CHAPITRE 17 - Mais quel cauchemar !

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Mardi 16 juillet 2013
7 h 15, rue de Navarre, Paris 5e arrondissement


— Ah ! Maudit radio-réveil !

D’un geste, je presse le bouton push pour faire taire la journaliste qui débite les informations de la matinée, notant au passage la mort de Philippe Verdon, otage au Mali. Je prends peu à peu conscience de mon état. Je me retourne vers Isabelle qui, étendue à mes côtés, me dérobe la main, la serrant très fort pour me signifier que tout va bien.

Cinq minutes plus tard, ma douce se décide à se lever. Dès les pieds sur le parquet, elle enfile une culotte en ne me lâchant pas des yeux. Saisissant sa veste de pyjama, Isabelle me souffle un baiser avant de traverser le couloir pour s’engouffrer dans la cuisine.

Allongé sur le flanc, je la suis du regard et je me sens très calme. Cela serait l’effet du lexomil, paraît-il, un sédatif puissant, que l’interne m’a prescrit à raison de trois comprimés par jour que je dois avaler à intervalles réguliers. Progressivement, j’arrive à me remémorer les toutes dernières heures éprouvées au sein des urgences de la Pitié-Salpêtrière où j’avais été accueilli en observation sous la responsabilité du docteur Bertaux, m’avait précisé le médecin qui couvrait mon hospitalisation. C’est au cours de la soirée que j’étais parvenu à connecter le nom du docteur Bertaux à celui de Claire, l’amie d’Isabelle qui, tout autant préoccupée par mon état, s’était amplement impliquée, depuis la Normandie, jusqu’à me faire subir une batterie d’examens dont les premières conclusions n’avaient rien donné de probant. On en était là.

C’est vers dix-sept heures qu’Isabelle m’avait récupéré dans la salle d’attente après s'être présentée auprès du chef de service qui m’avait suivi depuis mon admission. Dans le taxi qui nous avait ramenés rue de Navarre, j’avais vu Isabelle feuilleter attentivement les résultats des analyses diverses, l’ordonnance et l’intégralité des documents administratifs. C’est au bout d’un moment qu’elle m’avait fait part de ses observations. D’ores et déjà, je devrais remercier Claire qui, mobilisée à distance une bonne partie de la nuit, avait effectué toutes les démarches nécessaires afin que je puisse passer l’ensemble des examens se rapportant à ce que lui avait signifié Isabelle, lors de son appel nocturne. Le diagnostic final établissait que j’ai été victime d’un probable surmenage consécutif à un état de fatigue général. L’avis de Claire fut davantage nuancé puisqu’elle avait estimé que nous ferions trop l’amour, d’après son propre constat. Bilan : a priori, il n’y a rien de grave me concernant, mais je dois absolument lever le pied durant quelques jours pour me requinquer et suivre les indications formulées par le docteur Diaz.

Dès mon arrivée rue de Navarre, Isabelle me recommande de m’allonger dans son lit pour que je puisse me reposer après toutes ces heures difficiles. Petit à petit, je parviens à revisiter certains souvenirs et à reconstituer l’historique des dernières quarante-huit heures.

Par bribes, je me remémore les séquences effectuées dimanche soir : présent encore tardivement dans le bureau de mon père, j’étais en train d’achever un compte rendu complexe, attendu par le président de l’Observatoire de Paris, pour en débattre ensemble, dès lundi matin, avant l’ultime réunion qui devait avoir lieu l’après-midi. C’est vers vingt-trois heures que j’avais plié bagage pour retourner chez Isabelle. Par bonheur, avant de m'en aller, j’avais eu la présence d’esprit d’adresser à Paul et Corinne, avec copie à moi-même, un courriel accompagné d’un PDF du dossier complet, ainsi que des pièces annexes.

En ressortant de mon immeuble, j’avais vite regagné l’angle des rues de Courcelles et Murillo où, par chance, j’avais pu interpeller un taxi qui m’avait déposé, une demi-heure plus tard, devant les arènes de Lutèce, bien heureux de retrouver ma dulcinée.

