CHAPITRE 19 - Le moulin des Brumes

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Mercredi 17 juillet 2013
11 h 27, environs de Neufchâtel-en-Bray, Seine-Maritime


Après quatre heures de trajet, en y intégrant les embouteillages et les quelques nausées qui nous ont contraints à bifurquer vers deux aires de repos de l’autoroute A16, nous parvenons enfin à destination.

Redécouvrir Bully m’oblige à me ramener quelques années en arrière pour repenser aux anecdotes heureuses, voire même tristes comme le souvenir de l’enterrement de la mère d’Aurore en juillet 1995. Si je garde ces funérailles en mémoire, c’est que ce lundi-là, j’avais pu faire davantage connaissance avec cette jeune fille prénommée Aurore et qui semblait surgir d’un autre temps. Je ne saurais l’expliquer, mais cette singulière demoiselle, aristocrate de son état, m’intimidait et m’intriguait par sa manière d’être. Avec le recul, je réalise que mon âge y était pour quelque chose. Au milieu de cette année 1995, durant la messe d’inhumation, j’avais appris, de la bouche d’une vieille dame qui se tenait derrière moi, que la nouvelle comtesse allait avoir 23 ans en décembre, le 29 précisément. Cette information m’avait véritablement impressionné, puisque j'aurais juré qu'elle avait 20 ans au maximum. À l’époque, du haut de mes 16 ans, je dois bien avouer que j’admirais en secret cette belle personne en raison de la couleur de ses longs cheveux, se révélant être d’une blondeur exceptionnelle. Ce jour-là, elle n’avait pas ses nattes, lesquelles étaient toujours ornées de rubans délicats. De plus, j’adorais ouïr sa voix mélodieuse et cristalline qui enchantait mes oreilles. C’est après la cérémonie religieuse que Père et Mère reprirent la route, bifurquant en direction du hameau des Brumes pour découvrir l’ampleur des travaux de rénovation d’un moulin, celui de la mère d’Isabelle.

Un an plus tard, j’appris que mademoiselle, à seulement 24 ans à peine, avait hérité du château de famille, du magnifique appartement de la rue du Bac, ainsi que d’autres biens, consistant en meubles, immeubles et actions, ce qui lui permettrait de vivre dans une grande aisance jusqu'à sa mort. Depuis, Aurore, suivant son humeur, partageait son existence entre Paris, le pays de Bray et Nice. Conseillée par son avocat, lequel était mon père, elle avait transféré la gestion de ses propriétés parisiennes, normandes et du pays niçois à différentes agences spécialisées. L’hiver surtout, mademoiselle de Lestandart se plaisait à rendre visite à mes parents, à ma mère notamment, sous prétexte d’aller baguenauder avec elle dans le parc Monceau. C’est ainsi qu’Aurore se rapprocha de l’oncle Alexandre qui l’entraîna dans d’interminables échanges philosophiques ayant trait à la croyance religieuse et à la doctrine catholique, ce qui conféra à mademoiselle la réputation de Sainte femme. Cela, j’avais pu le découvrir le jour de mes dix-huit ans.

Seize ans après, suivant un rapide calcul, revenir à Bully devrait m’épanouir. Mais tout revers a sa médaille, car cette escapade serait aussi l’occasion de me retrouver dans de beaux draps si, par malchance, je devais croiser le chemin d’Aurore que je n’avais pas revue depuis l’épisode du pont des Arts, lequel avait laissé de profondes traces dans les esprits, notamment le mien et celui d’Astrid. Qu’y pouvais-je, moi, si Aurore avait été victime d’un quiproquo après qu’elle m’eut surpris en compagnie de ma meilleure amie en bordure de Seine ? Autant admettre que retourner dans ce village ne m’enchante guère même si je suis amplement satisfaisait de partager, durant ces quatre prochains jours, la vie d’Isabelle. Étrange paradoxe qui me remplit de bonheur et m’indispose, tout à la fois, puisque ma belle au bois dormant va s’apercevoir de ma cachotterie si, par malheur, un regrettable imprévu devait surgir de nulle part. Quel scénario me serait-il alors réservé ? Je ne me hasarde pas à y penser, me promettant de me tenir sur mes gardes, sous peine qu’Isabelle et son amie Claire me fassent des gorges chaudes.

