CHAPITRE 7 - Promenade vespérale

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Vendredi 21 juin 2013
19 h 47, esplanade des Invalides, Paris 7e arrondissement


Après m’être réapproprié ma mallette à l’accueil, je tente de rattraper Isabelle qui flâne à proximité du musée national de la Légion d’honneur. Je ralentis mon pas, car elle vient de s’arrêter pour s’adosser contre le piédestal de L’Éléphant pris au piège. La jambe levée à l’équerre et son sac à bandoulière déposé sur sa cuisse, elle a récupéré son bloc-notes pour y griffonner ses mémoires, semble-t-il. Je me tiens à l’écart pour ne pas la déranger et je me vois ravi de pouvoir admirer à ma guise ses mains habiles. Je me sens bien incapable de l’expliquer, mais la lecture attentive de ses mains, qui se terminent par de longs doigts fuselés, me révèle que cette jeune femme doit savoir jouer du piano. Afin d’en avoir le cœur net, je m’approche d’elle à pas de loup pour lui soumettre la question qui me taquine l’esprit depuis un moment.

— À chaque fois que j’observe vos mains, je remarque la manière, bien à vous, de saisir les objets… Je suis enclin à penser que vos doigts aiment se promener de temps en temps sur un clavier de piano, lui demandé-je le ton faussement naïf.

Cette observation la fait rire aux éclats. Mon invitée surprise tente de me répondre dans un premier temps, puis se ravise en me regardant l’air moqueur. Ses yeux malicieux et le silence qu’elle laisse en suspens me désarçonnent, puis elle prend le temps de répliquer :

— Une aussi belle phrase pour me sortir ça. Vous êtes vraiment super fort, Olivier ! Je soupçonne que pour avoir émis une telle hypothèse vous devez avoir appris à en jouer ! C’est quand même curieux, les gens, que je croise, m’interrogent souvent à ce sujet. Dois-je présumer que j’ai des mains de pianiste ?

— C’est l’extrême flexibilité et l’adresse de vos doigts qui le révèlent, Isabelle. J’ai moi-même découvert le piano, il y a bien des années, mais j’ai peu pratiqué. Avez-vous la chance d’en posséder un chez vous ?

— Oui et non, monsieur Prevel ! Oui, parce que j’en ai un à ma disposition, celui de ma mère, lequel a trouvé sa place chez moi ; et non, car il est désaccordé… et que je n’ai franchement pas le temps de le donner à réparer… Sinon, il m’arrive d’exécuter quelques gammes sur un vieux Daudé, lorsque je vais chez mon grand-père qui vit en Normandie. J’y…

— Ah ! Votre grand-père vit en Normandie ?

— Oui, mais heureusement que ce n’est pas très loin de Paris.

— Vous allez le voir fréquemment, votre parent ?

— Moins souvent, actuellement ! Lorsque je m’y rendais en voiture, il me fallait à peu près trois heures de route pour y aller, et en roulant de manière peinarde. J’ai dû la revendre l’année dernière, ma petite Opel Corsa. Depuis, je pars en Normandie avec une de mes meilleures amies et sa sœur… Mais ces escapades dépendent parfois de Ségolène, la dame de compagnie qui s’occupe de mon grand-père… Actuellement, je lui rends visite toutes les deux ou trois semaines environ.

— Il n’est donc pas bien portant, votre grand-père ?

— Vous pensez juste. Il nous inquiète beaucoup depuis peu… car il est sujet à des problèmes cardiaques… 90 ans, le mois prochain ! Le bel âge ! Il vit dans une ferme isolée à Bully[1]. Je dois…

— … Bull…

— … surtout prendre grand soin de lui, car il est veuf. C’est un malade préoccupant qu’il convient de surveiller avec son cœur qui pourrait lâcher à tout moment… Nous avons de la chance, Ségolène le couve en veillant sur lui en permanence… Olivier, vous êtes agaçant ! Vous me posez une question pour découvrir si je joue du piano. Ensuite, on dérive sur la Normandie. Difficile de vous dénouer le pourquoi du comment, dans ce cas-là…

— … Veuill…

— … maintenant, vous n’arrêtez plus de lever votre doigt pour tenter de m’interrompre. Depuis tout à l’heure, vous me paraissez perturbé. À présent, éclaircissez-moi un peu ? Pour quelle raison m’avez-vous embrassée dans le musée ? Qu’est-ce qui vous a pris ?