Dès la porte franchie, j’avais progressé dans le couloir à pas de loup pour rejoindre Isabelle, totalement assoupie devant la télévision restée allumée et à moitié affalée dans le canapé. À partir de ce constat, compte tenu de la fatigue qui commençait à poindre dans mes yeux, j’ai le vague souvenir de l’avoir aidée à se dévêtir et à l’allonger dans son lit en la couvrant d’un drap, puis de m’étendre à ses côtés. Ensuite, encore préoccupé par le rapport que je devais acheminer le lendemain, de mon bureau, aux différents membres de l’Observatoire, j’avais recherché en vain un sommeil qui n’était jamais venu. Puis, ce fut le néant, un néant total. C’est Isabelle qui m’avait raconté ce qui s’était passé ensuite, après ma perte de connaissance vers deux heures du matin, d’après ses dires.

À mon retour de l’hôpital, lundi en début d’après-midi, j’ai réalisé qu’Isabelle s’est fort bien débrouillée pour achever le travail que j’aurais dû finaliser dès mon arrivée à mon bureau. Fine mouche, elle avait pu joindre Astrid qui avait aussitôt informé Paul, lequel avait eu la présence d’esprit de transférer mon message au président de l’Observatoire et à une poignée de destinataires. Mon seul regret fut de n’avoir pu participer à la réunion qui m’aurait permis d’exposer mon point de vue concernant ce volumineux travail d’expertise qui serait partagé avec l’ensemble des institutions et organismes en matière d’astrophysique d’ici quelques semaines. Mais Paul avait su prendre la relève et je devais saluer son sens des responsabilités.

Depuis mon réveil, je note que des flashs me reviennent par période, ce qui m’inquiète, certaines séquences étant relatives au cauchemar que j’espère oublier au plus vite. Je m’aperçois que je ne le peux pas, bien au contraire, car les visions deviennent de plus en plus prégnantes et récurrentes, certes décousues et toujours sans queue ni tête. La caractéristique principale m’oblige à croire que j’explore, en rêve éveillé, plusieurs époques troublées de l’histoire de France où apparaissent des figures emblématiques ou carrément méconnues, tout en côtoyant même quelques-uns de mes proches. Ce qui ressurgit surtout, c’est que j’avais dû me battre pour trouver un avocat, chargé de défendre ma bien-aimée lors d’un procès où elle risquait la décapitation. Rien que ça ! « Elle a pactisé avec le diable, avait énoncé mon oncle aux cinq juges, continuant sa diatribe nauséabonde qui me donne encore la chair de poule : plus je scrute cette bourgeoise, plus je considère que sa beauté est suspecte… Elle représente celle du démon. J’affirme que cette citoyenne personnifie la laideur immonde des ténèbres… D’ailleurs, elle porte sur elle, sur sa hanche droite… Huissier… Veuillez relever sa chemise… Regardez… Cette marque sur sa peau… C’est l’empreinte de la bête… Je demande au tribunal de condamner cette femme à la peine de mort ! »

Tous ces mots proférés par mon oncle sont restés gravés dans ma mémoire.

Ce matin, en me réveillant, j’ai estimé que je devais être sans nul doute influençable pour avoir été capable de récupérer différentes tranches de ma vie pour les agréger dans des rêves improbables, en l’occurrence un cauchemar provenant d’une vague imposture impliquant des sorciers. La coupable, c’était évidemment Isabelle qui m’avait narré une histoire à dormir debout à propos de sa propre grand-mère, argumentant ensuite que c’était une blague pour me restituer la monnaie de sa pièce à propos de ce que je lui ai conté sur les fantômes observés au Mesnil-Peuvrel. Seulement, je soupçonne, et pour cause, qu’Isabelle m’avait menti et qu’elle croyait dur comme fer à sa fable.

Comme quoi, chère Isabelle, raconter des salades peut parfois générer des conséquences inattendues. Que cela te serve de leçon !

Bientôt huit heures : il est temps pour moi de me lever pour avaler quelque chose, histoire de débuter la journée sur les chapeaux de roues, comme aime le dire souvent Corinne. J’éprouve un réel plaisir à retrouver mon peignoir brodé que j’enfile pour me rendre dans la cuisine. J’y croise Isabelle qui termine son petit-déjeuner. Sa veste de pyjama n’est même pas boutonnée et je m’en moque, n’ayant certes pas l’esprit à lui faire la morale en ce moment. Il faut que je m’habitue à sa manière de vivre, c’est tout !

— Comment se porte mon cœur ? me demande Isabelle.

— Pour tout t’avouer, je me sens encore dans le cirage !

— Tu nous as fait peur. Tu remercieras Claire qui s’est vraiment décarcassée pour que ton admission à la Pitié se passe au mieux.

— Très grande gratitude à toi aussi, ma belle, pour m’avoir sorti de ce pétrin. Concernant le remarquable geste de Claire, j’ai déjà pensé à lui offrir un magnifique bouquet en guise de reconnaissance lorsque je la rencontrerai samedi prochain à Bully, et je n’en resterai pas là. À propos, en regardant sur la table basse du salon, je me suis aperçu que tu avais annulé tes billets de train pour Rouen.

— Je ne pars plus !

— Ah ! Pour quelle raison ?

— Je dois d’abord veiller sur toi, c’est une consigne expresse de Claire.

— Ah ! Mais je vais très bien, comme tu vois.

— Je t’interromps tout de suite… Pas si bien que ça. Claire a préconisé que tu prennes quelques jours de repos. Tu as un arrêt de travail. Mais nous avons réfléchi pour la suite.

— Nous ?

— Claire et moi !

Debout devant le percolateur, je l’écoute, me concoctant un café et avalant un comprimé de lexomil. Soudain, Isabelle se retire de sa chaise, qui tombe sur le sol, et se rue dans les toilettes pour vomir.

Elle revient cinq minutes plus tard. Son visage est pâle et tiré.

— Que t’arrive-t-il, mon minou ? lui demandé-je ? Aux WC, j’étais derrière toi pour te tenir et il m’était difficile d’accomplir quoi que ce soit pour t’aider !

— Je me sens patraque depuis la nuit dernière. La fatigue probablement ! Sans omettre que ton malaise m’a perturbée. Donc, pour tout t’expliquer, nous avons réfléchi au timing des toutes prochaines heures…

Alors, je dois tendre l’oreille pour…

Bien… Comme je te l’ai déjà appris l’autre jour, je dois impérativement préparer l’anniversaire de mon grand-père… C’est la raison pour laquelle je devais sauter dans un train samedi matin pour Rouen. Un malheureux contretemps nous a obligés à passer un dimanche sympa en retournant au musée d’Orsay… je crois que c’est un signe du destin, car cela m’a permis de faire connaissance avec ta vieille amie Astrid qui a sans doute besoin d’un sérieux coup de main.

Pour son problème de santé, tu veux dire ?

Oui ! Mais considérant qu’il ne me sera pas facile d’être au four et au moulin, et pour être davantage explicite, je me pose la question suivante : comment faire pour rester à Paris afin de te veiller, sachant qu’en même temps, je dois me téléporter à Bully pour me trouver aux côtés de mon grand-père ? Hein ! Comment accomplir un tel miracle alors que je devrais être déjà, là-bas, en Normandie ? En tout cas, ce contretemps me permet de bénéficier de la matinée pour récupérer un colis dans une boutique. Je t’informe que je pars faire ma course, dès que je me serai habillée… et je ne sais pas encore à quelle heure je vais revenir. Avant midi, c’est certain !

Ah ! L’équation s’avère complexe, ma pauvre Isabelle !

Je vais prévenir Claire qui te contactera durant mon absence ! Ce sera vraiment l’histoire de définir ce qui t’est survenu l’autre nuit, car le docteur Diaz n’a toujours pas compris ton cas.

— Mais non, Isabelle !

— Mais ne t’inquiète donc pas, elle est super sympa, ma Claire ! Tu vas vite découvrir qu’elle ne laisse jamais tomber l’affaire. Donc, j’ai confiance en elle ! Je t’assure que tu es en de bonnes mains.

Mais Isabelle ! Il n’est pas essentiel que ta copine Claire me passe un coup de fil. Je préfère faire connaissance avec elle quand nous serons à Bully, par exemple. Tu dois la rappeler pour lui signaler que je me porte comme un charme. De toute façon, je vais être bien obligé de lui expliquer l’intégralité de mes symptômes lorsque tu me la présenteras !

— Je vais réfléchir à ta suggestion en cours de route et je jugerai selon ma conscience.

— Ne lui téléphone pas, Isabelle !

— D’accord ! Et à propos des fleurs que tu envisages de lui offrir, on les choisira ensemble, étant au fait de ses goûts.

— Parfait, Isabelle, on fait ainsi !

— Bon ! Voici ce que je te propose : tu te rapproches de ta secrétaire… Corinne, c’est bien ça ? Tu la joins pour lui signifier qu’un médecin hospitalier t’a prescript cinq jours d’arrêt pour maladie ; ensuite, tu avises Paul pour lui passer les rênes ; et enfin, tu retournes chez toi pour préparer tes bagages. On part demain aux aurores pour Bully. Mais il est nécessaire que tu t’y prennes à cette heure avec ton loueur de bagnoles. Cela devrait être facile d’obtenir ce que tu veux depuis le temps que tu encenses ses autos. Il doit être devenu ton pote maintenant.

— J’acquiesce à ton idée. De plus, je ne te l’ai pas encore rapporté, mais Père m’a informé que mon oncle André doit me téléphoner dans le courant de semaine prochaine pour les travaux projetés au Mesnil-Peuvrel. Je vais essayer d’avancer mon rendez-vous avec l’oncle André et monsieur Masurier, le couvreur… Je l’envisage pour jeudi après-midi si c’est bon pour eux… Là, je tâche de joindre dans la foulée, Alberto…

— Alberto ?

— Le loueur de voitures…

— Très bien ! De mon côté, mes parents m’ont déjà appelée pour me signaler qu’ils seront dans le premier avion vendredi pour débarquer à Orly, à l’aube. Une Clio sera mise à leur disposition. En empruntant la Francilienne et l’autoroute, ils arriveront probablement vers onze heures si le trafic reste fluide. Ma mère a hâte de te rencontrer, mon père aussi.

— Cela sera évidemment réciproque…

— Concernant le Mesnil-Peuvrel, je suis certaine que papa pourrait apporter de précieux conseils au tien. En quelle année désire-t-il prendre sa retraite ?

— Je ne sais pas encore. D’après son courrier, je dois réunir les devis des entreprises pour chiffrer l’ensemble des opérations projetées pour la maison d’habitation et les dépendances. C’est très conséquent ce qu’il me demande ! Je crois qu’il est devenu fou, mon père. Pour le Mesnil-Peuvrel, je t’emmènerai pour te faire visiter le domaine et je te présenterai à mon oncle André.

— Parfait Olivier, tout est clair pour moi. Je termine de me préparer.

Aussitôt, j’épie Isabelle qui s’affaire plus vite que son ombre, ôtant sa veste de pyjama, se débarrassant de sa culotte et se ruant sous la douche en chantonnant.

Les cheveux mouillés qu’elle tamponne avec une serviette, elle réapparaît nue dans le couloir, puis ouvre les placards, écarte, un à un, les portemanteaux, puis se retourne pour me jeter un regard lorsqu’elle s’aperçoit que je l’observe. Elle transpire et je pressens qu’elle veut m’adresser la parole, mais soudain, n’y tenant plus, elle court aux toilettes pour vomir une nouvelle fois, ce qui me provoque, au fond de moi, un soupçon d’inquiétude. Elle tente de me rassurer en me révélant que Claire lui avait déjà pris un rendez-vous à Neufchâtel chez l’une de ses consœurs.