En attendant, cette évasion va être propice à faire connaissance avec Claire qui semble calquer ses congés sur l’agenda d’Isabelle. Ce toubib ne me dit rien qui vaille depuis qu’elle s’est autorisée à me questionner sur mes relations amoureuses. En règle générale, je n’apprécie guère les docteurs, cela après avoir été confronté à une visite médicale impliquant ma petite copine de l’époque, la douce Vanessa, qui fut contrainte d’assister à mon examen clinique sur ordre inflexible du médecin scolaire. Bien heureusement, avec le temps, je suis parvenu à sortir de mon esprit cet épisode malheureux qui a laissé, là encore, des cicatrices psychologiques indélébiles.

Durant le trajet, Isabelle m’avait narré une anecdote à propos de Claire qui avait tout à coup abandonné ses invités, filant directement au bloc opératoire de la Pitié-Salpêtrière, pour assurer une intervention chirurgicale de première urgence. Cet incident rapporté m’a autorisé à relever dans mon estime cette jeune femme au caractère bien trempé. Isabelle m’explique ensuite l’attachement qui la relie à sa meilleure amie. Quelques années auparavant, Claire a dû faire le deuil de sa très jeune sœur, Cécile, décédée subitement d’un arrêt cardiaque. L’adversité se poursuivant, ses parents avaient perdu la vie dans un banal accident de voiture, rendant orphelines Claire et Christine, alors âgées de 20 et 18 ans. Par la suite, elles s’étaient prises en main pour régler les affaires familiales, se jurant de contrer le destin. À force de persévérance, elles y étaient arrivées toutes les deux.

Ainsi, Claire s’était engagée en médecine par vocation, cela depuis la mort de Cécile, ce qui avait renforcé sa motivation sur la carrière qu’elle voulait continuer. Constater que la vie de Claire n’a pas été facile méritait mes plus profonds respects. Idem pour Christine qui, elle, était parvenue à intégrer Polytechnique, sortant major de sa promotion, avant de rentrer à l’École des mines, ce qui lui avait permis de devenir par la suite directrice d’un service de la SNCF. J’imagine que c’est exactement ce parcours que Père et Mère auraient souhaité que j’entreprenne.

J’entrevois le panneau d’entrée d’agglomération indiquant que nous sommes arrivés à Bully, puis écoutant les dernières recommandations d’Isabelle, je quitte la route départementale pour bifurquer vers ce qui me semble une interminable piste étroite bordée de grands peupliers. À quelques centaines de mètres, franchissant un ruisseau, je jette un œil sur une modeste chaumière entourée d’un jardin où une vieille femme est en train de remplir un cageot de légumes.

Isabelle tente de la saluer d’un signe de main.

— C’est Gueule-de-Broc !

— Gueule-de-Broc ?

— Nous irons la voir demain ou après-demain… je te présenterai.

Je poursuis le chemin sur quelques dizaines de mètres pour suivre un long mur maçonné interrompu par un large porche cintré.

— Nous sommes arrivés ! m’annonce Isabelle qui sort de son sac une télécommande qu’elle braque sur un des piliers.

Surpris, je regarde les deux battants d’un lourd portail s’ouvrir lentement. Aussitôt l’obstacle libéré, je m’oblige à pénétrer dans la propriété, empruntant un chemin graveleux qui débouche sur une monumentale bâtisse blanche au soubassement constitué de silex et de briques. Je reconnais enfin les lieux, même s’il y eut autant de transformations et de modernisations après tant d’années.