— … Mais c’est vous qui m’avez tendu vos lèvres, Isabelle ! Rappelez-vous ?

— Vous racontez ce qui vous arrange, monsieur Prevel ! D’abord, je n’avais pas prévu de vous bécoter le museau comme vous essayez de me le faire croire. Vous souhaitez que je précise ma pensée… sur le coup, je n’ai rien exprimé par surprise, mais franchement, je n’ai pas saisi ce qui vous arrivait…

— Mais vous avez incliné votre tête en vous rapprochant de moi et votre main est restée dans la mienne.

— Taratata… Taisez-vous ! Je cherchais à déterminer la nature des pas parvenant dans notre direction, car je songeais que Robert rappliquait vers nous. Je consens à admettre qu’admirant le tableau sur le côté, j’avais une attitude méditative, mais cela n’aurait pas dû prêter à confusion.

— À deux centimètres de ma bouche ? Ah ! Comment comptez-vous justifier que votre langue se soit perdue en route ? Elle s’est dit : « Tiens, entrons voir ! ». Puis elle s’abandonne dans une danse endiablée avec une inconnue avant de retrouver la sortie au bout de cinq minutes. Tout était normal, Isabelle, même vos yeux brillants… Mon Dieu ! Je n’en reviens pas de votre mauvaise foi. D’ailleurs, je me hasarde à vous l’avouer. Jamais je n’aurais osé vous embrasser et vous savez bien pourquoi !

— Vous lancez vraiment n’importe quoi pour vous sentir intéressant. À partir de maintenant, veuillez considérer que vous marchez sur des œufs. N’essayez jamais de recommencer. Sinon vous aurez affaire à moi. Je vous rappelle que j’excelle dans les arts martiaux et que je suis ceinture noire d’aïkido.

— Troisième dan, m’aviez-vous précisé. Et comme je suis curieux de nature, sachez que j’adorerais vous découvrir dans vos œuvres ! J’imagine que vous êtes une redoutable adversaire.

— Ne me sous-estimez pas, cher monsieur. Vous seriez surpris par le résultat… je vous signale que ça fait cinq minutes que nous discutons devant l’éléphant… ne pourrions-nous pas avancer un peu ? Il me semble que vous connaissez déjà l’itinéraire puisque vous savez où nous nous rendons ! Ce restaurant se situe bien dans la Maison des polytechniciens, n’est-ce pas ?

— Exact ! Un endroit que j’ai longtemps fréquenté. C’est à deux pas d’ici en passant par la rue de Lille, la première à gauche. Il faut compter trois à cinq minutes pour y aller. À présent, parlez-moi de ce Robert pour changer de sujet. Il paraît coriace le bonhomme !

— Ne rigolez pas, car il a failli se retrouver les quatre fers en l’air, celui-là ! Je plaisante, Olivier ! Mais pour votre gouverne, comprenez que je suis capable de vous planter sur le bord de mon chemin si jamais vous vouliez entreprendre quoi que ce soit. Maintenant, laissez-moi vous répondre ! Allons, n’affichez plus cette tête-là ! D’abord, que souhaitiez-vous me demander ? Je vous écoute !

— Chère Isabelle, primo : je dois vous exposer que c’est vous qui m’avez prié de vous accompagner à une inauguration, ce qui m’a beaucoup étonné, mais j’y reviendrai après. Secundo : il ne sera plus jamais question de vous embrasser. Tertio : vous avez évoqué un lieu qui m’a interpellé.

— Bully ? J’ai donné que le nom de Bully à propos de mon grand-père.

— Bon, reprenez sur votre grand-père, on reparlera plus tard de Bully !

— … Maintenant, je reste sur ma faim ! Expliquez-moi tout de suite ? interroge Isabelle.

— Non, non, continuez ! Ah oui, j’oubliais, et quarto : c’est la dernière chose que je vous affirmerai, un simple compliment ; vous êtes vraiment trop mignonne avec vos petites manières bourgeoises et vos mimiques clownesques. Mais quel sale caractère !

— C’est parce que vous ne me connaissez pas suffisamment. Si jamais vous essayez de m’embrasser encore, je…

— Vous vous enfuyez ?