— Reste à savoir si je ne l’annulerai pas, car je vais être bien trop occupée avec les préparatifs de la fête, me lance Isabelle.

Tandis que je recherche un jean et un sweatshirt dans l’ancienne penderie de Claire, Isabelle, revêtue négligemment d’un haut de pyjama, revient me voir.

Je la dévisage, les yeux interrogateurs. Je sens qu’elle désire me parler…

— Bon ! Récupère ta chemise et un pantalon et rejoins-moi dans ma chambre. Nous allons tailler une petite bavette ensemble pendant que je continue de m’habiller.

Isabelle ôte sa veste pour l’accrocher à la patère puis s’empare d’une culotte et d’un soutien-gorge qui sont ajustés en un tour de main. De mon côté, je demeure suspendu à l’analyse d’une gestuelle féminine qui consiste à enfiler les bras dans les bretelles avant de les glisser derrière le dos pour en agrafer l’attache. Magnifique enchaînement que je suis incapable d’effectuer. Elle s’assied sur le bord de son lit, lève sa jambe droite pour l’engager dans un jodhpur. Le mouvement est souple et élégant. Cependant, elle arrête son action pour s’adresser à moi en ces termes.

— Mon cher ami, mon lapin adoré, je t’informe qu’il est bientôt neuf heures. Je sais que tu as passé une très mauvaise nuit, hier, mais moi aussi, figure-toi… 

Je ne réagis pas, m’interrogeant pour filtrer où elle désire en venir, tandis qu’elle lisse son pantalon d’équitation. Elle me précise :

— En effet, ton cas s’avère plutôt atypique, voire inquiétant… Explique-moi que je comprenne ! Que pensait Andie lorsque tu lui sautais dessus la nuit, pendant son sommeil ? Raconte-moi ?

— Sauter ? De quoi parles-tu, Isabelle ? Sauter ! Tu veux dire lui faire l’amour ?

— C’est exactement ça… Oui… On peut dire aussi baiser si tu préfères ?

— … Bai…

— Tu ne réponds plus, Olivier !

— Lui faire l’amour pendant son sommeil ?

— Oui ! Tu as parfaitement saisi ce que je veux signifier. Aujourd’hui, je suis vulgaire. J’appelle ça sauter ou baiser !

— Mais je n’ai jamais entrepris sexuellement Andie pendant qu’elle dormait… De qui tiens-tu cela ?

— Je le présume… Car tu as réellement cherché à me prendre par surprise l’autre nuit… Un vrai taureau ! C’est peut-être l’origine du monde que tu n’as pas arrêté de regarder au palais d’Orsay qui t’a perturbé… Explique-moi, au moins ! À moins que ce soit la culotte que j’ai osé retirer dans les toilettes du musée qui aurait pu t’occasionner un je-ne-sais-quoi.

— Isabelle, pardonne-moi de ne pas te comprendre, mais il me semble que j’hallucine en t’écoutant… Je ne me souviens pas t’avoir approché cette nuit-là, à part t’avoir déposé un léger baiser sur ta tache de vin. J’étais parfaitement lucide, pourtant…

— J’ai nettement ressenti ce baiser sur ma hanche, ce qui m’a réveillée d’ailleurs. Non, c’est un peu plus tard que tes agissements se sont produits… Je t’ai entendu compter. Je ne sais pas pourquoi tu comptais, mais tu comptais… Je t’ai demandé de te taire, mais tu continuais. On aurait dit que tu comptais des moutons…

— … Des moutons ?

— Des moutons ou des cochons… Peu importe… Mais cesse de me regarder ainsi ! Je te jure que c’est vrai… Puis de la même manière qu’un âne en rut, tu t’es vautré sur moi… Il a fallu qu’avec mes jambes, je te déséquilibre pour te remettre à ta place. Tu t’es écroulé à la renverse et en travers du lit, les yeux hagards…

— Là, j’hallucine, Isabelle !

— C’est là que je me suis sentie obligée de te secouer pour que tu reprennes tes esprits. Je t’ai giflé, je ne sais combien de fois… Tu es retombé comme une masse… Tu m’as fait très peur. J’ai cru que tu étais mort… Cela se produit souvent, ce genre de truc ? Je me suis promis d’en parler plus précisément à Claire qui en connaît la moitié de…

— Surtout pas Isabelle ! Surtout pas ! Que penserait-elle de moi ? Je t’assure que c’est la première fois que cette chose-là survient !

Je suis mortifié, n’ayant plus la capacité de communiquer avec ma belle que je regarde niaisement. Savoir que Claire, sa meilleure amie, sera au courant de ce qui m’est advenu l’autre nuit me dévaste. Isabelle ne répond toujours pas et paraît réfléchir. Je reste suspendu à ses lèvres, attendant un écho qui semble s’être perdu au retour. Au bout de deux minutes, le miracle s’accomplit.

— Bon ! Je viens de cogiter… Je ne dirai rien à Claire. Je lui expliquerai ce qui est arrivé au mari d’une collègue qui m’a raconté sa mésaventure. Je te garantis, Olivier, que tu étais bizarre. Écoute… Je pense que tu devrais te reposer davantage ce matin, pendant que je m'absente pour effectuer mon dernier achat. Profites-en pour joindre ta secrétaire, Paul et ton Alberto… Et ne manque pas d’envoyer ton arrêt de travail à madame Barbier… Euh… à Corinne !

— Je crois que tu as raison… Il y a quelque chose qui est en train de clocher chez moi ! Je vais attendre ton retour et on en rediscute après.

— Tu sais, Toufou se fera un plaisir de te remplacer jusqu’à vendredi… J’ai pu échanger avec lui pendant que tu sommeillais.

Face à mon silence, elle ouvre la porte de sa penderie pour saisir un corsage. Profondément mal à l’aise, je la regarde tourner de droite à gauche et de gauche à droite, se contemplant devant la psyché. Pivotant, elle me pose sa main sur l’épaule pour m’annoncer :

— Oublions ce qui s’est passé l’autre nuit, je vais quand même demander à Claire ce qu’elle pense de tout cela.

— … Non, Isabelle !

— Je t’assure que tu ne seras pas mis en cause, je te le promets.

Toute pimpante, elle sort de sa chambre.

À l’évocation de ce qu’Isabelle m’a rapporté concernant ce baiser déposé sur sa hanche, j’ai réalisé qu’une partie de mon cauchemar n’en était pas un, cela ne pouvait être possible. Comment ai-je pu être abusé à ce point ? Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir forcer Isabelle en plein sommeil ? Je suis choqué par ce que je viens d’apprendre. Parmi mes souvenirs, je revois l’oncle Alexandre sous les traits de Fouquier-Tinville ! Certes, il y ressemble quelque peu et je ne l’ignorais pas. En tout cas, faut-il que je sois vraiment foldingue pour concevoir que le propre frère de ma mère lancerait un anathème sur ma bien-aimée au cours d’un mauvais rêve qui s’est éteint lorsque Robespierre m’avait toisé, provoquant l’assaut qui avait tant traumatisé Isabelle ?

Il est neuf heures et Isabelle continue de s’apprêter comme si elle se rendait dans un haras avec ses bottines, son jodhpur, son corsage à fleurs et son chignon roulé en boule qu’elle épingle dans le reflet de sa psyché, tout en m’observant. Elle doit récupérer son fameux colis dont j’imagine qu’il s’agit du cadeau qu’elle offrira à son grand-père pour son anniversaire. Elle doit aussi rencontrer l’un des amis de ses grands-parents qui demeure dans le quartier et qui fut élève de l’École des Beaux-Arts de Rouen. Elle a espoir de le convier à cette fête afin qu’il prenne contact avec d’autres anciens camarades de l’agglomération rouennaise. Je n’en sais pas plus, car le secret est de rigueur dans le cerveau alambiqué d’Isabelle. Anticipant son départ, elle me dépose un baiser sur la bouche avant de me susurrer :

— Je te laisse dans tes songes, mon amour, je reviens dans une heure ou deux. Essaie au moins de te détendre.

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