CHAPITRE 9 - Un appartement vraiment surprenant

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Vendredi 21 juin 2013
22 h 30, rue Murillo, Paris 8e arrondissement


Tout le long du trajet, mon accompagnatrice avait conversé avec le chauffeur de taxi, se plaisant à lui répéter sans cesse mon malade et je suis suffisamment lucide pour saisir que le malade en question, c’était moi.

On s’arrête enfin.

Je daigne entrouvrir les yeux pour réaliser que le taxi vient tout juste de s’immobiliser devant mon immeuble. Contournant mon ambulance, Isabelle règle la course, puis m’aide à m’extirper de l’habitacle. En bordure du parc Monceau, à l’angle des rues Murillo et Rembrandt où se profilent bon nombre d’immeubles bourgeois, j’espère qu’aucun voisin ne sera témoin de mon malaise qui ressemble à s’y méprendre à une véritable gueule de bois, ce qui m’humilie considérablement. Je croise les doigts.

— Quelle chance d’habiter ici ! s’exclame Isabelle en regardant la majesté de la résidence dans laquelle je demeure.

Je ne lui réponds pas, tant je suis navré que celle que j’aime en secret ait décidé de m’accompagner jusqu’ici.

— Olivier, vous êtes en de bonnes mains. Claire m’a enseigné les premiers secours ! serine-t-elle.

Je m’oblige à garder le silence, n’ayant pas la volonté de prononcer un seul mot. Mais que peut-elle connaître des premières assistances à personne en danger ? Je me défie de ses compétences qui consistent à établir des diagnostics : est-elle au moins apte à réaliser des massages cardiaques ou à poser un garrot ? Par contre, elle se débrouille à merveille avec le bouche-à-bouche et cela, je peux en témoigner, même si elle le nie effrontément.

Derrière ses airs de jeune fille à qui je donnerais le Bon Dieu sans confession, je pressens que cette demoiselle serait bien capable de me ramener dans mon lit, de me border et de recourir au curé pour qu’il m’administre les derniers sacrements.

Je délire déjà !

Maintenant qu’elle est là, raisonnablement, je ne peux la planter ici, dans ce hall, et la prier de rentrer chez elle ! D’une part, cela serait inconvenant et blessant pour celle qui a pourtant réussi à égayer ma soirée et, par ailleurs, ayant mieux découvert sa personnalité, elle refuserait, car elle se sentirait obligée de placer son malade en zone de sécurité. Bien malgré moi, je suis condamné à accepter qu’elle m’accompagne jusqu’à mon étage, n’étant toutefois pas encore certain que cela la tranquillise.

Dès qu’elle aura pointé le bout de son nez dans le vestibule, je lui demanderai de me préparer deux aspirines, escomptant lui donner congé pour que je puisse me reposer le plus rapidement possible. Par bonheur, l’ascenseur a été réparé dans la journée.

— J’habite au cinquième, Isabelle.

— Un peu vieillot, votre moyen de locomotion, c’est déjà heureux qu’il fonctionne. 

Isabelle me soutient par le bras. Je lui désigne ma porte palière.

— C’est ici ! articulé-je piteusement.

Je fouille dans ma poche pour extraire mon trousseau de clés que j’abandonne à Isabelle qui m’adresse aussitôt un sourire. Je suis très préoccupé, car j’imagine que mon infirmière du moment sera surprise par l’intérieur, s’agissant d’un élégant appartement haussmannien avec vue sur le parc Monceau que mon père qualifie parfois de taudis par comparaison avec la villa californienne ultra moderne où il demeure désormais avec ma mère. Je n’ignore pas que ce patrimoine parisien appartient à notre famille depuis que ma grand-mère Pauline Anastasie Ribard, fille de Prosper Marie Joseph Ribard, un riche négociant rouennais, avait épousé en 1946, Charles François Prevel, mon aïeul. C’est donc entre ces murs que mon père avait grandi avant d’aller étudier le droit américain à Los Angeles où il avait rencontré ma mère, une Française d’origine normande : Jeanne d’Arc Romé. Après leurs noces à Rouen, durant l’été 1978, ils s’étaient installés dans ce logis pendant une vingtaine d’années, puis avaient regagné la Californie, Père y exerçant son activité d’avocat d’affaires. C’est à 24 ans que j’ai pu jouir de ce huit pièces somptueux.

Après avoir tâtonné, Isabelle parvient à déverrouiller la serrure, ce qui renforce mon inquiétude. Quelle sera alors la réaction de ma visiteuse du soir dès que j’aurai entrebâillé la porte ? Dans le majestueux et imposant vestibule, Isabelle s’émerveille déjà par le parquet Versailles et les quelques babioles qui nous accueillent : six colonnades grecques surmontées de têtes sculptées en marbre blanc.

— Dans quelle direction allons-nous ? s’interroge Isabelle qui me soutient toujours.

— Tout droit, vous prenez la galerie devant vous et c’est la deuxième pièce sur votre gauche !

Au fur et à mesure qu’elle progresse dans le long couloir, sa stupéfaction croît en repérant la bibliothèque restée ouverte ainsi que par les meubles d’époque qui ornent le petit salon. Alors qu’elle arrive dans le grand salon, je distingue son regard qui parcourt les murs sur lesquels sont accrochés des tapisseries des Gobelins et quelques tableaux de maîtres. Parmi ces peintures, une scène de chasse autour d’un château, des portraits, beaucoup de portraits de toutes périodes dont les personnages portent perruques, fraises, barbes ou lavallières.

— C’est fou ! Comment pouvez-vous lui ressembler autant, Olivier ? s’étonne-t-elle, en s’extasiant devant la toile sur laquelle figure l’un de mes aïeux Prevel.

— C’est ce qu’on me confirme assez souvent.

— C’est un véritable musée chez vous, souligne-t-elle en se pinçant les lèvres ! Je ne m’imaginais pas un tel intérieur avec toutes ces pièces en enfilade. Ah ! Vous jouissez d’une authentique bibliothèque ? Quelle chance ! Il est terrible, votre ancien téléphone !

— Il date de 1924 et il était très moderne pour l’époque !

— Vous m’en direz tant ! Olivier, puis-je vous aider à vous asseoir dans ce fauteuil ?

— Plutôt dans ce canapé ! Merci beaucoup, Isabelle.

— C’est vraiment rétro chez vous ! Olivier, je suis tout à fait disposée à prendre un peu de temps pour vous soigner ? Et si vous m’informiez de l’endroit où je peux trouver des antalgiques ?

— Grand merci, Isabelle ! Il y a des aspirines dans la cuisine : en sortant dans le couloir, vous le continuez jusqu’au corridor du fond, vous tournez à droite et au fond, c’est la cuisine ! Vous y apercevrez un exigu cagibi proche de l’évier. Je vous préviens que vous allez devoir passer devant ma chambre que je laisse toujours ouverte. Mais surtout, ne faites pas attention à tous ces livres qui sont empilés sur le parquet.

