprits, m’affirmant percevoir des pas qui se dirigent vers nous. Sur l’instant, elle se lève pour m’inviter à repartir dans le sens opposé. Mes yeux s’écarquillent à l’instant où je remarque un magnifique tableau où figure une déesse, à moitié dénudée et assise sur un char tiré par deux chats bleus. Le personnage principal est revêtu d’une longue toge retombant en drapé sur l’une de ses cuisses. À mon insu, je fixe mon regard sur son visage, puis sur son sein, sa hanche, sa jambe et son pied chaussé d’une sandale avant de revenir sur la représentation peinte en majesté que j’ai le temps de scruter, quand soudain, Isabelle me saisit par le bras pour me conduire vers la sortie.

— C’est Freyja traînée sur son char par les chats Bygull[8] et Tregull[9], me souffle-t-elle. Ne restons pas ici !


[1] Centre national de la recherche scientifique, il est le plus grand organisme public français de recherche scientifique dans de nombreux domaines.

[2] Peter Nicolai Arbo (1831–1892), peintre norvégien, spécialisé sur des sujets historiques et la mythologie nordique.

[3] Nils Johan Olsson Blommér (1816–1853), peintre suédois appartenant au mouvement romantique.

[4] Freyja (qui se confond avec Frigg) est une déesse majeure dans la mythologie germanique et nordique. Elle représente le symbole de la féminité et de l’amour.

[5] Ód (qui se confond suivant les spécialistes avec Odin), époux de la déesse Freyja. Après leur mariage, Ód partit en voyage vers d’autres contrées. Les dieux le considérèrent comme mort. Freyja parcourut le monde à sa recherche.


[6] Thor est le dieu du Tonnerre.

[7] Brísingamen ou collier des Brísingar.

[8] Bygull (signifiant amour maternel).


[9] Tregull, (signifiant tendresse).

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