CHAPITRE 10 - Retour à la maison

18 minutes de lecture

Samedi 22 juin 2013
0 h 10, boulevard Malesherbes, Paris 8e arrondissement


Dans le taxi qui me ramène à la maison, je me sens devenir folle. Comment pourrais-je effacer de ma mémoire une pareille soirée ? Si je téléphone à Claire pour lui confier que je me suis entichée du garçon qu’elle a croisé naguère, à Bully, et dans la propriété même de madame de Marescourt, jamais elle ne pourra me croire. Et pourtant, je vais devoir lui révéler que je suis tombée amoureuse de lui, et complètement par hasard.

Tout ceci m’oblige à en rire, imaginant la tête de Claire au moment où je lui remémorerai qu’elle avait déjà entrepris de faire les yeux doux à ce jeune homme. Elle devrait s’en souvenir puisque, ce jour-là, je l'avais poussée dans la mare du château. En outre, vais-je lui avouer que je me suis rendue à son domicile pour le soigner, ce qui m’a permis de découvrir une chose tout à fait incroyable : la présence d’une horloge quasi identique à celle qui se trouve dans la salle à manger du moulin ? À vrai dire, connaissant la rationalité de ma meilleure amie, je pense que c’est un sujet à esquiver. La main plaquée contre ma bouche, je m’efforce de ne pas exploser de rire. À bien y réfléchir, elle fut vraiment bizarre cette soirée. Comme quoi une existence peut basculer d’un instant à l’autre, en raison d’évènements improbables n’ayant pas forcément de liens entre eux.

Et maintenant, que va-t-il se passer ? Suite au prochain épisode… Je me le demande ! Je me demande ? Tiens ! Je me demande, la, la, la, la…

Et je me demande,
Si cet amour aura…

Quelles sont les paroles déjà ? Claire ne cessait de fredonner cette chanson du temps où elle s’était éprise de Marc, un étudiant en médecine. C’est drôle, car je garde en mémoire qu’elle l’avait aussi chantée le jour où nous avions croisé ce jeune homme qui se prénomme Olivier. À l’époque, j’ignorais tout de lui et ce soir, j’en sais bien davantage, désormais. Ainsi, il venait tout juste d’avoir 18 ans, moi 13, et Claire 16. C’est quand même fou toutes ces coïncidences !

Ah oui, je m’en souviens de son petit couplet :

Une nuit je m’endors avec lui
Mais je sais qu’on nous l’interdit
Et je sens la fièvre qui me mord
Sans que j’aie l’ombre d’un remords
Et l’aurore m’apporte le…[1]

Maintenant cette chanson n’arrête plus de me tourbillonner dans le crâne. Ah ! Véronique, tu ne l’avais pas raté, ton tube, hein !

À présent, me voilà comme désemparée depuis que je me suis parachutée dans sa vie par effraction. C’est qu’il libère plein d’étoiles dans ma tête, l’astrophysicien. Je me retiens de sourire alors que je revois la stupeur que j’ai pu déchiffrer dans ses yeux à l’instant même où j’ai décidé de prendre les devants. N’est-ce pas lui qui m’a tendu la perche avec son affreux peignoir ? Mais quelle surprise d’avoir découvert le portrait d’Alexandre Romé ! j’aurais dû me douter qu’Olivier incarnait son digne héritier.

Voici que le chauffeur ne cesse de me suivre du regard dans son rétroviseur ! Malgré cela, je ne peux m’empêcher de pouffer de rire, ce qui devient franchement gênant, car il va sans doute s’imaginer que je me moque de lui. Je cherche à le rasséréner en inventant une histoire à dormir debout. Il devine ce que je veux lui signifier et s’en amuse.