— Oui, exactement ! Vous êtes avisé à présent. Où en étais-je ? Ah oui, le manoir de mon grand-père !

— Vous m’aviez annoncé que c’était une ferme, il y a un instant !

— Vous me perturbez, Olivier ! Lorsque je m’exprime, j’ai l’impression que vous me déshabillez du regard, comme…

— … le tableau sur lequel vous figurez au musée…

— Vous êtes agaçant, Olivier, avec votre esprit tortueux… Eh oui ! Vous me mettez à nu comme ce Robert. Tiens ! À part cela, vous avez l’air de suivre. Le manoir est en réalité une vieille bâtisse fortifiée du quinzième siècle, flanquée d’une tourelle et entourée de douves. C’est une ferme ou un manoir, peu importe ! Mon grand-père a toujours eu un petit faible pour les habitats typiques. Auparavant, il occupait le moulin des Brumes et…

— … moulin des Brumes !

— Et il recommence, l’astrophysicien, constamment parmi les astres. Oui ! Bully, un village situé sur la planète Terre… en Seine-Maritime précisément ! Et dans ce village qui se nomme Bully, il y a un moulin avec une roue à aubes près d’un cours d’eau… Et tout à côté, il y a une ferme qui avoisine le manoir où demeure mon grand-père. Vous avez compris ? 

Elle s’arrête pour me regarder, interrogative. De mon côté, je ne parviens pas à trouver la clé de la rhétorique d’Isabelle qui m’embrasse dans un premier temps tout en le niant. Je ne sais pas quelle attitude adopter devant cette femme qui prend parfois un ton professoral.

— Alors, monsieur des Étoiles, vous me suivez toujours ! Vous avez tout saisi, Olivier ! Pas besoin de vous crayonner un dessin ? J’ai ce qu’il faut dans mon sac pour…

— Non, ce n’est pas la peine, Isabelle, vous vous moquez de moi depuis tout à l’heure.

— Pas le moins du monde ! On ne s’ennuie pas avec vous Olivier. Ça promet !

— Mais non, Isabelle, je voulais vous préciser que mes parents ont souvent traversé cette commune de Bully. Quant au moulin, Père… Mon père s’était rendu dans ce hameau des Brumes pour se faire une idée de l’ampleur des travaux de restauration qui furent réalisés. Ce lieu est effectivement isolé en pleine campagne. On y accède par une route en calcaire et au loin, on y distingue deux fermes, dont une est en réalité un manoir, celui de votre grand-père, m’avez-vous clarifié. Et à l’heure actuelle, ce moulin appartient aujourd’hui à votre mère et c’est vous qui l’occupez.

Isabelle reste interdite un court moment, avant de se reprendre.

— Ah ! Votre paternel avait emprunté ce chemin pour découvrir les opérations de rénovation du moulin ! Bully n’est donc pas étranger pour vous ? Pourquoi ne pas me l’avoir appris plus tôt ?

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé ! rétorqué-je, mi-figue, mi-raisin.

— Vous n’étiez que de passage ?

— Non, mes parents allaient parfois visiter des amis. Pour tout vous avouer, chère demoiselle, je traverse Bully depuis ma plus tendre enfance ! lui affirmé-je en espérant qu’Isabelle ne serait pas curieuse sur les relations qu’entretenaient mes proches dans cette municipalité.

— Ah oui, comme c’est amusant ! 

Je réfléchis à la stratégie à adopter au cas où Isabelle m’interrogerait sur les liens engagés avec des habitants de ce bourg. Dans la rue de Lille, m’arrêtant un instant devant les statues des six continents, j’imagine que si Isabelle a vécu dans cette commune depuis sa naissance, elle devait avoir croisé à plusieurs reprises mon professeur de solfège, mademoiselle de Lestandart. Je suis mal à l’aise et tente d’occulter l’image d’Aurore de mon esprit. Il devient opportun de changer de sujet, mais il m’importe de découvrir si Isabelle était une habituée de cette agglomération. Assez curieux d’entendre la réponse, je la questionne :

— Dites-moi, depuis quand allez-vous dans ce village ?