— Ne vous alarmez pas pour le désordre, Claire est un peu comme vous, éparpillant ses livres dans tous les coins. C’est ainsi que j’ai pu étudier la médecine… 

— …

Alors là, je vais devoir prier et réclamer au Saint-Père de me donner l’absolution…

— Je plaisante encore, Olivier !

— J’interdis à Léone de la ranger…

— Léone, c’est votre maman ?

— Non… Léone est notre employée de maison… Elle n’est pas autorisée à pénétrer dans ma tanière… Sinon, je ne retrouverai plus rien…

— Vous avez donc une bonne ?

— C’est plutôt une femme de ménage. C’est Mère qui fait appel à ses services.

— Je vais tâcher de trouver de quoi vous soulager. J’ai bien compris le chemin, Olivier, ne vous inquiétez pas !

— Ne le prenez pas mal, Isabelle, mais je dois vous avouer que je souhaite vraiment me coucher assez tôt afin d’être en pleine forme demain… J’ai une réunion très importante avec la direction. 

Au bout de cinq minutes, Isabelle réapparaît, portant un plateau avec une bouteille d’eau minérale, un grand verre et une boîte d’aspirine.

— Je crains que le bourgogne n’ait pas été copain avec le champagne, sans compter que cette sainte journée fut éprouvante pour vous, d’après ce que vous m’avez fait entendre. Pendant que je vous prépare de quoi vous remettre en forme, je préconise que vous vous douchiez avec de l’eau tiède et à forte pression, ce qui vous plongera d’abord dans un semi-sommeil. À l’aube, vous repartirez comme en quarante.

— Isabelle, j’apprécie tout ce que vous faites pour moi. Je vais donc suivre votre pertinent conseil. Je file directement dans la salle de bains pour m’asperger la tête avec de l’eau tiède. Il me semble que j’en ai vraiment besoin.

— Non, Olivier, écoutez-moi ! Prenez au moins cinq minutes pour vous mouiller totalement ! Vous constaterez par vous-même le bienfait que ça apporte. C’est ce que j’ai expérimenté un soir après avoir bu trop de champagne. La douche à forte pression, c’est radical.

— Vous croyez ?

— Claire pourrait vous garantir la même chose… Elle est médecin quand même !

— Bon ! D’accord ! Attendez que je revienne ! Pendant ce temps, je vous allume la télé dans le petit salon… LCI, la Chaîne internationale, ça vous va ? Sinon, voici la télécommande ! à présent, vous vous installez dans ce canapé… d’ici cinq à dix minutes, je vous retrouve. Après, on se fait la bise, vous rentrez chez vous et on se rappelle… Je présume que vous avez envie de vous reposer, vous aussi ! 

L’eau tiède coulant abondamment sur mon crâne produit ses effets. Sortant du bac de douche, j’empoigne une serviette et mon peignoir que j’enfile à la hâte avant de réaliser qu’il me sera difficile de rejoindre l’intruse, affublé de la sorte  ; que dois-je entreprendre, maintenant ? Remettre ce peignoir d’un autre âge ou bien mon costume de ministre, ce qui va me rendre ridicule ? Réflexion faite, je vais aller tenter de récupérer un jean ou ma tenue de jogging dans ma chambre, ce qui sera bien plus approprié.

Après avoir ouvert la porte pour m’échapper de la salle de bains, je constate qu’Isabelle me barre le passage.

— Mais pour quelle raison êtes-vous postée là à m’attendre ? Je vous croyais sagement assise devant la télévision !

La jeune femme m’enserre aussitôt le poignet pour me tirer par la manche avec une considérable énergie.

— Mais que vous arrive-t-il ? claironné-je. 

C’est ainsi que je déboule dans la bibliothèque, puis dans le bureau, bien forcé de lui emboîter le pas, sous peine de me retrouver dans le plus simple appareil. Fort embarrassé par cette désinvolture, je parviens à balbutier :

— Pardonnez ma tenue, Isabelle, je devais me rendre dans ma chambre pour y récupérer quelques effets et un jogging, je n’ai pas eu le temps de…

— Je vous en prie, ne soyez pas si gêné. Réajustez-vous ! Seriez-vous aussi pudibond que mon ex ? Je me le suis déjà demandé au restaurant, savez-vous !

— Pas vraiment…

— Très bien ! je souhaite vous questionner, Olivier ! Pendant que vous étiez dans la salle de bains, j’ai ressenti le désir de jeter un œil sur les ouvrages qui constituent votre impressionnante bibliothèque. Et là, j’ai fait une invraisemblable découverte dans cette dernière pièce… C’est votre bureau, je présume ?

— … C’est celui de Père… Je l’utilise parfois. Mais expliquez-moi ce qui se passe ? 

Le regard ébahi, elle pointe son index sur l’horloge Saint-Nicolas[1], trônant à l’encoignure du mur.

Que lui arrive-t-il ?

Bouche bée, je lui indique le verre posé sur le guéridon Empire et lui demande :

— Vous permettez ?

— Oui, d’accord… Vous avez raison ! Avalez d’abord votre aspirine… et après, vous serez en état de répondre à toutes mes questions !

Elle se déplace en direction du grand salon pour attraper le verre qu’elle me tend. La surveillant en coin, j’ingurgite mon remède tandis qu’Isabelle étire son bras vers l’horloge et me révèle :

— C’est incroyable, Olivier !

— Qu’est-ce qui est incroyable ?

— Nous possédons exactement la même au moulin…

— La même ?

— Oui, Olivier ! Je vous l’atteste sur la tête de mon grand-père. Malheureusement, je n’ai pas de photos à vous montrer sur mon smartphone

— Sérieusement ! Vous ne pensez pas que plusieurs exemplaires ont pu être disséminés à travers le monde ?

— Non, à l’époque, ces meubles étaient réalisés à l’unité, réplique Isabelle, je ne parviens même pas à concevoir que deux horloges puissent être parfaitement identiques…

— Ah !

— À un détail près. Puis-je vous demander l’autorisation d’ouvrir le portillon ?

— Faite donc, je vous en prie !

Elle explore le balancier ouvragé d’un soleil rayonnant, puis me soumet deux marques paraissant comprimées dans le bois et qui étaient dissimulées derrière l’astre poli.

— Je discerne deux séries de lettres poinçonnées dans le chêne. Je suis certaine qu’elles sont présentes sur celle de Bully. Cela ressemble à un N, un V et un P… NVP… et plus loin MAD. Les distinguez-vous ? S’agit-il de la signature d’un menuisier ? Regardez ! Un peu plus bas, il y a une date légèrement gravée au couteau, j’imagine : « 3 vendémiaire an II », et tout en dessous « 24 septembre 1793 ».

— Effectivement…

Que puis-je lui rétorquer alors que je retourne dans la bibliothèque pour rectifier mon peignoir ?

— Écoutez, Isabelle… Lorsque Père reviendra en France, vous pourrez discuter de cette horloge avec lui. C’est son grand-père qui la lui avait offerte pour ses 20 ans. Je dois vous dire que je ne me suis jamais intéressé à tous ces meubles anciens. 

Isabelle recule pour mieux inventorier l’ensemble du coffrage et son mécanisme, heurtant le pompeux bureau composé de bois précieux et de nacres incrustées en losange, ce qui me fait frémir immédiatement. N’en restant pas là, elle s’assied sur le rebord.

— Isabelle… Attention à ce bureau. Ma mère y tient comme la prunelle de ses yeux. Il a été signé par un ébéniste de renom qui… 

Isabelle n’entend même pas. Absorbée par ses pensées, elle s’éternise à détailler cette horloge dont je me fiche éperdument. Fine comme une liane, elle se laisse choir à genoux sur le parquet, pour finalement atterrir sur son séant, les jambes repliées en arrière, le regard pointé vers la colombe dont le vol s’oriente à droite. Je m’étonne de cette posture qui révèle une remarquable souplesse.

— Écoutez-moi, Olivier, essayez de concevoir ce… 

Elle ne termine pas sa phrase, constatant mes yeux exorbités qui scrutent dans sa direction.

— Isabelle ! Quoi de plus banal qu’une décoration sur un meuble campagnard : des roses, des marguerites, des lauriers, des feuillages, des épis de blé, des grappes de raisin et une colombe ! lui argumenté-je, l’air un peu moqueur. 

Soudainement, j’ai un pincement au cœur devant l’époustouflante grâce de cette femme. Je me sens paralysé et me retrouve sans voix. J’ai une envie irrésistible de poser mes lèvres sur les siennes malgré une épée de Damoclès qui plane au-dessus de ma tête. Je prends conscience que mon corps m’abandonne, car je tente désespérément de soustraire à sa vue cette belle érection naissante qui commence à croître sous ma tenue de bain, ce qui m’oblige à me déplacer en direction de la bibliothèque pour calmer le jeu. La situation me paraît cocasse, grotesque, incongrue, tandis que je guette ma bourrelle qui persiste dans son idée fixe.

Elle se relève, découragée face à mon mutisme, lorsqu’elle se rend compte de mon état.

— Eh bien ! cher monsieur, c’est moi qui vous produis un tel effet ou bien c’est la douche que vous avez prise, il y a un instant ? Décidément, vous êtes un homme très étonnant !

Éprouvant une forte envie de disparaître, je suis rouge de honte.

— Pardonnez-moi Isabelle, c’est involontaire… C’est sans doute la première fois qu’une pareille chose survient. Ne spéculez pas que…

— Olivier, calmez-vous, je vous en prie ! Vous ne devez pas chercher d’excuse… Vous savez, je trouve cela plutôt flatteur…

— Je suis vraiment confus… Je devais m’habiller, Isabelle… lorsque vous m’avez accosté à l’improviste pour m’arracher de la salle de bains…

— Mais non, ne vous tracassez pas. Je vous garantis que je n’ai absolument rien constaté de votre intimité, mais c’était limite ! Je ne remarque rien, à part un renflement qui laisse deviner votre émoi. Mais ce n’est pas grave, foi d’Isabelle, je peux expliquer votre émotion… 

J’adorerais qu’elle se taise…

— … surtout, n’ayez aucune honte. Votre réaction est tout simplement mécanique, c’est normal. C’est ce qu’affirmerait Claire à ses jeunes patients… ou à des plus âgés d’ailleurs…

Et elle continue ! Va-t-elle mettre un terme à ce manège ? Enfin !

— Je suis vraiment confus, Isabelle. Surtout, ne le prenez pas mal…

— Mais non, rassurez-vous ! J’ai compris que vous étiez un peu collet monté et surtout pudibond, cela s’aperçoit sur vous ! Vous êtes aussi rouge qu’une tomate !

— Mais je ne suis pas pudibond ! Cela n’a surtout rien à voir…

— Peut-être, mais je constate quand même que vous appartenez à une caste très puritaine !

— C’est vous qui le certifiez ! Comment pouvez-vous être si sûre de ce que vous affirmez ?

— Déjà en découvrant votre appartement, et après avoir effectué le tour du propriétaire !

— Comment ça ?

— On y respire l’esprit de votre famille, Olivier. J’ai surpris un portrait sur le buffet du grand salon. J’ai très vite reconnu le bonhomme malgré son air juvénile : c’est Alexandre Romé, n’est-ce pas ? C’est certainement lui qui vous empêchait de regarder les publicités à la télévision ?

— Oui, Isabelle, je suis malheureux de ne pas vous l’avoir franchement avoué lorsque vous avez nommé mon oncle au restaurant.

— J’approuve votre retenue… Il vaut mieux rester discret lorsqu’on a un parent autant tourmenté par toutes ces questions sur la virginité, le mariage, le célibat des prêtres, la masturbation et tout le tintouin. On sent également l’intégrisme chez vous…

— En ce qui me concerne, pas vraiment ! Comment pourrais-je vous répondre, Isabelle ? Il faut que je vous précise que, durant ma jeunesse, j’ai bataillé ferme contre lui pour mon épanouissement personnel.

— Je décode pourquoi vous me semblez révolté par moment. Je l’ai perçue par certaines de vos intonations. Vous êtes récupérable, Olivier. Croyez-moi !

— … Merci de compatir, Isabelle.

— Veuillez encore me pardonner, je n’aurais jamais dû vous alpaguer devant la porte de la salle de bains avec votre peignoir. J’aurais dû me méfier… Mais la présence de cette horloge m’a réellement perturbé et commandé d’agir au plus vite…

— Isabelle, nous reparlerons de cette horloge plus tard, je vous promets que je solliciterai mon père pour obtenir de plus amples renseignements sur elle…

— Oui, je vous en prie, demandez-lui, je suis très impatiente de lever le voile sur ce qu’il connaît de ce meuble…

— À part cela, Isabelle, vous m’étonnez de plus en plus. Vous avez des allures de parfaite jouvencelle, tout en étant constamment à l’aise avec votre corps.

— Vous semblez signifier que je suis impudique ?

— Pas vraiment, Isabelle… Mais j’ai perçu à certains de vos propos que cela ne vous incommodait pas…

— Vous savez… cette relation à la pudeur est toute relative !

— Veuillez me préciser ! J’aurais enfin des arguments à glisser à mon oncle.

— J’ai quelques exemples dans la tête : sous l’Empire romain, on ôtait les habits des condamnés à mort par crucifixion… Vous expliquerez à votre parent que même le petit Jésus n’y a pas échappé. La morale requiert qu’on le représente avec un pagne pour préserver sa décence. Avez-vous déjà entendu parler des charivaris ?

— Qu’est-ce donc ?

— Un charivari… Comment vous mettre cela en lumière ? C’est lorsque des amants avaient été surpris en flagrant délit d’adultère… Aussitôt pris, ils étaient contraints de traverser la ville, entièrement dévêtus sous les quolibets du public. Votre oncle n’a-t-il jamais abordé avec vous la fête des Saints-Innocents ? Il devrait savoir ça, votre oncle ?

— Je suis curieux de découvrir la réponse ? Mais je constate avec stupéfaction que vous maîtrisez vraiment ce sujet !

— Comme je vous l’ai expliqué au restaurant, ce ne fut qu’un travail d’études afin d’aider Claire lorsqu’elle potassait ses cours de médecine… Son thème ; la pudeur dans le milieu médical. Pour en revenir à cette fête des Saints-Innocents, il s’agissait d’une nudité qui pouvait être festive… Cela revêtait la forme d’une procession solennelle à laquelle le peuple et des ecclésiastiques y participaient pour se livrer à toutes sortes d’extravagances possibles et inimaginables. Ainsi, les conventions sociales pouvaient être chamboulées ; on élisait un pape des fous et les religieux promenaient les gens dans le plus simple appareil pour les exposer ensuite dans un théâtre, c’est-à-dire une église et à la vue de tous. C’est Richelieu qui a mis fin à ces pratiques d’un autre âge.

— Je ne vous crois pas Isabelle, vous me faites marcher !

— C’est pourtant la réalité… Je tente de vous développer que la pudibonderie n’a pas toujours été aussi marquée que de notre temps. La nudité peut être festive, honteuse ou même politique, les Femen par exemple… Elle se prescrit dans les arts depuis des millénaires. Elle s’avère être un moyen d’affirmation de soi, de revendication ou de protestation…

— Comme Lady Godiva qui a traversé la ville de Coventry, parée de sa longue chevelure pour convaincre son mari, un seigneur local, dans le but de diminuer les impôts de ses habitants, continué-je.

— Ah, vous êtes informé de cette légende ?

— Je suis déjà allé dans cette ville située dans le comté des Midlands de l’Ouest.

— Considérez que ce passé a façonné notre manière de concevoir le monde. Toutes ces questions liées à la pudeur du corps traînent et reviennent au fil des siècles. Mais le dix-neuvième a permis un retour à la vertu conservatrice. Cela se ressent encore chez vous !

— Vous exagérez Isabelle…

— Je ne suis pas loin de la vérité ? C’est la bourgeoisie qui a déterminé des règles strictes, ce qui a entraîné des troubles d’ordre psychique pour quelques individus devenus soit des voyeurs, soit des frustrés ou bien les deux.

— Là, vous m’étonnez…

— J’ai un exemple sous la main : savez-vous qu’en 1939 fut proscrite l’exhibition du nombril pour donner suite à la campagne moralisatrice de Williams Harrison Hays, un sénateur américain, mais aussi un grand malade qui a confondu la cicatrice ombilicale de son épouse avec son sexe ?

— Ce n’est pas possible…

— Je vous le certifie… C’est lui qui a donné son nom au code Hays qui porte sur la censure du cinéma américain. Même Tarzan dans de simples bandes dessinées fut interdit en raison de son nombril apparent…

— Vous me surprenez… Mais pensez-vous sérieusement que nous en sommes-nous toujours là, aujourd’hui ?

— La véritable question est de définir ce qui est indécent ? Une émission de téléréalité, une femme qui allaite son bébé ou une personne nue sur une plage déserte.

— J’admets que vous avez raison…

— Claire pourrait vous en parler longuement… Elle est intarissable sur ce sujet. Je pourrais vous communiquer son étude ou vous l’envoyer par SMS. J’en ai une copie et un PDF.

— Ça m’intéresse, Isabelle.

— Maintenant, pour conclure, je dois vous avouer que j’ai séjourné en Finlande chez ma tante, la sœur de ma mère, qui vit à Turku. Dans leur propriété, j’ai pu participer à des séances de sauna avec mes cousins et cousines, de la façon la plus naturelle qui soit et sans penser à mal. Cette expérience finlandaise m’a permis de libérer mon esprit avant d’exercer la carrière de mannequin. Ce fut une véritable thérapie.

— Étiez-vous une personne pudique, auparavant ?

— Quoi vous répondre, cher ami ? J’admets l’avoir été… En tout cas, je le fus lors d’un de mes premiers défilés, car il s’agissait de présenter des maillots de bain. Nous étions dix garçons et dix filles dans un même vestiaire. Mais, vous savez, à ces situations, on s’y habitue. Vous connaissez la devise de l’ordre de la jarretière : honni soit qui mal y pense.

— Je ne parviens pas à envisager tout ce petit monde dans un seul vestiaire.

— On accomplissait notre boulot. Pour finir ! Olivier, je ne me suis pas formalisée par votre gentille érection. C’était plutôt touchant ! Finalement, vous m’avez remémoré de vieux souvenirs.

— Je vous en prie Isabelle… N’en rajoutez pas… Vous me voyez surpris par votre culture sur un pareil sujet. Je ne soupçonnais pas que vous aviez vécu de telles expériences. La réalité des défilés, l’esprit finlandais. Les peuples du Nord ne doivent pas être en reste sur cette question de la pudeur ?

— Je ne me suis pas rendue dans tous les États nordiques, mais pour les pays où je suis allée ou que j’ai visités : la Norvège, la Suède, l’Islande et l’Allemagne, je n’ignore pas qu’une part importante de leurs habitants passent leurs vacances en France pour profiter de nos plages dont certaines sont naturistes.

Mais où veut-elle en venir ? Ne pourrait-on pas changer de sujet un peu ?

— Vous ne semblez pas connaître ?

— Les plages ? Mon oncle Alexandre m’avait emmené sur celle de Dieppe pour y commencer mes premiers pas vers 14 mois.

— Vous avez de l’humour, Olivier. Je n’évoquais que les plages naturistes. Je traduis donc que vous ne savez rien sur ces endroits. C’est juste dommage pour vous, car cela vous aurait véritablement décoincé. Cela vous aurait surtout guéri du regard des autres. Vous devriez accomplir un tour en Allemagne. Là-bas, on peut apercevoir des gens bronzer nus dans les jardins publics à Munich ou à Berlin, sans que cela n’offusque personne.

— À part ma mère, Isabelle… Oui, je viens de me souvenir d’une telle anecdote quand elle s’est rendue dans la capitale allemande. Mon père avait dû quitter immédiatement le pays… Mais vous, Isabelle, vous arrive-t-il d’aller sur ce type de plages ?

— Je n’en suis pas une fana, mais cela s’est déjà présenté. Mon amie Claire apprécie mieux ces lieux de liberté, car cela la délivre de son stress, lié à son métier, mais également des carcans de sa vie parisienne. Je l’accompagne parfois et cela ne m’embarrasse pas plus que ça.

— Je bois vos paroles depuis quelques minutes. Vraiment, vous m’impressionnez, Isabelle, je n’aurais jamais cru cela de vous.

— N’allez surtout pas imaginer que je suis impudique, ce qui serait faux. Je m’adapte aux circonstances et aux endroits où je suis présente. Ne m’exposez pas à votre oncle, car il risque d’excommunier une bonne chrétienne.

Je réalise qu’Isabelle essaie d’atténuer ma gêne qui s’est éclipsée au fur et à mesure qu’elle m'a présenté son expérience personnelle sur la pudeur. J’en suis parvenu à admettre que mon érection est d’une banalité déconcertante. Considérant les derniers propos de ma visiteuse, la honte s’estompe progressivement et je suis rasséréné par la conviction de cette femme. Quel profond revirement dans mon esprit !

Isabelle étudie à nouveau l’horloge, s’interrogeant encore sur sa provenance. Tandis qu’elle l’observe, je réajuste une nouvelle fois mon peignoir à l’abri de son regard, ce dont elle s’aperçoit. Je l’entends pouffer de rire derrière mon dos, je me retourne, la dévisage et me sens vulnérable, totalement ébloui par son sourire qui m’irradie.

— Isabelle, je tiens à vous remercier, car vous avez réussi à produire un déclic salvateur.

— Ce n’était vraiment rien Olivier. J’aime me rendre utile de temps en temps…

— Venez donc avec moi dans le petit salon pour discuter un peu sur le canapé. J’ai besoin que vous partagiez avec moi votre expérience, laquelle va peut-être m’apporter une paix intérieure. Vous êtes une réelle thérapeute, ce qui me surprend !

Elle ne me suit pas, mais tourne sa tête pour me fixer dans les yeux, je parviens à lire dans son regard une profonde émotion. J’ignore encore pour quelle raison, mais elle semble cogiter sérieusement, tandis qu’elle inspecte ses cuissardes qui tracent nonchalamment de grands arcs de cercle sur le parquet.

Souhaite-t-elle m’entretenir de géométrie maintenant ?

Ce silence qui dure me déroute particulièrement. Je ne sais pas ce qui se trame, mais je constate qu’Isabelle se pince les lèvres avant de me confier :

— Vous êtes quelqu’un d’attendrissant et sensible, Olivier. Cela me trouble beaucoup.

— Merci, Isabelle, cela me touche. De mon côté, je peux vous affirmer que… je vous trouve… Euh… adorable… gentille et charmante… Votre douceur et votre bienveillance me vont tout droit au cœur.

— Olivier, je ne m’imaginais pas que vous m’en apprendriez autant ce soir. Il paraît que je suis une femme compliquée, parfois fantasque par moment, un peu ennuyeuse, mais toujours chaleureuse… En général, je m’efforce à rendre service à mon prochain. J’ai identifié ce qui pouvait tourmenter votre esprit… au fur et à mesure que je vous ai découvert… Vous êtes un personnage complexe, Olivier… Capable d’audace, mais avant tout pudibond. Je pense que je ne m’étais pas trompée sur vous… C’est opportunément que j’ai cherché à vous aider en ayant réussi à décoder votre inconscient.

Sur ces mots, Isabelle ferme ses yeux pour finalement se blottir contre moi, ce qui me surprend, ne m’y attendant pas.

— Sur cette horloge… Olivier, je souhaiterais vivement que votre paternel vous en révèle davantage à son sujet. Vous me le jurez ?

— Je vais questionner mon père, Isabelle, je vous le garantis ! 

Voilà qu’Isabelle me dévore des yeux, puis me serre dans ses bras.

— Olivier, ne le prenez pas mal… Ne considérez pas comme un écart ce que je vais vous réclamer… Il me vient une idée insensée… J’ai follement besoin que vous m’embrassiez.

— Je… Je ne vous reconnais plus Isabelle, vous me l’avez déjà reprochée par deux fois et à présent vous voulez que je vous embrasse. Je n’oserai jamais. Si je vous écoute, vous allez me décocher tous les torts de la terre.

— Olivier, je vous promets que non… j’ai vraiment envie de vos baisers. Surtout, ne cherchez pas à comprendre ! C’est au-delà de toute explication…

— Eh bien, ce sera non, Isabelle ! Je ne vous embrasserai pas et personne ne m’obligera à changer d’avis. J’ai peur que vous m’en teniez rigueur ! Attendons un autre jour ! Vous ne pensez pas que nous devrions nous reposer un peu, ce soir…

— Vous avez raison, Olivier, détendons-nous maintenant sur le canapé ! Je vais vous aider à trouver le sommeil.

— Mais je désire dormir seul ! Et chacun chez soi.

— D’accord, mais embrassez-moi d’abord !

— Non !

— Puis-je tenter de vous convaincre de…

— Vous ne pourrez pas… 

Sans crier gare, Isabelle m’empoigne par l’encolure de mon peignoir et me crochète le talon. Ne comprenant pas la manœuvre, je m’efforce de me libérer en parvenant à reculer jusqu’à ce que je heurte le rebord du bureau de ma mère. Je perds l’équilibre.

— Le bureau, le bur… eau, je réussis à articuler. 

Sans interpréter ce qui se produit, je me retrouve étendu sur le plateau. Dans ma chute, j’ai entraîné Isabelle soudée contre mon corps, sa bouche ayant pris possession de la mienne.

En position de force, elle écarte ses jambes pour s’installer à califourchon, arrimant ses pieds sur mes chevilles pour m’immobiliser. Comment ai-je pu en arriver à ce stade ? Après m’avoir bloqué les poignets, ses lèvres, semblables à deux pétales de rose, quittent les miennes pour me mordiller le lobe de l’oreille. Ses yeux de braise fixent les miens pour soupeser mon trouble qui s’amplifie davantage. Sa langue darde en direction de ma bouche qui approuve cet échange savoureux. Tous mes sens s’éveillent. Je peux goûter la douceur de ses cuissardes en daim qui me caressent les mollets. Je ne cherche même plus à me libérer, étant devenu l’otage, celui d’Isabelle d’abord, puis de ce bureau qui s’expose à être endommagé si je ne réagis pas au plus vite. J’en suis à visualiser la tête de Mère qui n’aurait jamais pu accepter ce divertissement imposé par une femme qui ne se lasse pas de m’embrasser à la folie. Tel un gisant de cathédrale, je suis allongé de tout mon long et à son entière merci. Il m’incombe maintenant de me soustraire à son emprise aussitôt que l’instant sera favorable. Isabelle cesse de m’étreindre pour m’adresser un large sourire qui semble signifier qu’elle est infiniment heureuse de cet entracte romantique. Elle s’incline vers mon oreille et me chuchote :

— Olivier, j’ai vraiment adoré être dans vos bras. Je vénère vos baisers, ils sont sublimes. Vous êtes trop séduisant. N’ayez aucune honte, car j’ai vécu un très joli moment. Je suggère que nous allions dans votre canapé comme vous me l’avez si bien proposé, tout à l’heure. Nous y serons plus à l’aise pour poursuivre notre aimable conversation. J’ai réalisé que vous auriez des choses passionnantes à me raconter. 

Elle consent enfin à me libérer en se laissant glisser sur le côté latéral du bureau. J’opère de la même manière en m’aidant du fauteuil Louis XV. Isabelle me rejoint aussitôt, me saisissant la main pour me mener dans le grand salon, le sourire triomphant. Les idées d’Isabelle commencent à me plaire malgré l’heure tardive et ma fatigue. J’ose lui citer l’un des proverbes préférés de mon oncle Alexandre : « Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ».

Isabelle se met alors à rire.

— Ce doit être un fieffé coquin votre oncle ! Je suggère d’appliquer ce proverbe sur-le-champ, Olivier, ce soir, je vais être votre professeur ! Vous allez devoir me faire confiance.

— J’ignore encore ce que vous voulez m’apprendre, mais j’ai vraiment hâte d’approfondir la première leçon. 

Advienne que pourra, Isabelle semble parvenue à ses fins. Récupérant deux coussins pour les glisser sous sa tête, elle se couche sur le côté, puis m’invite à la rejoindre. Ce que j’exécute de bonne grâce en me collant tout contre elle. Satisfaite de ma collaboration, elle entreprend de m’abreuver de baisers avant de s’agenouiller et de m’imposer à m’étendre sur le dos. Puis, après m’avoir jeté un regard de braise, elle s’allonge sur mon corps. Je réalise qu’une réaction mécanique s’enclenche dans mon entrejambe. Je prodigue à travers le mince tissu de son chemisier des effleurements sur son ventre, ses flancs et l’intérieur de ses bras. Je me dois maintenant d’augmenter d’un cran la température. D’un coup de reins, je bascule Isabelle qui se retrouve sur le dos. Je savoure ma revanche et m’emploie à rire de sa surprise.

— Vous avez réussi à me faire atteindre le point de rosée, cher monsieur ! Ce n’était pas planifié au programme, ça !

— Il faudra vous adapter aux circonstances, chère demoiselle !

— J’espérais que cela soit plus soft, au départ.

— Plus soft ? Mais c’est vous qui m’avez amené sur ce terrain glissant !

— Je n’avais pas imaginé que vous me caresseriez aussi savamment. Stop, je n’ai rien dit, Olivier, continuez ! Ne vous étonnez pas ! Les femmes ont également des réactions physiologiques. C’est mécanique. Je suis comme vous !

— Vous parlez trop, Isabelle, cela me déconcentre !

— Ah ! Je ressens la présence d’un récalcitrant, Olivier !

— Pardon ?

— Un espion vient d’apparaître pour s’instruire de l’issue de la bataille !

— Un espion ? Quel espion ?

— Je le sens tout contre moi et il est tout chaud, Olivier ! Mais n’ayez crainte, tout va bien ! Maintenant où nous en sommes, je suis tentée de vous demander…

— Dites toujours ! Qu’est-ce que vous souhaitiez me demander, Isabelle ?

— Avez-vous envie de faire l’amour avec moi ? Je suis certaine que vous en rêvez.

— Expliquez-moi, Isabelle, est-ce dans vos habitudes de proposer de telles initiatives !

— Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas le droit d’extérioriser leurs désirs ? Feriez-vous partie de cette race d’hommes qui considère que c’est le mâle dominant qui doit mettre en avant ses besoins ?

— Pas vraiment Isabelle ! Je suis surpris par votre requête expresse !

— C’est toujours à cause de votre éducation ? Ne vous méprenez pas, Olivier, j’ose vous confesser que je n’ai pas fait l’amour depuis deux ans, et c’est avec vous que j’en ai envie… Maintenant…

— Deux ans ? Moi, cela fera un an. Mais vous me prenez vraiment au dépourvu…

— Avez-vous des préservatifs ? me chuchote-t-elle.

— Non ! Malheureusement.

Je n’arrive pas à en croire mes oreilles, car demoiselle Sainte-Nitouche, celle qui avait franchi ma porte, il n’y a pas tout à fait une heure, consent à m’offrir un instant de félicité, ce soir même, dans l’appartement familial.

Moment de grâce, car je souscris à cette invitation miraculeuse. Mes doigts se dirigent vers le premier bouton de son chemisier que j’ôte hâtivement. Première victoire ! réalisé-je. Isabelle sourit et braque vers moi son regard incandescent. Je réagis à son enchantement et anticipe la manière dont je vais mettre son corps à nu. J’en salive d’avance tandis que le deuxième bouton se laisse dégrafer, puis le troisième… Par l’embrasure de son chemisier, je plonge les yeux dans son décolleté pour y deviner quelques-uns de ses atouts, cachés par un soutien-gorge écru. Puis ma main s’aventure vers ses hanches, les contournant pour atteindre l’attache de sa jupe que mes doigts parviennent à trouver rapidement. Pour en finir avec l’entracte, je débouche mes oreilles pour écouter la musique d’une fermeture éclair dont l’ouverture me donne les plus folles espérances. C’était sans compter sur la main d’Isabelle qui m’agrippe le poignet pour stopper mon élan.

— Olivier ! J’aurais adoré faire l’amour avec vous, mais, là, je suis en train de douter.

— À cause de quoi ? De mon étonnement à propos de votre désir ?

— Non, mais est-il nécessaire d’aller plus loin puisque vous n’avez pas de quoi nous protéger ?

— Mais Isabelle, vous venez de m’accorder vos faveurs !

— Attendez, je ne vous ai rien offert du tout. Je vous ai demandé si vous aviez des préservatifs… Et vous m’avez répliqué par la négative.

— … Cela nous empêchait-il de mieux nous connaître ? Nous n’avons même pas commencé la première leçon !

— À quoi cela servirait-il ? Pourquoi se laisser fondre dans l’ivresse de l’instant ? Cela serait un jeu dangereux ! Je regrette de vous avoir fait cette proposition ! Je dois vous avouer que je vous trouve très séduisant et que vous me charmez. J’adore votre regard et vos magnifiques yeux vert délavé. Écoutez, beau Viking, j’ai vraiment hâte de vous revoir sur de nouvelles bases, mais oublions ce soir. Reprenons nos esprits et aidez-moi à me relever de ce canapé.

Isabelle, à nouveau debout, je jette un œil sur sa main qui est en train de remonter sa fermeture éclair tout en réajustant sa jupe. Elle me questionne :

— Si vous saviez Olivier ?

— À quel propos, Isabelle ?

— Percevant mieux ce qui vous perturbe, je pressens que cela risque encore de vous traumatiser…

— … je suis tout ouïe, Isabelle…

— Comment vous le formuler, monsieur l’astronome ? Euh… Vous allez devoir replier votre télescope… car je ne ferai rien de plus pour vous…

— Mon télescope ?

— Comprenez ce que je veux vous signaler ! Votre mât de misaine…

— Mon mât de quoi ?

— … Votre mât de misaine a soulevé la voilure de votre peignoir. Tabarly, je vous donne ma parole que le bateau navigue toutes voiles dehors. Je serais vous, je me rendrais immédiatement dans une boutique pour acquérir une tenue de bains plus adéquate.

Je regarde instantanément au niveau de ma ceinture pour me rendre compte que mon membre, à travers l’embrasure du peignoir, est érigé tout droit en direction Isabelle, ce qui m’oblige à me retourner vers le portrait de l’oncle Alexandre.

— Ce n’est rien Olivier, je n’ai pas osé vous le dire… En fait, j’avais peur de vous contrarier… Maintenant, c’est moi qui suis indisposée par votre César…

— Là, vous êtes en train d’ironiser…

— Mais non, Olivier !

— Si je vous avais déjà découverte comme le jour de votre naissance, cela n’aurait pas été la même chose…

— Vous savez Olivier, c’est comme pour les journalistes. Ce sont les aléas du direct. Moi, tout autant, je songeais à concrétiser ce joli moment. Je ne trouvais pas déplaisant ce petit trophée qui se dressait fièrement vers moi. J’avais eu l’impression d’être une star. Que d’honneur, Olivier ! Je suis certaine que…

— Vous êtes en plein délire, Isabelle, les César font-ils partie de vos fantasmes ?

— Je ne le crois pas… Et pour réagir à votre remarque, vous m’avez déjà repérée presque nue dans le musée…

— Ce n’est pas du tout pareil… du tout, du tout… Vous vous méprenez…

— Je n’ai pas le même avis que vous… À propos, Olivier, vous êtes en train de m’interpeller ! Vous souvenez-vous de votre scène infantile ?

— Ma scène infantile ?

— À ne pas confondre avec celle primitive. Vous n’avez jamais entendu parler du raisonnement de Freud à propos du petit Hans, un garçon de 4 ans. Il estimait agréable que les amies de son âge le regardent uriner. Ce cas est connu en psychanalyse… Le caractère exhibitionniste s’est transformé en refoulement lorsque Hans n’a plus voulu qu’on l’observe. Du jour au lendemain, il s’est retrouvé pudique.

— Ah !

— Peut-être que vous fûtes victime pareillement, je suis en train de m’interroger…

— Pour tout vous avouer, cela me fait sourire aujourd’hui. Oui, j’ai gardé en mémoire que, lors de mon besoin naturel, ma gouvernante me lorgnait jusqu’au soir où mon oncle Alexandre lui est tombé dessus. J’ai le souvenir d’être devenu pudique.

— La voilà l’explication ! C’est cette scène infantile qui vous a placé dans la phase de refoulement dès le lendemain.

— Et pourquoi votre gouvernante vous reluquait-elle à votre avis ?

— Je n’en sais rien, moi !

— Parce qu’elle-même ne possédait pas de pénis, selon Freud, à part un clone miniature qui se nomme le clitoris. Et le désir enfoui de votre gouvernante était de récupérer ce qui lui manquait. Ce concept est la base de la construction psychologique de la femme. « On ne naît pas femme : on le devient » suivant la citation de Simone de Beauvoir. « Que veut la femme ? » se confiait Freud à la Princesse Marie Bonaparte.

— … Seriez-vous aussi psychanalyste ? Vraiment, vous me fascinez, Isabelle !

— Anne-Liesse, l’une des meilleures amies de Claire, une psychanalyste, nous a communiqué des pistes de recherche. Je pourrais vous la présenter le cas échéant.

— Vous êtes étonnante, car vous êtes pas mal entourée !

— Que souhaite donc la femme ? Elle est en quête d’un fétiche dont elle est dépourvue. Et j’ose vous confesser que c’est pour cela que j’ai eu envie de vous câliner, de vous toucher, de vous caresser. Cela ne vous choque pas que je puisse aborder de tels sujets avec vous ? Qu’en penserait votre oncle ?

— Là, vous êtes en train de me tester, Isabelle ! Qu’est-ce qui vous a interdit d’engager ce processus ? Cela aurait peut-être modifié le cours des évènements…

— J’ai eu une appréhension à partir du moment où vous m’avez demandé si c’était dans mon habitude de prendre des initiatives ! Cela m’a refroidie et j’ai estimé que l’on devrait oublier notre petite causerie sur canapé. En quoi le fait de m’avoir examinée toute nue aurait-il réglé votre problème de pudeur ? Alors si vous avez honte, moi aussi ! Et je devrais être bien plus incommodée que vous.

— Mais c’est la meilleure, Isabelle, vous avez marqué un avantage indéniable sur moi et maintenant vous m’avez mis les nerfs à vif !

— Veuillez me pardonner, cher ami, c’est de votre faute et celui de votre peignoir. Je ne pense pas que vous souffriez de priapisme, tout de même. Auquel cas, je vous conseillerais d’aller vite consulter un médecin, car votre situation serait gênante. La vérité est que vous avez fait ressortir un profond désir pour moi. J’en suis plus que flattée. Vous me plaisez et je sais que l’inverse est réciproque. Le plus raisonnable serait que nous nous connaissions mieux.

Isabelle s’est rassise sur le canapé. À regret, je l’espionne, tandis qu’elle reboutonne son chemisier. S’en rendant compte, elle lève ses yeux, puis se remet debout pour me lâcher une bise sur la joue, avant de me serrer très fort contre elle, comme pour me protéger. Je reste sans voix. Puis, Isabelle se libère en m’observant d’un air interrogateur.

— Allez, Olivier, ne faites pas cette tête de chien battu. Je suis profondément désolée ! Mille excuses encore pour tout à l’heure. C’est lorsque j’ai constaté que vous manifestiez un intense émoi à mon endroit que j’ai osé vous mendier un baiser. Un coup de folie, sans doute. Je suis vraiment confuse pour le bureau de votre mère, j’espère qu’il n’a rien. Tout autant pour votre pudeur. J’imagine que vous avez beaucoup appris sur vous aujourd’hui.

— J’ai quand même beaucoup de mal à admettre que vous partiez comme ça ! Vous auriez pu loger ici pour la nuit, lui notifié-je, il y a une chambre d’amis. Je l’aurais préparée.

— Mais vous ne le souhaitiez pas, tout à l’heure. Et maintenant, vous le voulez !

Isabelle, sans voix, me dévisage tristement avant de me réconforter dans ses bras, puis conservant le silence quelques secondes, elle s’avance vers moi pour me déposer un chaste baiser sur les lèvres.

— Je crois que vous me plaisez, Olivier. Cela ne signifie pas que l’on doit coucher ensemble le premier soir. Cela ne serait pas convenable. Privilégions nos sentiments, c’est l’amour qui triomphera. Déjà, je vous propose de nous connaître davantage en commençant par nous tutoyer.

— D’accord… Isabelle, je me sens trop mal à l’aise. J’aurais tellement désiré aller plus loin avec vous… Euh… avec toi, même sans que nous fassions l’amour. Ce qui s’est passé ce soir entre nous n’est pas équitable…

— Équitable ? Quelque chose aurait dû être équitable ?

— Isabelle, c’est le jour de notre anniversaire à tous les deux. J’aurais préféré te découvrir de la même manière qu’Adam perçut Ève au paradis. Cela me perturbe beaucoup.

— En somme, tu aurais voulu vérifier si Dieu m’avait dotée d’un nombril. Là, tu es en train de me monter un caprice. Pardonne-moi, Olivier, je suis très embêtée, mais si je devais me déshabiller pour te démontrer que je ressemble à la première femme, cela serait vraiment incongru. Mais je comprends ton ressenti par rapport à ta pudeur. Je prête serment que je réapparaîtrai sur le lieu de mon crime… Si tu souhaites que l’on se revoie…

— Quand ? Attends deux secondes ! Je vais récupérer mon agenda dans le bureau, lâché-je, une angoisse au cœur !

— Semaine prochaine, mardi à dix-huit heures, je sonnerai toute nue sur ton palier, cela te convient. Tu préfères avec ou sans chaussures ?

— …

Isabelle est carrément en train de se moquer de moi et cela ne m’amuse pas du tout.

— Je reviendrai, je te le promets ! me réplique-t-elle en me déposant un bécot sur le nez.

— Alors la bataille est terminée ? constaté-je, consterné.

— Oui, la bataille est finie ! Je consentirai à faire l’amour avec toi lorsque je serai prête à m’offrir. Pas avant ! Mais déjà, je viens d’avoir une idée.

— Laquelle ? Je t’écoute attentivement !

— Nous pourrions projeter une petite soirée entre amis afin de mieux nous révéler. Ainsi, pourrions-nous, sur notre lancée, partager quelques baisers pour ne pas perdre la main, par exemple, disons… lundi… J’en ai vraiment envie et je serai disponible. Qu’en penses-tu ?

Elle me dorlote avec tendresse, prolongeant son étreinte en me caressant le nez et en déposant ses lèvres sur les miennes.

— Il faut que tu saches enfin mon secret, Olivier… je t’ai repéré le jour où je t’ai aperçu pour la première fois dans le bus… J’ai éprouvé comme un puissant coup de foudre et je me suis bien gardée de te le manifester. Je ne pourrais jamais te traduire l’inexplicable. Curieuse providence, tu as osé m’aborder. N’avais-je pas suscité du désir en te fixant dans les yeux à un certain moment ? Tu m’as exhortée à aller au cinéma où tu as essayé de m’embrasser… J’ai résisté et il s’est ensuivi un léger malaise entre nous. Pendant deux semaines, j’ai nié l’évidence. Pourtant, j’espérais ardemment te conquérir… j’ai pris beaucoup sur moi pour te téléphoner la veille de mon anniversaire… De notre anniversaire, finalement… Tu t’en rends compte.

— Isabelle, j’ai ressenti la même émotion que toi, dès la première fois que je t’ai vue. Cet instant fut magique… J’ai su tout de suite que tu étais celle que je recherchais…

— Serais-tu déjà amoureux ? Pardonne-moi encore pour tout à l’heure… Je vais te proposer un rendez-vous ; j’annule ma journée prévue demain avec Claire et je t’invite à déjeuner chez moi. Ensemble, nous fêterons notre anniversaire en découpant un gâteau avec beaucoup de bougies. Qu’en penses-tu ?

— … Parfait ! Je suis incapable de m’exprimer…

— Tu es d’accord, j’imagine ?

Mon cœur ne peut que battre la chamade devant une aussi bonne nouvelle, j’adresse mon plus grand sourire à ma dulcinée.

— Oui, de tout cœur, mais que vas-tu pouvoir justifier à ta meilleure amie ?

— Qu’elle a perdu un pari et que j’ai daigné m’inscrire à un cours d’anatomie comparée ! Peut-être que tu tiendras ta revanche, bel Olivier. Peut-être…

— Où et quand le rendez-vous ?

— Eh bien, le lieu me paraît tout indiqué ! Je te récupérerai à onze heures précises pour commencer l’échauffement… Disons… Dans les arènes de Lutèce… Je te ferai alors découvrir le Saint des Saints. La bataille ne te laissera aucun répit, car nous allons d’abord nous mesurer dans un corps à corps. Tu risques d’être disqualifié, superbe gladiateur. Qui gagnera à l’issue de ce duel ? Et puis, nous irons jusqu’à mon appartement pour éprouver doux baisers et sages caresses, puis nous goûterons enfin à notre gâteau d’anniversaire. Tu as bien compris que je n’oublierai pas de sitôt l’horloge de ton père, et il faudra qu’on en rediscute très sérieusement, mon bel Olivier. Embrasse-moi ! Je t’aime comme tu ne peux l’imaginer.

En cet instant solennel, je réalise que notre romance est en train de naître. Dorénavant, je vais devoir vivre au rythme d’une jeune femme qui ne m’offrira aucune pause. Semblant lire dans mes pensées, elle affiche une jolie mimique. Les yeux pétillants de malice, elle m’embrasse encore ardemment avant de me quitter précipitamment.

[1] L’horloge Saint-Nicolas est une horloge dite de parquet, fabriquée dès le XVIIe siècle, notamment dans les environs de Saint-Nicolas d’Aliermont en Seine-Maritime. Sa caractéristique principale est son corps étroit généralement ouvragé, renfermant un balancier court en laiton et une tête sculptée.

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