CHAPITRE 8 - Un drôle de dîner

21 minutes de lecture

Vendredi 21 juin 2013
19 h 59, hôtel de Poulpry, Paris 7e arrondissement

— Permettez-moi de vous débarrasser de votre veste, Isabelle…

— Merci, Olivier !

Agréablement surpris, me voilà attablé face à une Isabelle toute souriante. À bien y réfléchir, elle n’est pas banale cette situation ! C’est bon prince que, sans sourciller, j’ai accepté de la suivre dans ce restaurant discret. Assez contrarié au départ, j’avais dû admettre que c’était une idée providentielle. Après avoir franchi les portes de cet ancien hôtel classé, mon plaisir fut à son comble lorsque j’ai retrouvé ce cadre convivial, oublié depuis si longtemps.

Assise confortablement, Isabelle me précise qu’elle a déjà été invitée ici par Olaf, quinze jours auparavant. Un garçon en livrée nous tend le menu qu’Isabelle s’empresse de découvrir pour commenter les particularités de chacun des plats proposés. Ravi d’avoir face à moi cette délicieuse demoiselle, je la questionne :

— Vous êtes décidément une femme très étonnante, Isabelle !

— C’est ce qu’on me rapporte fréquemment. Confirmez-moi, Olivier ! Vous connaissez bien ce lieu… Vous y êtes déjà venu plusieurs fois, si j’ai bien compris.

— C’était il y a quelques années, après Polytechnique. Je m’y rendais souvent, avec ma compagne Andie, pour y rencontrer mes ex-camarades jône.

— Jaune ?

— Ah ! Je dois vous expliquer : la promotion jône correspond aux élèves qui sont rentrés dans l’école les années impaires. La mienne, la X 99, fut la dernière à suivre un cursus de sept mois de service national. Je pouvais décider de rejoindre les pompiers ou bien la police, l’armée ou la gendarmerie.

— Quel corps avez-vous choisi ?

— La gendarmerie ! Mais après, il faut préciser que l’on retourne en cours. Et fin juin, c’est la remise du bicorne et de l’uniforme.

Je stoppe la conversation, car le garçon revient vers nous pour noter la commande. Je laisse ma commensale sélectionner ce qu’elle désire : en entrée, des noix de Saint-Jacques à la truffe et en plat principal, un filet de veau Rossini avec ses légumes. Après réflexion, mon choix se porte pour les mêmes plats que mon invitée. Aussitôt, un sommelier me prie de consulter la carte des vins. En accord avec Isabelle, j’arrête ma préférence sur un bourgogne ; un gevrey-chambertin dont je vante les arômes fruités de fraise et de cassis.

Pendant que le serveur repart vers les cuisines, Isabelle reprend la parole pour ajouter des détails sur son grand-père. Charmé par cette présence, je ne peux que l’écouter, ayant l’impression d’avoir devant moi un véritable moulin à paroles. À la fois amusé et surpris, je constate qu’elle est capable de sauter sans cesse du coq-à-l’âne, tout d’abord en évoquant le souvenir de Marianne, sa grand-mère trop vite disparue, puis en m’expliquant dans quelles circonstances le moulin des Brumes fit l’objet d’une donation au profit de sa mère, tout en me narrant ses escapades avec sa meilleure copine Claire. Plusieurs fois, je tente de l’interrompre pour en placer une, quand elle me demande :

— Mais, Olivier, si ce n’est pas indiscret, qui sont les amis de vos parents à Bully ?

— … Les amis ? Ce… Il… Je…

— Mais que vous arrive-t-il ? Pourquoi, prenez-vous donc cet air si ahuri ?

— Pas le moins du monde, Isabelle, mes proches partageaient des liens de sympathie avec les Lestandart.

— Ah ! Mais ils sont décédés depuis des lustres. Ils ont eu une fille prénommée Aurore qui habite toujours le village ! D’ailleurs, aux avant-dernières élections municipales, elle est devenue la maire du patelin, ce qui lui a permis de se présenter ensuite aux législatives. Elle est maintenant députée de la circonscription. Peut-être la connaissez-vous ?