Infiniment heureuse, Isabelle, s’extirpe de l’habitacle, contourne la voiture pour me rejoindre et me déposer un baiser sur la joue. Dans un silence monacal, elle m’entraîne sur un pont de pierre d’où je perçois une roue à aubes immobilisée.

— Le ruisseau est dévié à cause du bief qui est condamné, m’explique-t-elle. Plus tard, je t’emmènerai jusqu’au bassin qui surplombe la maison. Juste après, nous descendrons par un escalier qui fait corps avec le moulin, puis je te montrerai la machinerie. Et là, je suis sûre que tu seras impressionné par cette technologie d’autrefois ! m’affirme-t-elle, amusée.

— J’en suis certain, tendre Isabelle !

— Ah ! Il faut que je te prévienne ! Je vais devoir t’éclaircir sur certains détails… Tu comprendras mieux, ce soir, dès que nous serons parvenus dans ma chambre, cherche-t-elle à m’éclairer.

Étonné par son propos, je ne relève pas, me contentant d’apprécier ce cadre champêtre et d’être à l’écoute du paisible clapotis de l’eau qui file dans la rivière, ce qui me change de l’ambiance parisienne. J’ai le sentiment de vivre un rêve au milieu de ce bruissement qui m’apaise et se conjugue au doux murmure du vent glissant sur les feuilles d’un tilleul. Subjugué par le charme de la nature, je scrute le paysage en y respirant l’air pur à pleins poumons. J’en oublie Isabelle, tandis que je tente quelques pas vers les noisetiers qui prospèrent devant une longue dépendance en vieux colombages et torchis.

— Olivier ! Olivier ? Te voilà encore parti dans tes songes ! raille Isabelle.

De toute évidence, ce panorama me lénifie. Je m’y sens si bien que j’ai l’impression de me retrouver au paradis. En véritable maîtresse des lieux, Isabelle arpente la cour, les bras croisés sur sa poitrine avant de rectifier les plis de sa jupe qu’une rafale a fait frissonner.

— Cher monsieur, je dois d’abord vous expliquer l’histoire de ce lieu ! Ce hameau se nomme les Brumes en raison d’une sorte de brouillard qui stagne l’été par l’action d’un phénomène météorologique complexe.

— La brume de chaleur, continué-je.

— Exact ! Je termine donc. Le territoire des Brumes est un ancien fief qui dépendait autrefois du marquisat de Bully. La terre des Brumes comprenait un moulin dit banal, une ferme et un manoir, car le seigneur des Brumes devait un service armé au châtelain de Bully. Quant à la…

— Je…

— Quant à la ferme, c’est celle héritée par les sœurs Bertaux. La toiture, on le visualise d’ici. On l’appelle aussi la ferme des Roys, car Henry IV y séjourna pour être plus proche de la belle Gabrielle d’Estrées, histoire de l’honorer lorsque son besoin devenait impératif.

— Quel galant homme ! dis-je.

— On y accède de deux manières à cette ferme, ainsi qu’au manoir de mon grand-père : par les claires-voies dont tu peux en apercevoir une : tu la vois ? Elle se trouve dans la haie en face de moi. Sinon, on doit prendre une voiture, ce qui nous oblige à emprunter les routes communales… ce qui constitue un sacré détour.

Je suis admiratif par la magnificence des lieux. Comme souvenir du moulin des Brumes, je revisitais au fin fond de ma mémoire un édifice délabré soutenant une roue composée d’ailettes en piteux état.

— Rentrons maintenant à l’intérieur de la maison !

Isabelle ouvre la marche. Je lui emboîte le pas, bluffé par l’importance de la construction : un immeuble en étage, entièrement rénové. Le souci d’en garder le cachet d’origine fut respecté. Seul, l’ancien logis du meunier avait subi de remarquables modifications.