— Je vous l’ai déjà fait comprendre, vous n’écoutez pas. Je vais finir par vous appeler professeur Tournesol puisque vous semblez toujours à l’ouest : depuis mon plus jeune âge, nous y venons pour le week-end, ma mère ayant le besoin de retrouver son paternel après le décès de ma grand-mère. Le moulin n’est qu’une résidence secondaire, ce qui justifie les liens très forts que je ressens pour ce terroir. Pour tout vous détailler, à l’époque, mes parents vivaient à Paris, en face des arènes de Lutèce.

— Pourquoi, formulez-vous « à l’époque » ?

— Cela va être compliqué à vous expliquer. Quelques années après avoir rénové le moulin des Brumes, mon paternel qui est architecte, ma mère aussi d’ailleurs, avait décidé d’ouvrir, avec un de ses collaborateurs, une seconde agence à Ajaccio pour finaliser des projets avec des promoteurs corses. Et…

— Je comprends, vous me l’aviez déjà évoqué… Vos parents se sont installés en Corse lorsque vous étiez adolescente. En même temps, ils conservent le moulin pour en jouir quand ils reviennent sur le continent, mais surtout pour maintenir un lien avec votre grand-père.

— Bravo, Olivier ! Alors là, vous m’épatez !

— J’imagine que l’associé de votre père dirige actuellement le cabinet parisien.

— Encore bravo pour votre sagacité, Olivier, vous me suivez toujours ! Mais cela oblige mes parents à garder un pied-à-terre à Paris, notamment le logement qui leur avait été dévolu par le promoteur, mon père ayant été le partenaire principal pour la construction de cet immeuble. Aujourd’hui, c’est ce même appartement que j’occupe.

— Tous ces changements, surtout à l’âge que vous aviez13 ans, c’est bien cela ! Ce n’était pas évident pour vous ! Surtout à un âge où l’on se fait beaucoup de copains.

— Rassurez-vous, je suis restée en contact avec les quelques camarades qui m’étaient très chers. Les affaires de mon paternel tournaient bien, le contraignant à enchaîner les allers-retours entre la Corse et le continent, sans compter que ma mère retournait à Bully assez souvent, surtout lors des congés scolaires. Ce furent des moments heureux, car j’adorais y retrouver mon grand-père et aussi ma meilleure amie Claire. C’est elle qui demeure dans la ferme, celle qui voisine avec le moulin.

— Curiosité qui me parvient soudainement à l’esprit ; d’où vient cette étrange dénomination « Les Brumes » ?

— D’après le curé de Bully qui en maîtrise un rayon sur l’histoire du village, le hameau se désigne ainsi en raison d’une sorte de brouillard qui stagne durant les saisons chaudes par l’action d’un phénomène météorologique complexe.

— La brume de chaleur ! m’exclamé-je.

— Exact ! Je continue donc. La terre des Brumes est un ancien domaine fieffé qui dépendait naguère du marquisat de Bully. Elle comportait un moulin dit banal, une ferme et un manoir.

— Merci, j’en sais un peu plus sur ce lieu. À présent, détaillez-moi votre carrière de mannequin ? D’après Paul, qui était à côté de moi au colloque, vous avez connu votre heure de gloire, n’est-ce pas ?

— Il faut que je vous raconte ! J’avais 17 ans et c’est durant les vacances d’été que les hasards se sont vite enchaînés à mon grand étonnement. Mais je suis surprise que votre collègue de gauche m’ait si facilement reconnu, car mon activité fut très courte. Il a été très physionomiste votre voisin ?

— Ah ça, je ne le pense pas !

— En tout cas, vous ne sembliez pas au courant de ma vie publique lors de nos passionnantes discussions dans la brasserie du Châtelet… ni par la suite d’ailleurs. La première fois que je vous ai croisé, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à un extra-terrestre se promenant sur la Lune. D’autre part, je vous le confesse, c’est ce qui m’a plu chez vous. Dans mon carnet qui ne me quitte jamais, j’évoque le professeur Tournesol : sauf que vous, vous êtes plus beau et vous n’avez pas la barbichette.

Professeur Tournesol ! Pourquoi pas ? Vous êtes vraiment trop mignonne !

Merci, Isabelle !

— De rien, c’était gratuit ! Je reprends : quelques rares personnes, qui se comptent sur les doigts d’une main, sont au fait de ma véritable identité. Depuis, j’espère avoir réussi à retrouver l’anonymat.