Au restaurant, j’ai perçu une inquiétude dans les yeux de mon commensal quand j’ai fait allusion à la jalousie d’Antoine, mon ex-amoureux. Une attitude d’étonnement sur son visage m’a vite fait regretter d’avoir révélé son existence. En revanche, j’ai eu un moment de recul, lorsqu’il m’a parlé de sa relation avec Andie, son ex, laquelle possédait la binationalité franco-américaine. Mais comment s’était-elle débrouillée pour lui faire goûter la bagatelle avec un tel entourage ? J’aurais vraiment adoré me transformer en toute petite souris pour le pister et analyser la manière qui lui avait permis de se dégrossir avec ses jeunes cousines… Mince alors !

Rien qu’en me déplaçant dans cet immense appartement, j’ai pu discerner qu’une atmosphère stricte et rigide reste omniprésente dans ce musée rassemblant des meubles rares de différentes époques. Lorsqu’il m’a plantée devant son grand écran dernier cri pour aller se doucher, j’ai quand même pu remarquer que l’appareil était raccordé à un home cinéma, ce qui prouvait qu’il était à la page. Toutefois, je conçois que son intellect est constamment court-circuité par son passé familial. Si les mobiliers et autres bibelots sont soigneusement disposés, seule la chambre où il a installé ses quartiers est moins ordonnée. Ce détail m’a apaisée, car c’est l’unique pièce dans laquelle j’ai pu respirer un soupçon de vie. Circuler dans cette chambre pour aller parcourir toutes ces cartes célestes punaisées sur le mur et survoler la jaquette de tous ces bouquins accumulés sur son bureau et entassés sur le parquet m’aurait bien plu. J’en suis certaine, au restaurant, Olivier a fait preuve de bon sens, même s’il n’a pas aimé que j’évoque les sorciers de Bully. J’ai vite compris que je devrai être patiente pour en découvrir davantage sur cette horloge jumelle, ce qui me procure une idée : en juillet, si Olivier est toujours présent dans mon cœur, je l’embarque pour un week-end en amoureux ; destination Bully. Et si Dieu le veut, je resterai plantée devant lui pour lire sa stupeur dans ses yeux.

Mais pourquoi a-t-il fallu qu’il manifeste son émoi devant une dame qu’il connaît à peine ? Cette réaction physiologique involontaire m’a dérangée sur le coup. Mais lorsque je me suis rendu compte qu’il était tout cramoisi, couleur pivoine et proche de la crise cardiaque, j’ai dû tâtonner pour canaliser ses émotions, mais également les miennes par la même occasion, car stupéfiée par la tournure que prenaient les évènements, j’ai senti poindre dans mes entrailles une excitation révélatrice. Domestiquant aussitôt cet émoi, j’ai dû lui meubler lesprit en lui apportant des exemples sur la pudeur en général. Il a marché jusqu’à ce que je lui propose de le présenter à Anne-Liesse pour commencer une séance de psychanalyse. Réflexion faite, ce n’est pas une bonne idée. Dès demain, je me charge de m’occuper de lui et sans honoraires afin qu’il me fasse entrevoir une nouvelle carte du ciel.

Le chauffeur de taxi persiste à me dévisager avec insistance. M’aurait-il reconnue lui aussi ? Dans l’expectative, je me déplace à gauche du siège et me remémore les photographies entraperçues dans le grand salon, dont celui de son oncle Romé. Passons ! Un cliché m’a particulièrement interpellée concernant ses parents. En l’étudiant, j’ai d’abord été impressionnée par l’extraordinaire ressemblance pouvant exister entre un fils et son père, un homme d’apparence joviale et bienveillante, sans oublier la similitude frappante que le portrait peint de son aïeul révélait. On n’aurait pu dire la même chose de sa mère, une femme blonde et mince, à l’allure bourgeoise, dont la physionomie rappelait ma propre mère. C’est en entrant dans la cuisine que j’ai compris qu’Olivier a dû batailler ferme et employer des moyens exceptionnels pour faire tomber une pareille bastille.

Je ne me lasse pas de redécouvrir les berges de la Seine tandis que j’admire la longue architecture du palais d’Orsay sur la rive gauche, ce qui m’oblige à prendre conscience qu’Olaf Arbo va devoir me fournir de sérieuses explications sur le tableau qui n’aurait jamais dû être dévoilé pour cette exposition, n’ayant pas donné mon accord écrit pour que cette récente création devienne publique. Puis c’était bien spécifié dans le contrat que j’ai signé avec lui. N’était-il pas stipulé que la toile pour laquelle j’ai posé devait rejoindre la collection d’un investisseur privé, un diamantaire connu, m’a-t-il précisé, Olaf ? Cela doit faire cinq ou six ans qu’il me suppliait de lui consacrer quelques heures dans le but que j’incarne la déesse Freyja. Lors de son passage à Paris pour la préparation de cette importante manifestation, j’avais accepté sa proposition, à une seule condition, celle d’avoir un regard sur les postures qu’il me soumettrait. Il m’avait donné rendez-vous au restaurant Le Poulpry, restaurant qu’Olivier avait fréquenté autrefois. Au cours du repas, Olaf avait sorti les croquis d’un projet similaire, réalisé quelques années auparavant avec Birgitt, sa muse norvégienne. C’est le tableau avec Birgitt qui devait être exposé, m’avait assuré Olaf au dessert.

Je dois absolument oublier cette mésaventure et tant pis si le ministre de la Culture et Robert n’en sont pas revenus. Ce fut bien dommage d’interrompre un évènement de cette ampleur, tout ça pour fuir un individu qui n’en valait même pas la peine. Par contre, Olivier avait raflé une bonne partie de la mise dans cette histoire. Moi, bien davantage puisque en vérité je lui avais suggéré de m’embrasser en adoptant une attitude lascive et en rapprochant mes lèvres des siennes de telle façon qu’il n’eut qu’à les cueillir. Par la suite, je n’ai pas su quoi faire. Ce fut le blanc ! Ma mère affirme que je suis une femme compliquée. Mais tous ceux qui osent formuler ce compliment n’ont peut-être pas tort.

Après avoir réglé le chauffeur, qui m’observe toujours avec étonnement, je remonte vite chez moi pour me coucher. Sitôt ma porte franchie, je me déshabille à la va-vite, rangeant mes cuissardes dans le placard d’entrée, accrochant mon manteau à la patère de ma chambre, ôtant ma jupe et mon chemisier, dégrafant mon soutien-gorge, roulant mon collant jusqu’aux pieds et glissant la culotte que je balance dans la panière de la salle de bains comme une basketteuse professionnelle. Tout en circulant de pièce en pièce, telle Ève au paradis, je songe au regard d’Olivier se braquant sur mon anatomie pour quérir la clé de ses désirs inassouvis. Aussitôt, sa présence s’avérant nécessaire pour me choyer, je me place devant ma psyché pour me livrer en offrande à Adam. Je m’abandonne à des idées folles tout en recherchant à apprivoiser ces nouveaux bouleversements qui me submergent en ce moment.

Me reprochant encore d’avoir lâché celui qui chamboule mon esprit, je regrette de n’être pas restée auprès de lui. Qu’est-ce qui me retenait, après tout ? J’ai été idiote, car, à la finale, j’aurais pu me coucher à ses côtés en fixant une frontière avec un traversin. Nous aurions pu dormir l’un à côté de l’autre, nous complaisant dans le silence de la nuit et en nous observant, visage contre visage, comme deux adolescents transis en attente d’émotions futures. Puis, pendant qu’il sommeillait, j’aurais pu me dévêtir intégralement pour me réveiller avant lui et lui faire découvrir la femme dans sa complétude.

À partir de là, j’aurais essayé de deviner ses pensées, d’anticiper ses réactions. Debout face à lui, aurait-il eu l’audace de caresser ma silhouette longiligne ou de s’attarder sur mon petit ventre plat ? S’étonnerait-il de mon pubis taillé façon ticket de métro ou de mes jambes interminables ? Déjà Olaf n’avait-il pas dû s’y reprendre à trois fois pour recommencer le drapé retombant sur l’une de mes cuisses ? C’est une question que je ressasse par moment : pour quelle raison dame Nature m’a-t-elle exaucée ainsi ? Je serais excessivement belle, selon Olaf ! Je dois l’admettre puisqu’on me l’a répétée inlassablement du temps où je parcourais la planète. Depuis, n’ai-je pas accompli des efforts pour m’enlaidir en ne me maquillant presque pas et en recherchant un look austère ?

Demain, Olivier, je vais me métamorphoser rien que pour toi, espérant que ton regard s’enflammera. J’ai l’intime conviction que tu viendras au rendez-vous ! Au fond de mon cœur, tu es devenu mon nouvel amoureux, sauf que je ne peux établir ce statut, car il me faut encore patienter un peu avant de me donner à toi ! Vois-tu, je ne suis pas certaine que nos retrouvailles se concrétiseront de la manière que tu le souhaites ! À ta place, j’éviterais de tirer des plans sur la comète en raison d’un conflit intérieur qui peut s’apparenter au tien. Un jour ou l’autre, il faudra bien que tu saches que dans le tréfonds de mon âme, des digues psychiques entravent mes désirs depuis que je dois faire face à l’inconnu.

En cet instant, je t’imagine en train de m’observer et je m’en fiche éperdument ! J’ai bien sûr saisi que tu as déploré mon départ. Ce fut mieux ainsi, car nous devons distiller cet intense émoi et espérer que notre émerveillement l’un pour l’autre grandisse. À partir de ce soir, pense à Clemenceau qui affirmait que le meilleur moment de l’amour, c’est lorsqu’on monte l’escalier ! De même, ne sois pas plus royaliste que le roi. Même si la partie fut inégale, ayant pu me familiariser avec ta si chère intimité, nous nous sommes quand même embrassés passionnément. Sans t’en apercevoir, tu as réussi à me prouver que j’avais besoin de me pelotonner contre un être viril. Ne t’ai-je pas annoncé que je n’ai plus jamais aimé depuis ma rupture avec Antoine ? Cela t’étonne, et pourtant c’est vrai. Sais-tu que j’ai résisté en entrevoyant ton petit soldat qui s’était redressé avec fierté pour rendre hommage à la dame lovée dans tes bras ? Honneur à toi, Olivier, car durant ces deux années de solitude, je n’ai eu, en aucun cas, l’occasion de contempler le corps d’un homme. Cela me déstabilise psychiquement ! Tu ne pourras pas interpréter mon ressenti puisque ce fut pour moi bouleversant de découvrir ta fragilité. Ce soir, semblable à un écorché vif que l’on dissèque, tu m’appartenais tandis que tes yeux traduisaient toute la sensibilité du monde. Tes baisers ne me suffisaient plus, ayant besoin de te toucher. Pourtant je te le jure, je n’aurais jamais osé enflammer davantage ce gaillard tout timide qui aurait alors manifesté un soubresaut de surprise si jamais il m’avait pris l’idée de le caresser. Je suis certaine que j’aurais été ébranlée par mon audace. J’avais envie de te chérir, de t’agripper contre moi pour te protéger, de me nourrir de ton regard et des émotions futures qui se bousculeraient dans les profondeurs de mon âme. Déjà, ma chaleur, mélangée à la tienne, sécrétait un puissant désir que je m’interdisais de contrôler. De tout mon cœur, de toute mon âme, je veux assouvir ce vide sidéral qui torture mes entrailles. Olivier, mon amoureux, mon cœur, ma tendresse infinie, même si nous n’avons pu aller au-delà du feu qui embrasait nos esprits, je bénis ce magnifique moment qui fut comparable à un état de grâce. Jamais, je ne regretterai cette soirée qui restera ancrée pour toujours dans ma mémoire.

Après m’être démaquillée, douchée et avoir bu un verre d’eau, je rentre dans ma chambre, enfile ma longue chemise de nuit, toute blanche, avant de m’étendre sur le dos, les mains jointes comme si je devais prier. Je ressasse l’intense émoi non prémédité dont je fus la cause, et qui hante maintenant mes plus intimes pensées. J’ai l’impression que, dans ma boîte crânienne, se niche une étrange salle de cinéma, où deux êtres blottis, l’un contre l’autre, ne font plus qu’un. Olivier, mon doux Olivier, je t’assure qu’en cet instant, au plus profond de mon cœur, mon désir s’accentue au fur et à mesure que la pellicule débobine son histoire. Au sein de cette salle de projection miraculeuse, deux entités, en quête l’une de l’autre, fusionnent instantanément. Tu ne peux pas le ressentir, mon cher Olivier, je sens que je délire, percevant que mes yeux s’ouvrent dans un monde irréel. En ce moment, je te visualise et tu es consigné sur la toile de Peter Nicolai Arbo : tu cours sous les nuées et tu es nu, attendant que les valkyries viennent te chercher ; je fantasme, me figurant dans la peau de Freyja à la tête d’une horde de guerrières, traquant l’esprit de mon héros mort au combat. C’est toi, mon héros ! Et tu es celui avec qui je dois festoyer au Walhalla. À travers mes hallucinations, je réussis à m’intégrer dans le tableau la chasse sauvage d’Odin. Mon cheval galope vers les cieux avec mon promis que je dépose auprès des Dieux avant de repartir à bride abattue vers la terre pour dénouer l’énigme du temps.

Flash…

Que m’arrive-t-il ? Dans une sorte de cube tridimensionnel que mon collègue, un prof de math, dénomme tesseract ou octachore, je me retrouve dans une pièce blanche sans aucune issue. Je me rends compte que je flotte dans le vide au-dessus d’un lit qui n’existe que dans mon imagination. Étrangement, je constate que je peux me déplacer par le simple fait de ma volonté et que je suis nue et transparente. Il me suffit de songer à un objet pour le visionner. Maintenant, je me trouve face à une horloge qui égrène les heures, les minutes, les secondes. Que fais-je ici dans l’appartement des parents d’Olivier ? Qu’importe ! Par la pensée, après avoir actionné le loquet du portillon, je cherche à n’importe quel prix à briser le mouvement du balancier. Toujours en esprit, j’effleure de mes doigts les entailles NVP et MAD. Que veulent-elles signifier ? Curieusement, le corps d’Olivier apparaît graduellement sur le côté de la pièce… et à présent, je relève que je suis habillée d’une longue robe bleue et fleurie et que je porte des bijoux en corail rouge… Tu demeures étonné de me découvrir ainsi. Moi-même suis surprise de me retrouver avec une paire de boucles d’oreilles qui me sont inconnues. Tu me contemples et tu me parles. Dans un moment de folie, je me retourne vers toi pour quémander tes baisers fougueux dans l’espérance que tu deviennes l’homme de ma Vie. Je fouille ton regard désemparé qui m’émeut tant.

Flash…

J’ouvre les yeux. Douillettement installée dans le creux de mon lit, je te clame mon amour à haute voix. Chaque mot de cette profession de foi, déclarée sur le palier, est enregistré dans les profondeurs de ma mémoire. Soudainement, je m’agite vers mon compagnon d’infortune, celui qui participe à chacune de mes nuits sombres. Inerte, reposant sur l’oreiller d’à côté, je tente d’apaiser mon confident, mon ours en peluche, à qui je confie toutes mes joies et toutes mes peines depuis ma plus tendre enfance. Je lui avoue que la journée de demain ne sera pas comme les autres, puis je lui explique que, ce soir, j’ai rencontré un monsieur tout triste à qui j’ai dû faire mes excuses les plus plates pour l’avoir bousculé dans son existence.

Une nuit je m’endors avec lui
Mais je sais qu’on nous l’interdit
Et je sens la fièvre qui me mord
Sans que j’aie l’ombre d’un remords
Et l’aurore m’apporte le sommeil…

Mon Dieu ! Voilà que je me reproche de lui avoir demandé s’il possédait des préservatifs. Et s’il m’avait prise pour une femme facile ?

Petit Ours chéri, j’appréhende la journée de demain. Ce sera peut-être le grand saut vers l’inconnu ! Dès mon réveil, fais-moi penser à l’appeler assez tôt pour m’assurer qu’il sera fidèle au rendez-vous. Je veillerais quand même à lui offrir un peignoir un peu plus long en guise de cadeau d’anniversaire. Dors bien, Petit Ours !

***

La pénombre commençait à envahir progressivement la chambre. Isabelle se cala sur son oreiller, les yeux grands ouverts vers un rayon de lumière biffé sur le plafond. À l’aide de son esprit, il lui paraissait qu’elle rêvait de son Apollon en train de tourner les pages d’une revue scientifique dans le bureau de son père. Étonnamment, Isabelle pouvait percevoir d’infimes détails de l’appartement où elle avait séjourné quelques heures plus tôt. Dans cet espace intemporel, elle n’était plus que le silence même. Il se révéla que son corps physique n’avait pu l’accompagner dans cette escapade nocturne. Elle s’émerveilla de pouvoir se déplacer dans chacune des pièces, visitant le vestibule, circulant dans le long couloir, puis le corridor pour accéder à ce qu’il dénommait sa tanière. Comme une ombre, elle pouvait l’observer, sans disposer de la faculté de se blottir contre lui. Elle assimilait que sa conscience, comparable à de la substance spirituelle, était capable de discerner la réalité. S’envisageant au plus profond d’un songe, elle se dirigea vers la bibliothèque, puis le bureau pour inspecter davantage l’horloge afin de se persuader de sa véritable existence.

Isabelle tressaillit dès sa première somnolence, ce qui la réveilla aussitôt. Quelques instants plus tard, ne réussissant plus à retrouver le repos, elle se releva pour retirer sa chemise de nuit, puis médita en admirant la lune avant de s’étendre à nouveau.

Allumant sa lampe de chevet, elle s’excusa auprès de Petit Ours qu’elle déposa au pied de son lit et récupérant l’oreiller, elle le serra contre son corps comme pour ressentir une présence humaine.

Elle s’endormit.

Isabelle, recouverte d’une interminable toge laiteuse, révélait l’un de ses flancs. Elle n’était plus allongée sur une couche, mais assise dans un char conduit par deux gros chats. Olivier contemplait la jeune femme. Il savait qu’il lui fallait d’abord exorciser sa pudeur en déchiffrant le mystère de cette divinité. Recherchant à la dévêtir, il y parvenait graduellement, accomplissant, après maints efforts, à faire filer entre ses jambes une centaine de coudées de tissu satiné. Tenant enfin sa revanche vis-à-vis de la déesse, il s’inclinait devant elle, un genou à terre, comme pour la remercier de la confiance témoignée.

Freyja fit place à une dame blanche qui sollicitait son chevalier afin qu’il se rapproche d’elle. Contournant la litière, l’homme se rangea à ses côtés pour la veiller, puis lui saisissant le poignet, de son index, il frôla sa paume qui se crispa aussitôt.

Dans son sommeil, Isabelle se tortillait avant d’ouvrir les yeux, les refermant brusquement après avoir examiné le creux de sa main. Le doigt imaginaire, sillonnant sa ligne de vie, se substitua à celui d’Isabelle qui s’aventura vers les avant-bras, puis les épaules. Caressant ensuite la peau de son cou, son index évolua vers ses seins dont les mamelons durcirent sous le léger effleurement.

Isabelle soupirait.

Puis l’index reprit imperturbablement un autre chemin, esquissant sur son épiderme et à la symétrie de sa chair, un tracé chimérique qui, franchissant le nombril, progressa pour circonscrire le feu qui s’emparait d’elle.

Sombrant dans la nuit, devant le non-être, elle n’était plus dans son lit, mais au cœur de l’horloge qui se transforma graduellement en cercueil. Les yeux clos et immobile, elle redouta l’éternité à l’intérieur de ce coffre. Sentant son cœur ralentir jusqu’à ne plus battre, elle put percevoir qu’Olivier était en train d’ouvrir le portillon pour ressusciter le balancier à travers son ventre translucide. Son muscle cardiaque redémarra aussitôt et ses paupières s’écarquillèrent comme si un miracle lui avait redonné le souffle de la Vie.

Se détachant de sa châsse, elle traversa le temps et l’espace pour s’avancer vers son promis et lui allouer un baiser. Les aiguilles du cadran tourbillonnèrent à une vitesse irréelle tandis qu’un brouillard épais tapissa la campagne normande pour s’estomper furtivement.

Il n’existait plus d’horloge devant eux, mais, dans le lointain, la tourelle d’un châtelet éclairé par un soleil d’été. Dans une clairière isolée, près d’une rivière, deux jeunes gens découvrirent l’amour pour la première fois, pendant qu’au loin fusaient des rires d’enfants. Sept jours et sept nuits se succédèrent à une allure prodigieuse jusqu’à ce que la lune s’éteigne pour faire éclore d’étranges lumières qui, provenues de nulle part, filaient vers une chapelle afin d’y faire éclater mille couleurs d’un arc-en-ciel. Puis les nuées, alternant clarté et ténèbres, roulèrent à une cadence infernale pour laisser paraître un astre de feu. Une troupe de cavaliers et de soldats stationnaient face à la chapelle dans laquelle on célébrait une union secrète. Un chevalier à genoux priait en présence d’un prêtre. La noble demoiselle, venue seule, le rejoignait devant l’autel pour s’agenouiller à ses côtés. Puis des essaims de nuages sombres chevauchèrent à nouveau les cieux. On entendit le croassement des corbeaux qui se conjuguaient au premier cri d’un bébé. Une matrone saisit la petite fille par les pieds pour la montrer à l’assistance.

L’horloge réapparut à la place de la tourelle. Les aiguilles tournèrent à l’envers, puis à l’endroit ; un garçon progressait, apprenant le métier des armes auprès de son père. Puis le cadran se figea ; d’étranges créatures auréolées veillaient. La femme aimée réintégra le corps de l’horloge qui se métamorphosa en prison. Des hommes lui ôtèrent ses habits avant de lui tendre une sorte de longue toge blanche. Couchée dans un vieux tombereau, elle sanglotait à la vue du bûcher sur lequel on allait la brûler vive. Elle pouvait identifier chacun des officiers royaux entassés sur les tribunes. La foule hurlait. Elle reconnaissait son époux et ses enfants encadrés d’êtres de lumière. Les flammes montaient, sa robe de bure s’embrasa soudainement. Elle se mit à crier.

***

Ébrouant sa longue chevelure, Isabelle se réveille brutalement. Intriguée par ce nouveau rêve étrange, elle réalise qu’un puzzle est en train de se former pour l’avertir d’un évènement futur. Elle se lève pour gagner la salle de bain et se préparer avant d’aller prendre son petit-déjeuner dans la cuisine. Puis, s’éclipsant dans sa chambre, elle se pare de vêtements qui lui furent offerts, il n’y a pas si longtemps, par des couturiers. Ravie du résultat obtenu, fermant le dernier bouton de sa jupe plissée, elle s’exclame :

— J’espère que cela enchantera Olivier.

[1] Amoureuse, chanson composée, écrite et interprétée par Véronique Sanson en 1971.

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