— Oui, un peu ! Nous avons échangé quelques banalités, il y a très longtemps ! déclaré-je en regardant dans mon assiette.

— Je suis certaine qu’elle vous avait baratiné sur les sorciers de Bully !

— Absolument pas… Pourquoi ? Il y a des sorciers à Bully ?

— Il y en avait… réplique Isabelle.

— Ah ! Je présume que cela n’existe pas ! suis-je bien obligé de conclure d’une manière péremptoire, ce qui étonne ma commensale.

Le garçon revient dans notre direction pour servir les noix de Saint-Jacques tandis que le sommelier verse dans chacun de nos verres le gevrey-chambertin, dont je m’assure de la qualité. J’exhorte aussitôt Isabelle à savourer ce vin, ce qu’elle accomplit, portant le verre à ses lèvres.

— Buvons à la santé de Jean et délectons-nous en continuant notre passionnante discussion… Vous me direz des nouvelles de votre entrée… 

— Vous aviez déjà dîné ou déjeuné dans ce restaurant ?

— J’ai seulement déjeuné ! Comme je vous l’ai appris précédemment, j’ai été invitée, il a quinze jours, par le peintre que vous avez croisé lors de l’inauguration.

— Ah ! Olaf !

Le vin tourne en douceur dans son verre, tandis que son regard expressif pétille lorsque les quelques arômes de réglisse et de cassis inondent son palais. Pendant qu’elle déguste, je réfléchis à la stratégie à adopter au cas où Isabelle viendrait à m’interroger sur les liens partagés avec des habitants de ce bourg. Visiblement, la conversation engagée concernant Aurore n’augure rien de bon. Je dois rester prudent vis-à-vis de ma convive qui cherche à comprendre les relations amicales entretenues entre ma famille et les Lestandart. Je ne suis pas certain que mon cœur à prendre apprécierait que le dernier rejeton de la dynastie Prevel ait expérimenté le lit de cette demoiselle de Lestandart. N’en pouvant plus de mentir effrontément, je tente une parade :

— La précédente fois que j’ai croisé mademoiselle de Lestandart, c’était à Bully même. Je l’avais aidée à ranger sa nouvelle bibliothèque.

— Mais vous deviez être très jeune, Olivier !

— J’avais tout juste 18 ans. Je dois vous avouer, chère Isabelle, que mademoiselle de Lestandart avait détecté ma passion pour les beaux livres, notamment ceux de collection. Je garde en mémoire qu’elle était spécialement venue à Bully pour rencontrer son architecte afin de réceptionner une pièce entière dédiée à ses ouvrages. Et si j’ai de bonnes raisons de me souvenir de ce monsieur, c’est parce qu’une de ses deux filles, un vrai petit diable, avait balancé sa sœur aînée dans la mare du château. Je suis en train de me demander : était-ce votre père ?

— Eh oui ! Vous avez deviné, c’était mon papa qui supervisait l’ensemble de ces travaux à l’époque. Et vous l’avez sans doute compris ? Le petit diable, c’était moi ! Quant à ma sœur, c’était plutôt mon amie Claire. En fait, je suis une enfant unique ; ainsi, le cas échéant, je n’aurais même pas besoin de vous présenter Claire. Comme c’est amusant…

— J’aurais dû m’en douter. C’était vous ! Les hasards sont véritablement curieux.

— Je confirme, Olivier. Mais vous ? Si vous connaissez Bully, c’est que vous êtes également originaire de cette contrée, n’est-ce pas ?

— Non, pas tout à fait ! Mon père est natif du pays de Caux. Mon grand-père Prevel exploitait une ferme dans les environs d’Offranville. Quant à Mère, elle est d’ascendance rouennaise depuis deux ou trois générations. Ils se sont rencontrés, je ne sais pas trop comment. Je crois qu’il s’agit d’un mariage arrangé, mais je n’en suis pas vraiment certain. Mes parents vivent actuellement à Santa Monica en Californie, depuis une dizaine d’années.

— Vous les voyez souvent ?

— Pas vraiment. À part lorsqu’ils débarquent à Paris en me prévenant au dernier moment. En réalité, ils m’ont confié les clés de leur appartement. Père, très conservateur, a transmis la gestion des terres agricoles à son demi-frère…

— Celui-là même qui exploite une ferme, m’affirmiez-vous, tout à l’heure…

— Oui, André, il est issu du second mariage de ma grand-mère. C’est un Langrenay, pas un Prevel. Mais cela leur est égal, mon père et André se considèrent comme frères et ils s’accommodent tous les deux pour l’exploitation. André Langrenay tire profit de son propre domaine, ainsi que d’une partie de nos parcelles, cultivées ou boisées. Quant à la maison d’habitation, elle n’est pas du tout confortable, ce qui justifie que je cherche toujours un prétexte pour éviter d’y aller. Je préfère le logis bien plus accueillant de mon oncle André. Depuis longtemps, mon père souhaite rénover le corps de ferme et ses dépendances afin de s’y retirer pour prendre sa retraite et, en même temps, il aimerait se pencher sur la production des céréales… Voilà pourquoi il s’était intéressé aux travaux entrepris par votre paternel.

— Ah ! C’est amusant, en effet ! Par simple curiosité, où se trouve donc cette ferme ?

— C’est compliqué à vous expliquer. Les terres, qui représentent plusieurs centaines d’hectares, sont réparties sur trois communes jouxtant le bourg d’Offranville, près de Dieppe. L’endroit se dénomme étonnamment le Mesnil-Peuvrel… À mon avis, vous ne pouvez pas connaître cet endroit beaucoup trop isolé à mon goût !

— C’est cocasse cette appellation de Mesnil-Peuvrel ! il ressemble un peu à votre patronyme !

— Je m’étais déjà fait cette remarque, c’est probablement un hasard !

— Vous y allez souvent ?

— Cela dépend… Si l’occasion s’en fait sentir… Si mon oncle a besoin d’un avis sur les réparations urgentes. C’est difficile d’entretenir une telle ferme.

— J’imagine ! 

Le garçon débarrasse nos assiettes avant de nous apporter le plat principal. J’en profite pour verser du vin à Isabelle qui acquiesce, mais reposant son verre sur la table, elle interpelle le serveur :

— Monsieur ! Monsieur ! Veuillez me pardonner ! Quel est votre petit nom ?

— Vous me connaissez ? s’étonne-t-il.

— Oui, je suis déjà venue ici, il y a deux semaines ! Mais je vous questionne par simple curiosité !

— Robert !

— Merci beaucoup ! 

Le garçon sourcille avant de repartir vers les cuisines, tout en regardant Isabelle qui semble satisfaite de la réponse. Pouffant de rire, elle me scrute les yeux pétillants de malice.

— Vous avez constaté ! Il s’appelle Robert !

— Eh oui, et alors ?

— Le conseiller de Jean porte le même prénom !

— Est-ce si important ?

— Pas vraiment ! La dernière fois, j’avais repéré son prénom. Je dois quand même vous signaler que si vous m’avez si gentiment conviée au restaurant, c’était pour me soustraire à cet imbécile de Robert.

Allons donc, elle continue ! C’est moi qui l’aurais exhortée à se trouver ici. Je rêve.

— Savez-vous qu’il m’a écrasé les pieds dans le musée ? Maintenant, je réalise la raison pour laquelle vous avez rusé afin que je vous invite, ce soir… C’était pour que je vous tire des griffes de cet affreux personnage qui vous agace prodigieusement !

— Vous avez tout compris… D’où notre petite escapade… Un moment, j’ai entendu des pas sans en être certaine… j’ai essayé de percevoir s’il pouvait s’agir de Robert, lorsque vous m’avez soudainement embrassée.

— Ah, vous pensiez que votre Robert vous suivait à la trace, c’est bien cela ?

— Oui, c’est exactement cela.

— Pardonnez-moi Isabelle, j’ai cru que vous me tendiez vos lèvres, vous aviez incliné votre tête…

— Pour mieux écouter ! Bon, ce n’est pas grave, oublions cela. C’était un accident.

— Merci, Isabelle… Cela me rassure. Mais on aurait dû établir un constat à l’amiable.

— Que voulez-vous affirmer ?

— Rien ! Une idée comme ça ! Mais vous devriez goûter à ce filet de veau, car il va refroidir.

— Merci, Olivier, j’en raffole. 

Isabelle dévore une première bouchée, avant de déguster les suivantes, me regardant de temps en temps, jusqu’à ce que son assiette soit terminée. À mon tour, dans les grandes lignes, je lui explique mon activité professionnelle, lui ébauchant les missions de mon service et les relations que j’entretiens avec les autres observatoires situés à travers le monde, les articles que je dois rédiger pour certaines revues spécialisées, mes différents voyages pour participer à des conférences afin de diffuser nos connaissances sur les dernières découvertes en matière d’astronomie.

— Olivier ! Permettez-moi d’être un peu plus curieuse sur le Mesnil-Peuvrel : votre famille exploite une ferme considérable dont on ne compte plus les hectares, j’imagine les dépendances qu’elle doit comporter.

— La maison d’habitation est relativement importante. Véritablement, elle est assez conséquente pour y coucher une douzaine d’enfants. Il y a un colombier à proximité, et aussi les traces sur le sol d’un vieux château, ainsi qu’une chapelle charmante, bordée par des chênes centenaires. Les gens du village se plaisent à conter qu’il y aurait des fantômes…

— Des fantômes ?

— Oui ! Vous avez bien entendu… Des fantômes hantent ce lieu depuis plusieurs siècles, selon mon oncle André. D’après lui, un de mes aïeux aurait aperçu une cavalière traverser ses terres à bride abattue, s’arrêter devant lui, puis s’évaporer avant de réapparaître pour repartir au galop vers la chapelle auréolée d’un épais brouillard… La dame blanche, l’appelle-t-on là-bas.

— Elle est incroyable votre anecdote…

— Ce sont des racontars, Isabelle ! Là, j’ai simplement tenté de vous apeurer.

— Vous avez réussi… S’agit-il d’une chapelle récente ?

— Non ! Elle daterait du Moyen Âge d’après les spécialistes… Pour en revenir à cette propriété, la famille y est fortement attachée depuis des lustres. Je dois vous avouer que je ne m’intéresse pas du tout au passé, même si mon oncle André Langrenay semble en connaître davantage sur les Prevel. Il était prof d’histoire avant d’être fermier. Il a aussi écrit trois monographies à l’état de manuscrits. Ils ont été communiqués aux archives départementales de Rouen.

— Vos ancêtres appartenaient-ils à l’aristocratie ? Je me pose cette question à cause du colombier…

— Pas que je sache… D’après mon oncle André, ils étaient laboureurs au moment de la Révolution. D’ailleurs, faute de documents, André ignore l’origine de cet héritage. Et vous ? En ce qui concerne vos attaches ? Le père de votre mère est natif de Bully, m’aviez-vous exposé. Bohon s’avère être un patronyme normand. Par contre, je crois comprendre que votre nom Tuttavilla est de consonance italienne. Je me demande comment ont pu se rencontrer vos parents… en Italie, je présume ?

— Perdu ! À l’île de Wight… Je dois vous avouer que papa et maman ont suivi ce mouvement hippie prônant toutes sortes de liberté comme l’émancipation de la femme…

— Ils ont…

— Non, je plaisantais, Olivier… C’était pour voir votre réaction… Précisons que ma mère et sa sœur aînée ont adhéré à ce groupement pacifique au grand dam de leurs parents. En fait, les miens se sont connus en 1973 à Rouen, mais se sont fréquentés beaucoup plus tard avant de se marier quelque temps après… Pour tout vous expliquer, mon paternel avait débarqué en France pour commencer des études d’architecture. Il avait choisi cette bonne ville de Rouen pour y découvrir le mystère de ses racines. Son grand-père italien ne cessait de lui répéter que les ancêtres Tuttavilla étaient originaires du pays de Caux, en Normandie. Pensez donc ! Avec un nom pareil, ce n’était pas la peine de se déplacer jusqu’à Rouen pour aller vérifier quoi que ce soit. La piste s’avérant sans issue, il s’apprêtait à repartir pour l’Italie quand ma mère s’est entichée de mon paternel. Fine mouche, ma mère ! Elle l’a bien leurré, mon papa qui s’est laissé gentiment capturer dans ses filets. Oui, Olivier, je vous écoute… J’apprécie lorsque vous levez le doigt pour poser une question supplémentaire au professeur.

— Isabelle, s’il vous plaît ! Arrêtez ce ton solennel que vous avez parfois. Je voulais vous demander si vous employez les mêmes tactiques que votre maman pour attraper les poissons. Utilisez-vous la canne à pêche ou le chalutier ?

— Ni l’un ni l’autre, car je suis restée une femme des cavernes, voyez-vous ! Savez-vous que mes jambes attirent et hypnotisent les poissons ? Pourquoi vos yeux s’ouvrent-ils si grands, Olivier ? C’est à cet instant que je me saisis du malheureux.

— Je vois… Il me faudrait plusieurs séances pour analyser ce que vous désirez me faire avaler. Êtes-vous en train de m’avertir que je pourrais figurer dans votre tableau de pêche ?

— Pourquoi pas, monsieur l’astrophysicien ?

— J’ai parfois du mal à vous suivre, Isabelle. J’ai fait connaissance avec vous, il y a de cela trois semaines, je vous convie au ciné où, n’y tenant plus, je tente de vous séduire. Vous me rayez alors de votre liste, et aujourd’hui, je me retrouve ici et face à vous. D’ailleurs, je m’incline en requérant votre pardon pour tout le mal-être que je vous aurais occasionné.

— Olivier ! Mettons cela au point maintenant. Je ne savais plus où j’en étais. J’avais accepté votre invitation pour changer d’air. Je vous ai trouvé vraiment intéressant et très attachant. Au cinéma, j’allais répondre à votre baiser lorsque j’ai repris mes esprits.

— Vous voyez bien que vous vouliez m’embrasser… Cela avait déjà activé vos neurones et vous étiez dans le déni !

— Finalement ce soir-là, nous avons terminé de regarder le film chacun dans notre coin, ce qui a généré un petit malaise entre nous, n’est-ce pas ? C’est fini, n’y pensons plus ! Et puis, ces deux semaines de réflexion m’ont permis de beaucoup cogiter en posant pour Olaf.

— Je crois que vous n’auriez pas dû vous exposer ainsi. Vos élèves vont vous signaler à l’académie.

— Je vous rappelle que le tableau peint par Olaf n’aurait jamais dû être dévoilé dans ce musée. De toute façon, on reconnaît mieux Isabelle Bohon qu’Isabelle Tuttavilla.

— D’accord Isabelle ! Tout à l’heure, je reste certain que vous aviez vraiment envie de m’embrasser ! Vous avez inventé cette histoire de Robert pour me leurrer.

— On n’en discute plus, Olivier. Vous devez imaginer que les femmes sont compliquées. Bon ! Nous sommes allés trop loin. Et si nous devions précipiter les choses, j’aurai peur de l’avenir, d’être obligée de rompre une réelle amitié avec vous. Je vous en prie Olivier, laissez-moi continuer à mon rythme. C’est vous qui devez apprendre à m’apprivoiser. Vous avez toutes vos chances. Et pour vous le prouver… 

À mon grand étonnement, regardant à droite, puis à gauche si on ne l’observait pas, elle se met debout et dépose un chaste baiser sur ma bouche. Mon cœur s’emballe, tandis que je ne sais plus quoi lui exprimer. Un flash… Cet éblouissement qui m’embrouille l’esprit est consécutif à la fatigue. Il est tard et je me suis levé tôt ce matin pour rédiger quelques fiches avant de préparer et répéter mon exposé. De plus, la journée a été riche en émotions. Mes yeux se fixent sur les lèvres d’Isabelle qui ont cessé de se mouvoir. Elle arbore le plus joli sourire du monde, puis continue :

— Je vous l’ai affirmé, je vous considère comme un véritable ami à qui je peux déjà livrer tous mes petits secrets. Je les partage également avec Claire. Je lui ai avoué que j’ai été séduite par votre manière de m’aborder à la sortie du bus. Elle a hâte de vous connaître. Vous devez savoir que vous m’avez tout de suite inspiré confiance. Surtout, ne vous méprenez pas : cela ne signifie pas que je suis amoureuse de vous. En tout cas, vous ne m’êtes pas indifférent.

Je suis sous le charme face à cette déclaration. Je découvre une Isabelle touchante par ses propos. J’approche ma main pour caresser la sienne.

Le serveur débarrasse la table avant de nous tendre la carte des desserts. Isabelle porte son choix sur le vacherin mandarine. Sans réfléchir, je m’aligne sur le même dessert que mon invitée, puis je récupère le fil de la discussion pour la diriger vers un autre sujet :

— Lorsque nous nous sommes retrouvés la deuxième fois, je vous ai expliqué qu’Andie avait partagé mon existence durant presque 13 ans. Mais vous, Isabelle, vous ne m’avez rien rapporté sur votre vie sentimentale ? Vous m’avez fait comprendre que vous étiez célibataire. Je ne peux pas croire qu’une fille aussi belle que vous soit restée seule si longtemps ? Aviez-vous un amoureux secret ? lui demandé-je. Là, vous me voyez confus par ma question indiscrète. Était-ce Olaf ?

— Eh bien ! Je vais essayer de répondre à votre interrogation… Surtout, prenez beaucoup de notes, monsieur Watson ! Je ne suis jamais éprise d’Olaf, mais, en terminal, j’ai eu le béguin pour Antoine. Je l’ai éconduit, il y a de cela deux ans maintenant… Je ne parvenais plus à endurer sa jalousie maladive, je ne pouvais plus supporter qu’il m’empêche d’agir comme je l’entendais. D’ailleurs, il n’avait jamais souhaité que je puisse devenir top-modèle. Rien que ça ! Pourtant, j’étais tellement passionnée par ce garçon ! Je vivais à Paris et j’ai appris, un jour, inopinément, qu’il m’avait trompée avec une de mes camarades du lycée Lætitia Bonaparte. Malgré cela, j’ai essayé de recoller les morceaux jusqu’au matin où il s’est mis dans une colère noire… Savez-vous pourquoi ?

— Vous connaissant mieux, je crois que vous allez me l’expliquer…

— Parce qu’il avait exhumé des revues dans lesquelles j’apparaissais en première page, la poitrine recouverte d’un voile transparent. C’est ainsi que j’ai détecté son puritanisme disproportionné. Il a alors cherché à me culpabiliser à cause d’autres photos, ce qui a entraîné notre séparation. Voilà Watson, vous êtes au fait de tout. Mais veuillez me pardonner, je dois m’absenter quelques instants, Olivier !

— Je vous en prie, Isabelle… 

Gracieusement, elle se lève, pour se renseigner avant de diriger au fond de la salle. Cet instant de solitude me permet de réfléchir le temps qu’elle revienne. Ainsi, son ancien amoureux était trop pudibond, à savoir l’antithèse d’Isabelle qui, elle, s’est naturellement affranchie du qu’en-dira-t-on à propos de la vision de son corps dans un magazine féminin ou même sur une toile. Je dois admettre que sa personnalité me trouble ; tout l’inverse de la mienne. Comment me libérer d’une pudeur maladive, celle qui continue de me poursuivre depuis des années ? J’imagine que c’est à cause de ma mère qui s’est enfermée dans son dix-neuvième siècle ? Mais c’est aussi par la faute de mon oncle Alexandre qui ne semble pas s’être rendu compte que les robes s’étaient raccourcies, que les corsets avaient disparu, que les shorts et les bikinis avaient fait leur apparition sur les plages et que les femmes avaient osé retirer le haut depuis les années 60.

À ce moment, alors que j’attends patiemment ma commensale devant mon assiette, j’en viens à m’interroger. Ai-je donc terminé ma révolution ? Est-ce que mon adorable invitée pourrait me taxer d’homme démodé, une étiquette me collant pourtant à la peau ? Il faut avouer que je n’ai pas encore saisi par quel prodige Aurore avait réussi à me déniaiser. J’en conviens, les circonstances furent épiques, mais je dois beaucoup à cette dame qui fut à l’origine d’une vie affective normale. Si Aurore n’avait pas été là, je n’aurais jamais regardé ni courtisé Andie Jefferson qui avait prétendu à son entourage que mon cas devait relever d’une véritable tragédie, supputant même que ma pudeur excessive serait liée à un traumatisme enfoui au fin fond de mon cerveau. Ainsi ne s’était-elle jamais expliqué la raison pour laquelle il m’était impossible d’enfiler un maillot de bain sur une plage déserte. Le tableau était noir et je refusais d’admettre la réalité. Cependant, je conçois qu’Aurore et Andie, ces deux femmes que j’avais vénérées aient marqué profondément ma vie et Isabelle était leur prolongement.

Mon invitée revient vers moi, puis pose ses mains sur le rebord de la chaise avant de s’installer en m’interrogeant :

— À quoi pensez-vous, Olivier ?

— Je méditais sur ce que vous me venez de m’apprendre à propos de votre ancien amoureux… vous m’avez affirmé qu’il était jaloux et surtout pudibond. Comment peut-il exister des êtres pudibonds de nos jours ? lui demandé-je faussement surpris.

— Oui, Olivier, ne faites pas l’innocent, je crois que j’en ai un devant moi, mais je n’en suis pas encore certaine. L’avenir me le dira…

— Que…

— Concernant la pudeur, mon amie Claire pourrait vous en parler plus longuement. J’avais pu l’aider à collationner des anecdotes factuelles sur la décence à travers les âges pour la rédaction d’un mémoire impliquant le secteur médical en particulier… J’avais bien potassé le côté historique de cette question quand elle a changé de sujet. Pas trop sérieux comme thème. Cependant, son travail était fort intéressant et je poursuivrai cette recherche à mon compte plus tard, mais plus axé sur le monde de la mode et des arts. À ce propos, Olivier, je n’arrive pas à vous décrire. Tantôt, vous me paraissez timide, réservé et, avouons-le, assez vertueux dans votre comportement, et à certains moments vous me semblez plein d’assurance ! Je m’efforce de comprendre votre ambivalence. 

Je tente de biaiser en lui demandant :

— Seriez-vous psychologue Isabelle ?

— Un peu et il le faut bien pour instaurer un climat de confiance avec mes élèves ! Arrêtez de me regarder comme cela, Olivier ! Vous allez me faire peur ! 

J’essaie de reprendre la main en revenant sur sa carrière de top-modèle :

— En abandonnant le mannequinat, vous désiriez continuer vos études, et en même temps à vous donner une image plus respectable vis-à-vis de votre famille.

— Mais, Olivier, dois-je davantage vous préciser que je suis une femme très sage et comme il faut ? Certes, j’ai défilé maintes fois en maillot de bain, en robe ultracourte, avec des chemisiers transparents, et j’ai même consenti à montrer ma poitrine pour un tableau… Et alors ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ah ! Là, vous venez de m’avouer accidentellement que vous aviez posé les seins nus pour Olaf.

— Vous ne me connaissez pas encore ! Je plaisantais Olivier. Je n’ai prêté que ma trombine. J’ai voulu tester votre réaction…

— J’ai vraiment un peu de mal à être convaincu sur ce coup-là. Admettons ! Disons qu’aujourd’hui vous avez corrigé votre parcours professionnel.

— Entièrement ! J’ai tiré ma révérence à une carrière pourtant très captivante pour reprendre une vie normale ! J’espère que vous ne douterez pas, docteur Watson, si je vous assure que je suis l’expression même d’une femme romantique…

— … Je vous crois !

— C’est pour que vous compreniez, Olivier… N’ayez pas autant d’étonnement dans votre regard. Ai-je bien répondu à la question qui vous minait concernant mon ancien amoureux, monsieur Watson ? Et pardonnez-moi encore pour ce baiser… ce malheureux incident de tout à l’heure. C’est de ma faute.

J’ose lui caresser le revers de sa main et lui chuchote :

— D’accord, Isabelle, oublions ce désagrément, disons de cette façon. C’était un accident, j’en conviens, ou bien formulons que vous me l’avez accordé en guise de cadeau d’anniversaire : j’ai 34 ans aujourd’hui.

— Comme c’est surprenant ! Moi également, j’en ai 29 ce même jour. Ainsi tout comme moi, vous êtes né un 21 juin, jour du solstice d’été. C’est extraordinaire. Quel est votre ascendant ? Je solliciterai Christine, la sœur de Claire, pour qu’elle se penche sur votre thème astral. 

Levant haut le bras, elle appelle le serveur :

— Garçon ! Champagne, s’il vous plaît… Olivier, c’est moi qui offre. Vous avez été si gentil de m’inviter dans ce restaurant.

Elle met ses mains en cornet autour de sa bouche pour me chuchoter :

— Ce soir, nous allons fêter notre anniversaire.

— La façon dont vous me le dites me décontenance beaucoup, mademoiselle Tuttavilla. D’ailleurs, j’ai eu grand plaisir à converser avec vous et je ne regrette vraiment pas ce mémorable tête-à-tête.

— Merci, monsieur Prevel, donc je vous étonne ? questionne-t-elle en rapprochant son visage du mien.

Décidément, Isabelle a ses manières bien à elle pour apprivoiser ses interlocuteurs. Il est certain qu’un type normal ne peut rester de marbre devant ses attitudes félines, son sourire éblouissant ou ses clignements de paupières qui m’éclaboussent de touches de désir.

Le sommelier débouche la bouteille de champagne.

Dommage que cette soirée, à marquer d’une pierre blanche, se termine aussi rapidement : un colloque réussi, un baiser fougueux que l’on qualifiera d’accidentel, un merveilleux dîner finissant devant un véritable clown. Manquait la pirouette. Tandis que son regard envoûtant me désarme encore, ma vue se trouble. Je ressens très fort les fragrances de son parfum qui semble agir comme un puissant sortilège. Je m’aperçois que je suis en train de devenir plus loquace : probablement le verre de gevrey-chambertin et la flûte de champagne conjugués à la longue journée au cours de laquelle je ne me suis pas reposé sans oublier Corinne qui était parvenue à me saouler dès la première heure…

Je ne comprends pas ce qui m’arrive, car une étrange fatigue m’envahit et la tête me tourne. Immédiatement, je fais observer à mon interlocutrice que je pressens un malaise et qu’il serait préférable de partir dès maintenant. Je me lève avec grande difficulté. J’ai quand même la force de régler les deux menus et le champagne par la même occasion. Je brandis ma carte de crédit au nez du serveur. L’enclume qui me résonne entre les oreilles me handicape jusqu’à m’emmêler l’esprit.

Enfin, dans la rue, je dénoue ma cravate pour mieux respirer. Je sens que je vais de mal en pis.

— Vous n’êtes pas dans votre assiette, Olivier. Souhaitez-vous que je vous raccompagne ? J’ai tout le temps et Claire m’a enseigné les premiers secours. Je n’ai que quelques heures de formation, mais je saurais me débrouiller.

— Je vous remercie du fond du cœur, Isabelle, mais peut-être devez-vous vous lever tôt demain. Un taxi arrive, montez dedans, Isabelle !

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