— Allez ! Racontez-moi cet épisode de votre existence, car cela m’intéresse de savoir pourquoi Paul était si extasié lorsqu’il vous a aperçue à la Sorbonne.

Son portable sonne. Isabelle s’écarte pour se diriger vers un porche. Son appel est court. Elle me rattrape quelques instants plus tard pour s’excuser et m’expliciter que c’est Jean, le ministre de la Culture qui a tenté de la joindre pour la remercier de sa présence.

Elle enchaîne aussitôt :

— Vous me parliez de Paul à l’instant. C’est celui qui était au tableau en s’agitant de façon désordonnée, c’est bien ça ?

— Oui !

— Je l’ai surnommé Toufou, cela lui va comme un gant !

— Tou Fou ? Comme le poète chinois ?

— Non ! En un seul mot. Surtout, vous ne lui répéterez pas si vous le connaissez personnellement !

— Je vous le promets ! Paul est mon adjoint. Continuez votre histoire !

— Dans mon lycée, j’étais plutôt une bonne élève. J’ai pu obtenir mon bac littéraire avec la mention très bien à 17 ans.

— C’est remarquable, en effet !

— Ah ! Professeur Tournesol, vous m’avez déjà interrompue ! À l’issue de cette réussite, mes parents ont tenu à me faire une surprise en m’emmenant dans un restaurant d’Ajaccio, au bord d’une plage où j’ai revu la plupart de mes meilleurs amis dont certains étaient même venus du continent. Ma joie fut immense et mon bonheur si grand que j’ai fêté ces retrouvailles, dansant comme une folle, chantant à tue-tête, riant aux éclats et allant jusqu’à prendre un bain de minuit.

— Toute nue ?

— Non, c’était la première fois, mais à la prochaine occasion, je ne dérogerai pas à la coutume.

— Vous pourriez envisager cela ? Sérieusement ?

— Pourquoi pas ? La mer s’en moque et les rétines se reposent la nuit, en principe.

— Vous n’avez donc aucun problème avec la pudeur ?

— Détrompez-vous ! C’est une question toute relative. Mais pourquoi cette interrogation incongrue ?

— Parce que j’ai pu découvrir avec stupéfaction votre plastique sur le tableau exposé dans le musée. Vous m’y avez même arraché. Je pense que votre ami Jean Maillard, le ministre, vous téléphonait pour cette raison. Il a dû être étonné lui aussi…

— Vous vous méprenez, ce n’était pas moi !

— Je peux vous assurer que c’était vous… j’ai reconnu votre visage… à part un détail… Sur la toile, Freyja portait des grains de beauté.

— Donc vous voyez que ce n’était pas moi.

— Bien sûr que c’était vous puisque vous m’aviez déjà exprimé à la brasserie du Châtelet qu’un peintre vous avait demandé de poser nue sur un char tiré par deux chats.

— D’accord, Olivier, Olaf ne voulait que la tête. Maintenant, vous êtes satisfait !

— Je ne vous crois pas Isabelle !

— Souhaitez-vous que je me déshabille devant vous pour vous le prouver ?

— Pas dans la rue ! Stoppons là, Isabelle, nous sommes en train de déraper. Reprenons la conversation où nous l’avons laissée… Ah oui, le restaurant en bord de mer… Votre bain de minuit… En fait, vous étiez heureuse, ce soir-là, et vous vous êtes donc lâchée !

— Absolument… Ce que je n’avais pas remarqué, c’est la présence d’un intrus, un photographe, qui se dissimulait pour me mitrailler, se focalisant particulièrement sur ma frimousse. En réalité, c’était un talent scout en repérage à Ajaccio.

— Je commence à saisir ce qui s’est passé après.

— Super, Professeur, vous parvenez à suivre… C’est quelques mois plus tard, avant Noël, qu’une agence me contacte, ainsi que mes parents pour fixer une rencontre à Paris.

— Et vous y êtes allée en famille ?

— Oui, mais pas tout de suite, il a fallu que le responsable rappelle une bonne dizaine de fois pour que mes parents daignent se déplacer, tous frais payés. Le rendez-vous a eu lieu dans une célèbre agence de l’avenue Montaigne. Lors du tout premier entretien, son directeur m’avait avoué qu’il était rare qu’une jeune femme comme moi présente autant d’atouts pour exercer une carrière de mannequin. Il savait déjà tout de moi, mon poids, ma taille, mes mensurations…

— Et quelle taille mesurez-vous ?