— La véranda, située à l’arrière de la maison et qui donne sur le salon et la salle à manger a été rajoutée. Par ailleurs, mon paternel a tenu à y adjoindre des chambres supplémentaires, tout en veillant à une reconstitution à l’identique du mécanisme d’entraînement des meules et de la roue à aubes par une entreprise spécialisée.

— C’est ton père qui a imaginé tout ça ?

— C’est son métier, je te le rappelle.

M’invitant à attendre un instant, Isabelle se déplace sur le côté du bâtiment pour se diriger vers un local nommé chaufferie. À l’intérieur, neutralisant le système d’alarme général, Isabelle glisse sa main au fond d’une cache pour s’emparer d’une clé à l’usinage complexe avant de revenir sur ses pas, se postant devant une lourde porte en chêne à double battant de style gothique.

— Maintenant ! Tu dois fermer les yeux ! exige-t-elle.

Je m’exécute, me sentant obligé de rire de son jeu, alors qu’un déclic provenant de la serrure et un léger grincement m’informent que la porte vient de s’élargir pour nous délivrer le passage. Isabelle me saisit par le bras pour me guider au cœur du logis. Je patiente pendant qu’un bruit sourd m’avertit que l’ensemble des stores de l’habitation sont commandés simultanément. À travers mes paupières, je perçois la lumière du jour qui s’infiltre graduellement dans ce qui me paraît une salle volumineuse.

— Tu peux ouvrir les yeux !

Je suis surpris par un tel intérieur qui conjugue la modernité et l’ancien. Cet ensemble harmonieux dénote un réel bon goût. Je repère derrière moi, un vestibule pourvu d’une penderie d’un côté et les WC de l’autre. Sur ma gauche, je peux m’extasier devant un escalier monumental en marbre blanc, orné d’une rampe en fer forgé, qui se déploie en hélice vers l’étage supérieur. Me suivant de son regard oblique, Isabelle spécifie :

— L’escalier est une inspiration contemporaine de ce qu’on pourrait découvrir dans un château.

En face de moi, j’identifie trois canapés en cuir, légèrement cintrés autour d’un écran plat géant. Je m’oblige à me mouvoir de quelques pas sur ma droite pour m’imprégner du décor d’une grande cuisine américaine jouxtant une majestueuse cheminée traditionnelle, finissant par une longue arche gothique. À travers le mur, un large passe-plat me permet de distinguer une lourde table de monastère et quelques chaises de style renaissance. Je navigue dans cet imposant salon qui se prolonge par une véranda actuellement fermée par des portes vitrées dont les volets viennent d’être relevés.

— Derrière la cheminée, c’est la salle à manger, précise Isabelle.

Obliquant les yeux vers le plafond, je mesure le travail des charpentiers qui ont enchâssé la poutre maîtresse et les interminables solives sur lesquelles pendent des roues de charrettes anciennes, toutes équipées de spots LED.

Peu d’objets ornent la pièce, à part une collection de moulins à café disposés sur deux étagères installées au-dessus de l’entrée de la cuisine. Sous l’arche, je reconnais aussitôt un ensemble d’assiettes en Faïences Vieux Forges remisées sur un vaisselier.

— Désires-tu un caoua ? me sollicite Isabelle.

— Oui, mais seulement après avoir descendu les bagages de la voiture. Une question me taraude, Isabelle ! Je n’ai pas aperçu ta fameuse horloge !

— Tu as raison : je patientais, mais puisque tu y tiens tellement, je te la montre immédiatement. 

Se plaçant sur le côté, Isabelle me masque les yeux.

— Tu dois me faire confiance ! Avance doucement… On y est presque !

Incrédule, me prêtant encore à son jeu, je me laisse guider, effectuant quelques pas, heurtant le coin d’un meuble avant de recouvrer la vue.

— Mon Dieu ! Mais c’est la même, exactement la même ! m’exclamé-je.

Je consulte le visage d’Isabelle qui semble jouir du spectacle que je lui offre. