CHAPITRE 18 - Comment avez-vous su, docteur ?

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Mardi 16 juillet 2013
10 h 10, rue de Navarre, Paris 5e arrondissement


Vingt minutes sans la présence d’Isabelle, c’est déjà beaucoup. Je me hisse péniblement du canapé pour aller examiner les lectures de ma tourterelle dans sa bibliothèque. C’est sur l'étagère la plus basse que je découvre un livre, d’inspiration spirituelle, que je n’aurais même pas eu l’idée d’offrir à l’oncle Alexandre : le fameux Kâma-Sûtra ! Un ouvrage, dédié aux doctrines bouddhiste et hindouiste, sournoisement dissimulé entre deux albums photos.

En proie à mon étonnement, je m’assieds sur le canapé pour le parcourir. Je crois deviner ce qu’Isabelle manigance. Voilà pourquoi elle danse de manière bizarre depuis quelques jours ; des Mudrās, a-t-elle bredouillé ! Je viens de comprendre le subterfuge ; ce n’est pas de la philosophie qu’elle dévore certains soirs, mais le Kâma-Sûtra. Bêtement, je profite de son absence pour feuilleter le recueil litigieux. Sur la deuxième page, je peux lire Éliane, le prénom de sa maman, légèrement esquissé au crayon et presque effacé. Ce n’est pas sa mère qui lui a fourni ce fichu bouquin quand même ! Ma curiosité s’avérant plus forte, je l’ouvre. Subdivisé en sept livres, cet ouvrage ne correspond pas à l’idée que je m’en étais représenté au préalable ; il apporte tout d’abord les règles de séduction et de vie relatives à l’existence des individus et des couples en traitant des parfums, de la nourriture, de la musique, de la danse, des tatouages, des fleurs, de la médecine, des baisers, des caresses, des griffures, des morsures, de l’imagination… La légende de Sati me fait frémir d’effroi. Comment une femme, attentionnée, peut-elle s’installer sur le bûcher de son défunt mari pour se laisser brûler vivante ? Feuilletant les pages au hasard, j’atteins le chapitre dédié aux soixante-quatre positions sexuelles. Vaste programme visiblement ! Délicatement, je referme le volume pour le ranger à sa place, lorsque l’appareil téléphonique mural se met à retentir ! Je ne réagis pas par crainte de tomber sur celle avec qui je n’espère pas communiquer.

Cinq minutes plus tard, la sonnerie m’interpelle de nouveau. Dans le doute, j’intercepte l’appel.

— Bonjour, Olivier ! C’est Claire, l’amie d’Isabelle. Je viens prendre de vos nouvelles après votre malaise de l’autre nuit.

— Bonjour, Claire, c’est très gentil à vous de me passer ce petit coup de fil ! Ainsi, vous désirez me demander si je vais bien…

— Exactement !

— Pour tout vous dire, je me porte comme un charme.

— Parfait !

— Claire, de mon côté, je souhaitai vous remercier pour la réactivité dont vous avez su faire preuve… Et sachez aussi que je suis vraiment navré d’avoir gâché votre nuit.

— Merci, Olivier, je n’ai accompli que mon travail, même si j’étais en congé. Si je vous téléphone, c’est pour éclaircir un point… En effet, Isabelle ne m’a pas tout expliqué. J’ai bien réalisé qu’elle était hésitante concernant certaines de mes questions.

Je suis interloqué, car je sens déjà arriver le coup fourré, venant de déchiffrer que Claire aspire à en découvrir davantage sur quelques-uns de mes symptômes qu’elle ne comprend pas, après avoir lu le compte rendu du docteur Diaz. Là, je suis bien obligé d’accuser le choc. De plus, je ne peux pas imaginer que mon amoureuse expose à sa meilleure amie le comportement libidineux qui m’a caractérisé en plein sommeil. Je commence à m’alarmer, écoutant Claire sans oser l’interrompre.

— Rassurez-vous Olivier, il n’y a rien de méchant, je vous le répète ! Isabelle m’a appris qu’une de ses amies… une enseignante a eu des problèmes avec son époux. Je dois vous avouer qu’elle m’a dressé avec précision des indices qui s’avèrent étranges…

— Quel rapport avec moi ? m’étonné-je. Isabelle m’a effectivement évoqué le cas du mari d’une de ses collègues… sans toutefois m’en révéler davantage puisqu’elle est aussitôt partie pour aller récupérer le cadeau de son grand-père.

— Un cadeau pour son grand-père ? Ah !

— Oui ! Un cadeau... Ce qui m'étonne, c'est qu'elle m’a même annoncé que vous étiez au courant !

— D’accord ! Si Isabelle le déclare, c’est que ça doit être vrai ! Revenons-en à la raison de mon appel ! Figurez-vous que j’ai eu l’impression qu’elle devait tenir la chandelle pour en savoir autant sur la vie de sa camarade de travail. Pas idiote, la petite Claire. Elle s’est dite : ce n’est pas envisageable ce qu’elle me raconte ! Et comme son amoureux a fait un sérieux malaise, tout récemment, le lien est vite établi. Justement, Isabelle vient de m’envoyer un SMS, m’informant qu’elle quitte son domicile. C’est là que j’ai eu l’idée de vous joindre. Je dois aussi vous préciser qu’Isabelle n’est pas au courant de mon appel. Je compte sur votre entière discrétion.

Ce n’est pas possible ! La menteuse ! Je ne la crois pas.

— Allo… Allo… Olivier, vous êtes encore là…

— Je ne vous comprends pas, Claire…

— Ah bon… Ne jouez pas le naïf avec moi, Olivier… En douce, expliquez-moi ce qui vous est arrivé ? Je dois vous souligner que je suis médecin et que je peux prendre un peu de temps pour vous aider.

Ahuri par cette demande inopinée, je me frotte le front et les yeux avant de commencer un début de confession, du moins, ce qui est racontable, car je perçois que Claire veut m’entendre sur un sujet se situant en dessous de la ceinture. Cependant, je suis moins enclin à me confier sur un épisode qui ne regarde qu’Isabelle et moi. Étonnamment, Claire m’écoute sans me couper la parole. Je peux donc lui développer la nature de mes hallucinations, telles qu’elles se sont révélées.

— Tiens ! Isabelle ne m’avait pas évoqué vos illusions. En tout cas, je découvre que ça vous survient à vous aussi ! me répond-elle.

— C’est volontairement que je ne lui ai rien dévoilé de mon étrange cauchemar. Lui en dire deux mots aurait compliqué les choses, car vous la connaissez mieux que moi, votre copine ! Pour les rêves qui la concernent, je considère qu’ils s’apparentent à des images fantasmagoriques puisées dans son histoire familiale. Imaginez le tableau si elle et moi tombions dans ce biais. Fatalement, on aurait droit à une place directement dans un asile. Ceci dit, c’est à mon tour de vous demander d’être discrète.

— D’accord Olivier ! Pour ma part, je fréquente les proches d’Isabelle bien avant vous et cela depuis ma plus tendre enfance. Effectivement, côté maternel, il traîne dans son entourage une vieille légende concernant des illusions qui se transmettent à la descendance, tout en sautant des générations. Par ailleurs, il y a aussi cette tache que j’ai pu apercevoir à plusieurs reprises sur la hanche d’Isabelle ; sachant que sa grand-mère en avait une identique. Mais peu importe, continuez votre anecdote ! J’attends la suite…

— Ma foi, c’est tout ce que j’ai à vous signaler, inspecteur !

— Vous êtes un petit plaisantin, Olivier, et je sens qu’on va bien s’amuser tous les deux. Isabelle m’a laissé entendre que vous décolleriez demain pour aller vous ressourcer à Bully. On va alors pouvoir se rencontrer et faire plus ample connaissance.

— Vous êtes déjà au courant que nous partons demain ?

— Isabelle me l’a rapporté, il y a cinq minutes !

— Ah !

— Vous n’avez donc vraiment rien de nouveau à me faire savoir de cette fameuse nuit…

— Non ! Je signe ma déclaration et vous me libérez tout de suite, cheffe…

— D’accord, je ne vous passerai pas les menottes si vous m’en révélez davantage…

— Je n’ai rien d’autre à divulguer… Quant au reste, il faudra interroger le mari de la collègue !

— Vous êtes quelqu’un d’obstiné, Olivier… Vous me plaisez beaucoup…

— Dites-moi claire, assez tôt, je présume qu’Isabelle vous a rendu compte qu’elle avait croisé le chemin d’un homme qui était devenu son amoureux ? Mais seriez-vous en train de me faire la cour ?

— Ah non ! pourquoi ?

— Parce qu’Isabelle m’a appris que vous me connaissiez du temps où je me rendais au château de mademoiselle de Lestandart. Elle m’a aussi rapporté que le jour de mon anniversaire, vous y étiez présente… et que vous aviez eu le béguin pour ma personne. Vous deviez avoir presque 16 ans à l’époque, et moi 18.

Je l’entends rire au téléphone…

— Effectivement, Isabelle m’a raconté cette anecdote une semaine après votre rencontre. Dites-moi, c’est de la vieille histoire et j’étais bien jeune. Sérieusement, pensez-vous que j’étais sensée à 16 ans ? Mais là, j’observe que vous tentez d’opérer une diversion, me répond-elle.

— Diversion ?

— Oui diversion, car vous ne paraissez pas vouloir me faire part de ce qui vous est arrivé l’autre nuit… Je dois vous dire, pour réagir à vos interrogations, qu’Isabelle est tombée amoureuse de vous en vous croisant dans un bus. Je vous assure que ce fut une réelle surprise pour moi, elle si sage habituellement ! C’est extraordinaire de constater que sa meilleure amie a réussi à se dénicher un galant dans un bus. Je dois vous avouer qu’elle m’a rapporté plein de bonnes choses sur votre compte. J’ai été étonnée des circonstances de votre rencontre… Ensuite, vous avez appris à l’apprivoiser… Je présume qu’elle vous laisse parfois sans voix.

— C’est précisément ça, Claire. Je reste souvent sans voix ! Vous la connaissez bien mieux que moi. Maintenant, à mon tour d’être curieux : que vous a-t-elle conté à propos de notre premier rendez-vous ? Je souhaite vivement le découvrir !

— Ah ! Elle m’en a rapporté beaucoup à vrai dire. Ce qu’il me semble, c’est que ce fut d’abord un tête-à-tête inattendu ! Elle a du reste débuté en fanfare, votre romance, paraît-il ! Au demeurant, j’ai cru comprendre que cela avait commencé chez vous ?

— En fanfare ? Chez moi ? Ce n’est pas exactement ça, car il y avait eu un précédent…

— Oui, je sais ! Vous aviez été voir ensemble le dernier James Bond. Elle m’a aussi raconté...

— On ne peut rien vous cacher. J’imagine que vous devez évoquer l’entrevue à mon domicile. Il va falloir que je vous précise… Au départ, Isabelle m’avait sollicité pour que je lui serve d’alibi, lors de la…

— Je ne parle pas du détail habituel, tout le tralala… Je suis au courant que vous avez visité une exposition au musée d’Orsay, puis que vous l’avez conviée au restaurant, mais, par la suite, elle s’est rendue chez vous où elle a découvert que vous déteniez une horloge analogue à celle appartenant à ses parents. C’est ainsi que les choses se sont engagées, n’est-ce pas ?

— Effectivement, Isabelle est bien venue me raccompagner chez moi pour m’aider… En vérité, cette journée a été éprouvante pour moi. De plus, Isabelle avait commandé une bouteille de champagne pour fêter nos anniversaires… il faut que vous compreniez que je ne l’avais pas invitée, votre copine… Seulement, elle maîtrise l’art de manœuvrer les hommes à merveille et elle s’est débrouillée en beauté pour arriver à ses fins. C’est ainsi que…

— Ah ! Vous avez réussi à faire exprès d’être mal en point pour qu’Isabelle s’occupe de vous ! C’est le coup classique !

— Mais vous êtes péremptoire dans votre propos !

— Mais non ! Je présume qu’après l’épisode de l’horloge, vous vous êtes embrassés !

— Mais qu’en savez-vous ?

— Isabelle m’a mise dans la confidence, car elle avait besoin de moi pour…

— Elle vous a tout relaté de cette soirée ?

— Pas tout, olivier !

— Pas tout ! C’est déjà beaucoup !

J’ouvre des yeux démesurément ronds, comprenant qu’Isabelle a retracé, de but en blanc, le déroulement de cette soirée. Je sens mon visage s’empourprer en raison de l’embarras qui me submerge. J’essaie de reprendre le contrôle de la situation.

— Allo… Allo… Vous êtes toujours là, Olivier, je n’entends plus rien…

— Oui, je vous écoute… Mais qu’a donc pu vous raconter, Isabelle ?

— Bon, je vous explique tout… D’abord, qu’elle avait été mémorable, votre soirée, en raison de la présence de cette horloge ! Ce qui a causé un joli quiproquo par la suite… vous obligeant même à entretenir de délicates attentions à son égard. Elle m’a confessé que vous l’avez séduite ce soir-là. Alors là, je vous applaudis.

— Ah !

— Je vous assure qu’elle était heureuse.

— Merci, Claire ! Et si on pouvait se rappeler à un autre moment… Je suis fatigué et je ne vois vraiment pas où vous souhaitez en venir !

— Je vous exprime ma gratitude et toutes mes félicitations. Sincèrement, bravo ! C’est ça le point essentiel et qu’importent les moyens employés. Maintenant qu’Isabelle est dans vos bras, gardez là… Mais dites donc, c’est étonnant que vous soyez nés le même jour ?

— Oui, Claire ! C’est inattendu ! Mais ne pensez-vous pas qu’il y a du vrai et du faux dans ce que vous a retracé Isabelle à propos de cette soirée. Pour ma part, je suis certain qu’elle vous a raconté des blagues. N’en fûtes-vous pas victime par le passé ?

— Ah bon !

— Vous le savez fort bien puisque vous m’aviez… louangé le jour où Isabelle vous avait poussé dans la mare du château.

— Ah oui ! Je me souviens, mais « louanger » est un verbe un peu fort. En fait, je m’étais demandé ce que fichait un beau jeune homme comme vous chez la comtesse… Dans le village, il a été même relaté qu’elle vous apprenait le catéchisme.

— Catéchisme ? Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Oh là ! J’ai l’impression qu’elle a des doutes…

— Allo, allo…

— Ce que je fichais chez la comtesse ? Mais vous devez le savoir puisque vous étiez à l’extérieur du château ! Rappelez-vous, je rangeais sa bibliothèque, celle agencée par le père d’Isabelle.

— Mais vous n’avez pas fait ça toute la journée, quand même !

— Je ne comprends pas votre question, Claire !

— En fait, des rumeurs ont circulé à propos de votre présence au château. Sachez que je n’en ai pas cru un mot.

— Probablement des racontars… Pour en revenir à Isabelle, c’est gênant, tout ce que vous venez de rapporter en ce qui concerne notre liaison. Je ne pensais pas qu’Isabelle vous aurait ainsi exposé sa vie amoureuse et la mienne par la même occasion…

— Passez outre, Olivier ! Lorsqu’elle m’a téléphoné, Isabelle avait besoin de discuter contraception. Seulement, je ne suis pas habilitée à lui fournir ce viatique. Étiez-vous au courant ?

— Non !

— Pour votre gouverne, je demande votre loyauté. Vous ne bavarderez pas de ça à son retour : Sachez que, grâce à l’une de mes proches amies, gynécologue, je suis parvenue à obtenir deux ordonnances, l’une pour des pilules anticonceptionnelles et l’autre pour effectuer des tests V.I.H., pour vous et Isabelle. Peut-être ne le saviez-vous pas... En même temps, j’avais réussi à lui décrocher un rendez-vous avec ma consœur, à Neufchâtel, mais ça ne l’intéressait pas pour l’instant.

— Merci, Claire… Vous m’en dites beaucoup trop. Concernant les tests V.I.H., jusqu’à aujourd’hui, je l’ignorais, mais je crois que la confiance fut la plus forte dans notre cas. Mais comprenez-vous que cela devient gênant de papoter de tels sujets avec vous ?

— Mais c’est la vie, Olivier. Pigez-le ! Surtout, ne me remerciez pas, j’ai fait le nécessaire pour que vous soyez tranquille.

— Vous avez vraiment pensé à tout…

— Je connais Isabelle depuis toujours ! Il est naturel que l’on se partage nos petits secrets. Elle m’a informé qu’elle était follement amoureuse de vous et qu’un moyen anticonceptionnel s’imposait. Elle souhaitait qu’on lui pose un stérilet, ce que je lui ai vivement déconseillé, vu son âge. Vous savez, entre filles, on discute de tout, il n’y a pas de tabous ! On plaisante aussi. Au fait, en parlant de tabous, ne seriez-vous pas un petit peu trop pudibond, par hasard ? Je suis en train de me le demander.

— Pas vraiment Claire, c’est relatif ! C’est Isabelle qui vous a rapporté ça ?

— Pas du tout, Olivier. Maintenant, si vous le voulez bien, j’envisage de vous interroger ! Ne vous inquiétez pas, c’est quand même soft… Êtes-vous prêt ? Je vous rappelle que je suis avant tout médecin… Et c’est en qualité de médecin que je m’autorise à vous poser une batterie de questions…

Elle est en train de me tester, elle aussi. C’est une blague ! Vais-je être obligé de lui répondre  ? Elle est en vacances, tout de même… Mince alors ! De plus, je passe pour quelqu’un de rétrograde.

— Attendez Claire ! Je m’installe confortablement dans le canapé avant toute chose. Je suis étonné que vous ayez déjà un formulaire avec vous !

— Je l’ai édité avant de vous téléphoner. Nous avons internet et une imprimante à la campagne, que croyez-vous ?

Effaré par la tournure de cet appel, j’anticipe les instructions comme un adolescent boutonneux. Claire, doucereuse, prend d’abord son temps pour me préciser ce qu’elle escompte de mes explications, le sujet s’avérant sensible. Les premières questions sont orientées sur l’incident qu’Isabelle m’a relaté ce matin. C’est de très mauvaise grâce que je me prête à toute une série de thèmes incisifs. Je me rends compte que Claire cherche à effectuer un diagnostic rigoureux. Aux interrogations longues s’intercalent celles qui sont courtes, voire très courtes, tandis que les réponses sont du même acabit. Au fur et à mesure que les minutes s’écoulent, toute ma vie passe au crible : la petite enfance, l’enfance, la période pubertaire, l’adolescence et tout et tout…

Au cours de cette garde à vue digne d’un commissariat de police, sans les menottes ni lampe plantée dans les yeux, je continue de l’appeler inspecteur, ce qui l’amuse. En une trentaine de minutes, je dois décliner l’ensemble de mes antécédents et tous ceux de ma famille. C’est à la fin de ce supplice que Claire consent à me préciser ce qui semblerait être mon problème sous réserve d’obtenir une ou deux confirmations provenant de médecins spécialistes du sommeil. Ouvrant les yeux démesurément, je prête attention à tout ce qu’elle m’explique.

Joker ! Je prétexte un besoin urgent pour achever l’entretien. Désabusé, je n’en peux plus de l’écouter et je raccroche, m’astreignant à clore ce sujet avec cette Claire qui en sait beaucoup trop sur mon intimité. D’ores et déjà, j’espère ne jamais rencontrer cette femme.

Abasourdi par tout ce que Claire vient de me révéler, je me rends dans la cuisine pour aller récupérer la boîte de lexomil. Mais qu’avait donc bien pu exposer Isabelle à son amie pour qu’elle s’alarme ainsi ? Pour quelle raison m’en a-t-elle autant détaillé sur le sommeil paradoxal qui peut entraîner des complications de type érection nocturne et tout le tremblement ?

Et elle y avait été vraiment franco, la Claire qui avait fait l’effort de me préciser que les manifestations de la sexualité pouvaient surgir, même lorsqu’on était assoupi, et sans que l’on se rende compte de quoi que ce soit. Ainsi, d’après elle, j’aurais tenté d’honorer Isabelle durant mon sommeil et, ça, je n’en avais aucun souvenir.

Dix minutes plus tard, le téléphone sonne à nouveau. C’est encore Claire qui, après plusieurs confirmations, m’informe que le dérèglement libidinal qui m’avait atteint devait s’apparenter à celui d’un trouble d’ordre sexsomnique[1], sans doute momentané, qui lie, tout à la fois, somnambulisme et sexualité. Mais que diable m’était-il donc arrivé cette nuit-là ?

Reprenant un second lexomil pour me calmer, je remercie Claire qui raccroche.

Un gros paquet sous le bras, Isabelle vient tout juste de rentrer. Courroucé, je lui mentionne que son amie Claire a réussi à me joindre par deux fois et qu’elle s’est montrée bien trop curieuse à mon goût. Avec un certain emportement, j’explique que son amie n’avait pas hésité à me poser toute une batterie de questions, les unes plus embarrassantes que les autres, lesquelles auraient fait rougir ma grand-mère Romé. Le visage d’Isabelle emprunte toutes sortes de réactions, sautant du sourire, à la contrition, de la moquerie à l’étonnement, sans daigner répondre à mes interrogations. Ce silence m’agace, car je sens qu’il y a anguille sous roche, Claire m’ayant demandé si nos premiers rapports s’étaient effectués avec des préservatifs ? C’est là qu’Isabelle m’avoue à voix basse qu’elle avait pu se procurer des pilules contraceptives, il y a tout juste une quinzaine de jours. Sur ces dernières paroles, elle court vers les toilettes, ce qui m’inquiète déjà.

***

Dès notre arrivée rue Murillo, Isabelle s’est assise directement dans le fauteuil de mon père pour feuilleter une revue traitant des trous noirs. De temps en temps, son regard se porte sur l’horloge qui la fascine tant. Je la quitte pour la laisser dans ses songes, car il m’importe de réunir mes vêtements et toutes mes affaires personnelles pour les disposer dans un sac de voyage et une valise que j’ai choisie assez conséquente. Aussitôt mon organisation terminée, je la ferme et la fais rouler jusque dans le vestibule en attendant qu’elle rejoigne les bagages de ma douce colombe, entreposés dans l’entrée de son appartement.

Pénétrant dans le grand salon, je tente de poser une question à Isabelle qui téléphone à l’une de ses amies tout en fixant le portrait d’Alexandre Romé. J’ai de plus en plus de mal à supporter la binette de mon oncle qui affiche un sempiternel sourire comme s’il se moquait de son propre neveu. D’une main, je m’empare du cadre que je retourne contre le mur.

Soudain, je me sens fatigué de tout, fatigué de rien, découragé de renifler la présence de cet oncle qui occupe mes pensées en permanence, sans compter que je suis aussi épuisé d’avoir eu à plaider contre lui dans ce cauchemar qui ne me quitte plus. Mon regard se porte ensuite sur la photo de mes chers parents, n’osant surtout pas m’en approcher de peur qu’ils sortent en 3D. Je suis désabusé de les découvrir ensemble, marchant main dans la main, constamment semblable à eux-mêmes, avec leur esprit resté ancré dans le passé. Que puis-je entreprendre face à ces visages familiers qui m’entourent et qui sont aujourd’hui à l’autre bout du monde ? Pourquoi s’ingénient-ils à administrer ma propre existence alors que j’aspire à vivre dans la plus parfaite tranquillité, cela depuis toujours ? Bien malgré moi, je me vois reculer de trois pas pour prendre de la distance. Subitement, j’ai envie de me reposer à nouveau pour aller cajoler la femme que j’aime, que j’adule, que je vénère, tant elle est devenue ma principale préoccupation.

Laissant Isabelle terminer sa communication, je me rends dans la cuisine pour vérifier le contenu du réfrigérateur-congélateur. Au passage, je récupère les quelques médicaments de base dans le cagibi que je glisse dans mon sac de voyage. Je peux enfin rejoindre Isabelle qui s’est isolée dans le petit salon pour visionner un programme télévisé.

M’asseyant à ses côtés, elle m’informe qu’elle est en train de dialoguer avec Astrid qui accepte l’invitation au moulin des Brumes pour y rencontrer Claire.

— Son cas s’avère réellement urgent ! Claire pourra ainsi l’éclairer sur son parcours de santé ! me confie-t-elle, avant de me narrer l’intégralité de la conversation échangée avec Astrid.

— Donc, si je résume, Astrid et Paul viendront à Bully vendredi après-midi. Aux dernières nouvelles, Paul m’avait pourtant affirmé qu’Astrid devait se rendre dans la villa héritée de ses parents, à Sainte-Adresse. Par la même occasion, ne devait-elle pas entretenir leur tombe ?

— Non ! Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle m’a expliqué : Paul et Astrid feront d’abord un détour par Bully. C’est le lendemain qu’ils vont passer voir la tante de Sainte-Adresse, avant d’aller récupérer quelques affaires dans leur villa. Certes, Astrid envisage d’aller au cimetière, sur la tombe de ses parents, avant de redescendre sur Aix-en-Provence. Sacré périple ! Elle m’a confié aussi qu’elle était infiniment heureuse de pouvoir enfin croiser Claire. Seulement, elle a dû implorer Paul pour qu’il se libère de son travail. C’est ton adjoint tout de même !

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Astrid m’a rappelée à l’instant. Ce sera une certaine Pénélope Damas ou Dalmas, un nom comme ça, qui encadrera ton service pour quelques heures ; apparemment, cela ne dérangeait pas, puisque tu reviens au bureau lundi.

— C’est bien ça ! Sais-tu que j’appréhende de me retrouver sans toi à Paris, mon amour.

— Idem, me réplique Isabelle, parodiant le film Ghost, d’autant que d’ici une dizaine de jours, j’aurai rejoint mes parents en Corse. Savoir que nous serons deux semaines sans nous voir et sans même avoir la possibilité de nous toucher m’est vraiment pénible. Cela va être très dur, j’en suis sûre. Même avec Skype, cela sera différent.

— Mince ! À propos de la Corse, j’ai encore oublié de réserver mon vol.

— Pourtant, par deux fois, tête de linotte, je t’ai demandé de retenir tes billets aller et retour par internet… Claire a déjà les siens pour la deuxième quinzaine d’août.

— Je m’y colle dès demain, à l’aube. Une question qui me vient à l’esprit : à Bully, comment comptes-tu accueillir tout ce petit monde puisque tu m’as précédemment expliqué que différents invités sont attendus, certains provenant de Paris… Il faut pouvoir les loger !

— Le moulin est suffisamment grand pour héberger six personnes, sans nous compter. De plus, les canapés sont convertibles dans le salon… Claire s’est aussi proposée pour recevoir quelques convives !

— C’est donc nickel. Et pour tes parents ?

— Aucun tracas pour mes parents ; ils ont gardé leur chambre chez mon grand-père. Néanmoins, j’ignore où ils vont prendre leurs quartiers ; peut-être au moulin, ce que je ne souhaite franchement pas pour notre tranquillité ! Pas d’inquiétude pour la plupart des autres invités, ils sont pour la plupart de la région.

Je suis pensif, car la prochaine venue d’Astrid dans le pays de Bray ne m’enchante guère. Cependant, elle s’avère nécessaire en raison de son état de santé. Même si je ne connais pas encore Claire, je demeure certain qu'elle saura conseiller Astrid en tant que chirurgienne thoracique et cardiovasculaire. Toutefois, j’espère qu’Astrid restera consignée au hameau des Brumes, craignant qu’elle se retrouve face à sa présumée rivale d’autrefois. Quant à moi, pour une raison identique, je vais devoir éviter de me faire pincer par Aurore, ce qui serait idiot après tant d’années de séparation. Que dois-je envisager pour préserver ma tranquillité, au cas où j’aurais à croiser celle qui porte désormais le nom de madame de Marescourt ? Que pensera Isabelle de mon attitude étrange lorsque j’arriverai à destination ?

Après avoir récupéré le SUV auprès de mon loueur préféré, je retourne dans le quartier des arènes de Lutèce pour retrouver Isabelle.

Parvenu dans l’appartement, je profite de sa présence dans la salle de bains pour téléphoner à mon oncle André qui devrait, à cette heure-ci, être revenu chez lui, l’ayant prévenu au préalable, par SMS, que je cherchais à le joindre avant l’heure du dîner, tant il était devenu impératif que j’obtienne un rendez-vous avec l’artisan en couverture, afin qu’il établisse un devis en vue de réduire les infiltrations qui avaient commencé à poindre dans deux des douze chambres du premier étage.

Dois-je me réjouir d’évoquer avec mon oncle les contrariétés que mon père m’occasionne depuis qu’il envisage la rénovation totale de la ferme du Mesnil-Peuvrel et de ses dépendances ? De son côté, Isabelle, désormais mise au courant de mon agacement, a bien réalisé que Père se plaisait à m’envoyer souvent en Normandie pour recueillir l’ensemble des estimations nécessaires au début des travaux.

Pour cette dernière sollicitation, j’ai franchement halluciné, car n’ai-je pas assez à accomplir avec mon job qui me prend un temps fou ? J’avais pourtant regretté de l’avoir rembarré après lui avoir rétorqué qu’à ce niveau d’exigence, il valait mieux engager un homme de l’art pour finaliser son projet. C’est quelques semaines après le départ d’Andie, constatant que j’aurais davantage de liberté, que Père m’avait missionné comme maître d’ouvrage, cela contre ma volonté. Mais depuis quelques mois, j’ai pu détecter au son de sa voix qu’il était pressé de démarrer la première phase des opérations qui consistait à réfectionner les toitures et auvents de chacun des bâtiments. Cet empressement soudain m’avait contraint de louer, à plusieurs reprises, un véhicule pour me rendre en Seine-Maritime.

Depuis notre dernier appel, Père se rangeant à mon avis, conçoit de solliciter les services d’un architecte pour superviser l’ensemble du chantier qu’il envisage de commencer d’ici une année. Cependant, la réparation de cette toiture en mauvais état s’avère urgente. Après une demi-heure de transactions sur le jour et l’heure d’une entrevue entre mon oncle André, le couvreur, la femme de celui-ci, laquelle est parvenue à s’infiltrer dans la négociation et moi-même, je consens à une rencontre le jeudi 18 juillet à quatorze heures sur place. À son sourire, je repère qu’Isabelle se fera une joie de m’accompagner.

***

Le SUV garé dans une des rues proches du quartier de l’Opéra, nous parvenons devant la façade d’un restaurant japonais où un garçon nous invite à nous installer près d’un aquarium illuminé et peuplé de minuscules poissons colorés. Je retrouve une Isabelle heureuse de partir demain et de bonne heure. À travers différentes discussions, je pressens qu’elle a véritablement envie de me faire découvrir son horloge. Cependant, se rend-elle compte que son histoire me laisse toujours de marbre ?

— Le paquet que tu as amené ce matin fait-il partie du voyage ?

— Oui et je m’en occuperai en personne ! Surtout, n’y touche pas, c’est fragile !

Aussitôt, Isabelle se met à rire tout en posant le doigt sur la vitre de l’aquarium.

— Tu as remarqué ; ce poisson a compris que tu étais astrophysicien.

— Pourquoi ? Tu t’y connais en poisson japonais ?

— Un peu… À une époque, Claire se passionnait pour l’aquariophilie. Celui-ci est dénommé Télescope en raison de ses yeux globuleux.

— Ce qui ne s’invente pas... à part ça, je présume que tu as hâte de retrouver ton amie !

— Tu as parfaitement deviné.

— Compte tenu de votre étonnante complicité, je sens que tu vas enchaîner avec elle des blagues de potache comme autrefois. Quelque chose me dit que je vais être votre prochaine victime !

— Quelle idée !  

Pour l’heure, je l’apostrophe sur le Kâma-Sûtra et lui demande de m’apporter de plus amples explications sur cet ouvrage qui m’interpelle en raison du prénom Éliane présent sur la deuxième page. Un serveur s’avance pour prendre la commande, tout en déposant une bouteille d’eau sur la table. Après un court instant de silence, Isabelle me narre l’adolescence de sa mère, laquelle s’était un peu fourvoyée en imitant l’exemple de sa sœur aînée, Béatrice, qui avait projeté en 1968 de s’accorder un grand voyage jusqu’à Katmandou. Malheureusement pour Béatrice, cette virée vers la capitale du Népal n’avait pu aboutir, faute de compagnon de route. N’en restant pas sur cette déception, Béatrice avait récidivé, l’année suivante, en se rendant sur l’île d’Ibiza. C’est dans ce paradis terrestre qu’elle s’était éprise d’un magnifique Finlandais portant le remarquable prénom d’Anton. Filant le parfait amour avec Anton Häkkinen depuis ce temps-là, Béatrice l’avait épousé quelques années plus tard. Cinq beaux enfants étaient nés de cette union. Cette heureuse rencontre n’avait pas empêché la tante Béatrice d’entraîner Éliane, sa cadette de trois ans, au festival de l’île de Wight en 1970. Tandis qu’Isabelle développe son récit, je me questionne en permanence, n’ayant aucune idée de ce que pouvaient être les mœurs des hippies durant les années sixties et seventies. Je pressens que les deux frangines ont dû profiter de toutes les libertés permises au cours de cette période de grande insouciance. Quant à l’objet du délit, le fameux Kâma-Sûtra, c’est la tante Béatrice qui se l’était offert pour parfaire sa propre instruction, puis, taquine, elle en avait fait cadeau à Éliane lors de son mariage avec Éric. Fortuitement, Isabelle avait retrouvé le livre sacré en fouinant dans une malle entreposée dans une dépendance du moulin. Suivant le vieux proverbe telle mère, telle fille, étais-je en droit de concevoir qu’Isabelle avait été influencée par sa mère et surtout par sa tante ? Le plat de résistance servit, je commence à douter de certains faits rapportés. Je suppose même qu’elle me raconte des bobards, Isabelle, car rien ne laisse transparaître que sa mère, cette femme, toujours tirée à quatre épingles, a pu expérimenter une époque baba cool.

Après réflexion et au vu des quelques photographies entraperçues dans un des albums d’Isabelle, les sœurs Bohon ont sans doute reçu une éducation bourgeoise. Cherchant à en savoir plus sur Charles Bohon de Secqueville, j’interroge Isabelle sur son grand-père. Elle me répond :

— J’ai mémorisé qu’il avait fait l’École des Beaux-Arts de Rouen. Cependant, il existe une autre version comme quoi il aurait interrompu sa passion pour poursuivre des études d’ingénieur dans l’aviation. J’ai aussi retenu que durant la guerre, il était parvenu à rejoindre le régiment Normandie-Niémen sur le tard. Mais grièvement blessé à son arrivée, il ne participa à aucun combat. Je pense qu’il avait débuté sa formation en ingénierie après la guerre. Plus tard, il avait été recruté en tant que pilote d’essai. Je me suis même demandé s'il n'avait pas été un agent secret...

Après m’avoir brossé un portrait élogieux de Charles Bohon, j’en découvre davantage sur sa mère. C’est en 1976, à 26 ans, qu’Éliane Bohon de Secqueville, étudiante en architecture, avait fait la connaissance à Rouen dans le milieu estudiantin de Éric Tuttavilla, lequel deviendra son époux après sept années de vie commune. En juillet 1982, lors de la visite du Vatican, Éric avait fait sa demande en mariage, un genou posé à terre. Émue par cette démarche inattendue, Éliane avait accepté. Un an plus tard, les deux tourtereaux échangeaient leurs alliances, civilement et en l’église de Bully. Le 21 juin 1984, Isabelle voyait le jour à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

[1] La sexsomnie conjugue un comportement à type d’activité sexuelle pendant le sommeil et apparenté au somnambulisme.

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