— Un mètre soixante-quinze pour cinquante-huit kilos. J’ai toujours gardé la même ligne. Souhaitez-vous être informé de mes mensurations pendant que vous y êtes ?

— Ce n’est pas nécessaire…

— Je vous les donne quand même au cas où vous joueriez au loto : 90-60-88.

— Merci, Isabelle, mais ces chiffres, à quoi correspondent-ils ?

— 90 est mon tour de poitrine, 60 mon tour de taille et 88 mon tour de hanche. Ce qui signifie que lorsque je marche, ma silhouette est bien soulignée. Dois-je vous esquisser un dessin de mode pour que vous visionniez mieux mon apparence ?

— Merci Isabelle…

— Je reprends donc… Le directeur de l’agence, joignant le geste à la parole, nous présente un contrat alléchant d’un an reconductible pour que je devienne l’égérie exclusive d’une grande marque de couture.

— Je crois en deviner les motivations. J’avoue que vous avez une façon d’être qui n’est pas banale, une personnalité fantasque, un regard bleu percutant, une élégance naturelle, un visage expressif et renversant… Mais aussi de fort jolies manières. À mon avis, c’est tout cela qu’avait capté le… comment l’appeliez-vous ?

— Le talent scout autrement dit : un découvreur de talent.

Nous parvenons au croisement des rues de Lille et de Poitiers, ce qui me provoque un pincement au cœur, considérant que l’endroit où nous nous rendons m’évoque plusieurs souvenirs avec Andie du temps où nous étions à Polytechnique. Elle continue :

— Mes parents, assez surpris au départ, marquèrent tout d’abord leur réticence, car ils n’avaient jamais envisagé une telle perspective. Devant leur refus catégorique, le directeur usa de sa persuasion, pour leur faire admettre la chance qui m’était échue de rejoindre l’une des plus prestigieuses agences de la place de Paris, Milan et New York. Pour couronner le tout, il leur affirma que je n’avais rien à apprendre de cette profession, ayant déjà confirmé mon potentiel de top-modèle. Il me confia que d’autres contrats avec de grands noms de la mode étaient en passe d’être signés en cas d’accord des deux parties.

— Et c’est ainsi que vous êtes entrée dans le mannequinat !

— Non, pas tout de suite, car j’ai sérieusement dû négocier avec mes parents qui rejetaient ce type de carrière. Je devais leur apporter des garanties. Leur plus profonde ambition était claire : il fallait que je termine en priorité mes études ? Et ils avaient raison… J’ai dû rassurer ma pauvre mère qui avait entamé les démarches pour m’inscrire en hypokhâgne à Henri IV.

— Ce n’était pas gagné, en effet !

— Ils ont cédé après que je les eus déculpabilisés. Puis, je les ai convaincus que je continuerai mes études après cette carrière que j’envisageais courte…

— Courte ?

— Les mannequins sont censés se reconvertir après l’âge de 25 ans. Je m’étais donné trois ans pour m’investir dans cette profession… puis de reprendre mes études pour devenir enseignante. C’est à l’âge de 20 ans que j’ai enchaîné l’hypokhâgne, puis Khâgne, avant d’intégrer une école normale supérieure, celle de Cachan. Entretemps, suivant mes moments libres, il m’arrivait de signer quelques contrats pour tourner des spots publicitaires.

— Vraiment, Isabelle, vous me surprenez, et j’applaudis très fort, car vous avez su gérer votre projet en récupérant au vol les opportunités qui se proposaient à vous.

— Je vous assure que cette activité n’était pas de tout repos : séances de maquillages sous les projecteurs… Flash crépitant des appareils photo des journalistes… Puis les shootings qui se succédaient aux quatre coins de la planète… Les heures de vol… Les décalages horaires… Sans compter les quelques rendez-vous avec la presse VIP.

— Mon ami Paul, celui que vous surnommez Toufou, s’est souvenu de vous à propos d’une affiche.

— Ah ! C’est votre ami en plus ! En fait, j’ai signé plusieurs contrats avec l’agence. L’un d’eux concernait la représentation d’une des plus prestigieuses maisons de couture… Un autre, pour être l’ambassadrice d’une marque de parfums… Je crois que Toufou évoque les panneaux et les spots publicitaires où les téléspectateurs pouvaient m’admirer de trois quarts de dos dans un fourreau lamé regardant langoureusement l’objectif de la caméra. C’est ce qui a permis le succès de cette promotion qui passait en boucle à la télé. Vous vous en rappelez, Olivier ? C’est aussi à cette époque que l’on me découvrait en première page de quelques magazines people…

— Je n’arrive pas à me souvenir de votre visage. Il y a les effets du maquillage. Maintenant, je comprends mieux pour quelle raison Paul affirme que vous aviez disparu de la circulation depuis une dizaine d’années. Après, vous avez repris vos études comme vous l’escomptiez. Toufou s’inquiétait pour vous. Il sera content. Je pourrais lui donner de vos nouvelles lorsque je le croiserai demain… Finalement, je ne lui dirai rien, sinon il va réellement devenir foldingue si je lui annonce que j’ai eu un rencard avec vous !

Isabelle se met à rire avant d’insinuer :

— Il doit se remémorer de ma marque de fabrique : c’était deux grains de beauté ; l’un que je m’appliquais à droite de la lèvre supérieure, à l’aplomb de ma commissure, un peu à la manière de Cindy Crawford qui, elle, l’avait à gauche, et l’autre sur ma pommette droite. Mais c’était aussi l’époque des mannequins à grains de beauté. Contrairement à mon choix, Cindy Crawford a souhaité continuer sa carrière…

— Désolé, Isabelle. Je ne me souviens que de Cindy Crawford et Gisele Bündchen. Pour tout vous avouer, j’ai un oncle, un curé qui… lorsqu’il venait chez nous, se passionnait pour les émissions religieuses ou culturelles. Aussitôt que les annonces publicitaires apparaissaient, il éteignait la télévision… Il m’a donc été difficile de vous découvrir dans vos œuvres.

— Ah ! J’imagine le genre de votre oncle… Ne serait-il pas du genre Alexandre Romé, celui qui s’emporte tout le temps pour des peccadilles.

— …

— N’ouvrez pas vos yeux ainsi ! Vous ne semblez pas informé de l’existence de ce type. Il est grand, toujours ensoutané, le visage un peu long et avec un immense nez. De plus, à chaque syllabe, il postillonne à la figure des journalistes…

— … Franchement, je ne le visualise pas.

— Il faut sortir Olivier… Je me rends compte que vous ne voyez pas de qui je veux parler. Si j’avais un magazine sous la main, je vous montrerais sa binette… Féroce comme bonhomme… La prochaine fois, je vous amène sa trombine…

— Par rapport au tableau sur lequel vous apparaissez au musée d’Orsay… Si je traduis bien ce que vous venez de me dire, c’est Isabelle Bohon qui a posé et non Isabelle Tuttavilla…

— Vous avez tout compris. Olaf Arbo est également un ancien mannequin qui s’est reconverti dans la peinture. Il savait où me retrouver. Il ne faut pas vous étonner si j’ai accepté d’incarner Freyja… Mais j’insiste pour vous affirmer que ce tableau n’aurait jamais dû se trouver dans ce musée. C’est un autre qui était prévu !

— Je vous crois, Isabelle ! Je n’ai eu que le droit d’admirer votre plastique qu’une seule petite seconde… et même pas ; juste une milliseconde… puisque vous avez réussi à m’extirper manu militari de cette zone.

— S’il vous plaît, changeons de sujet ! Là, j’ai envie de vous exprimer une réflexion qui me vient à l’esprit : vous avez intégré une école prestigieuse ; Polytechnique. Je n’arrive pas à vous imaginer avec un bicorne et une épée !

— L’épée s’appelle une tangente dans notre jargon.

— Vous êtes plutôt un rêveur. Cela se dégage de votre personnalité. J’ai le sentiment de revoir Antoine Doinel…

— Antoine Doinel ?

— Le héros des films de François Truffaut : les quatre cents coups, Baisers volés, cela vous signifie quelque chose ?

— Bien sûr…

— Dites-moi, vous n’auriez jamais pu aborder une carrière militaire. En vous écoutant, j’ai eu l’impression que vos parents veillaient au grain. Ce sont eux qui ont dessiné votre avenir ?

— Vous n’êtes pas loin de la vérité, Père et Mère souhaitaient que je me dirige vers le management de grands groupes. Moi, je préférais devenir astrophysicien.

— Un peu comme Charles Baudelaire qui voulait être poète alors que ses parents penchaient pour des études de droit. Votre paternel travaille-t-il dans l’industrie ?

— Oui et non ! Père exerce comme avocat d’affaires… Il protège les multinationales en défendant surtout ses propres intérêts. Je pense que vous me comprenez. J’ai un oncle, le demi-frère de Père qui exploite une ferme, et j’en ai un autre, du côté de Mère, qui pratique une activité peu banale. Mais j’arrive à gérer cette particularité familiale, très, très bien même.

— Vous ne paraissez pas convaincu. Votre oncle serait-il dans le porno ?

— Quelle idée !

— Je plaisantais, Olivier… Vous m’avez dit, il y a un instant, qu’il était curé. C’est amusant la manière que vous avez de citer vos parents : Père et Mère. Ce n’est pas très courant !

— C’est par habitude. Vous formulez bien paternel pour évoquer votre père. Concernant mon oncle, je crois qu’il n’apprécierait pas vos délires. À propos de vous, précisez-moi plutôt pour quelle raison vous avez préféré revenir si rapidement dans l’ombre en renonçant à une carrière qui aurait pu être prometteuse.

— Par vocation, uniquement par vocation, Olivier. Mon souci principal fut de redevenir une parfaite inconnue, une madame Tout-le-Monde. J’ai, tout de même, réussi à regagner l’anonymat, me semble-t-il, en retrouvant mon véritable nom et mon physique naturel grâce aux bonnes suggestions d’un visagiste. Je suis relativement réservée sur ma vie privée. Curieux que votre ami Toufou ait pu me reconnaître tout de suite.

— Et comment vous est-il venu l’idée de prendre ce pseudonyme Bohon ?

— Bohon est le nom de ma mère. En réalité, elle est née Bohon de Secqueville, Secqueville étant l’appellation d’un hameau situé à Norville, près de Caudebec-en-Caux… On ignore tout de ce nom… Pour vous éclaircir, le Conseil d’État a permis à un aïeul de mon grand-père de rajouter Secqueville à leur patronyme. Je dois vous préciser que cela ne fait ni chaud ni froid à mon grand-père… Maintenant que vous m’avez évoqué votre ami Paul, je présume que c’est lui qui vous a révélé mon passé…

— Vous avez parfaitement compris ! Cela ne pouvait être que lui.

— Oui, c’est logique, s’exclame Isabelle en esquissant une moue. Ainsi, sans grain de beauté, on peut encore me reconnaître !

— Vous avez analysé comment vous êtes habillée. Tout le monde n’avait d’yeux que pour vous à la Sorbonne et au musée d’Orsay. Mais dites-moi, vos parents doivent vous manquer, s’ils résident en Corse ?

— Rassurez-vous ! Je retourne sur l’île de Beauté durant les vacances d’été, et je les vois de temps en temps, surtout à Paris, quelquefois à Bully.

— Vous me parlez souvent de Claire ! Qui est-elle ? Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?

— Ah, Claire ! Claire ! Elle est d’abord ma meilleure amie… Nous avons partagé ensemble beaucoup de bêtises. À la mort de ses parents, les miens l’ont aidée à poursuivre des études de médecine en l’hébergeant à Paris. Elle est donc restée dans notre appartement jusqu’à l’année dernière. Elle est aujourd’hui praticienne hospitalière à la Salpêtrière et se spécialise en cardiologie pour se destiner à la chirurgie, ce qui ne m’étonne pas d’elle. D’ailleurs, elle a déjà participé à des opérations très lourdes. Mais il va falloir arrêter de bavarder, nous voilà parvenus devant la Maison des Polytechniciens. Ce lieu vous étant familier, je pense que cela doit vous faire plaisir d’y retourner !

— Eh bien, puisque nous y sommes, entrons ! Maintenant, vous êtes mon invitée !

[1] Bully est un village situé en Seine-Maritime, à proximité de Neufchâtel-en-Bray.

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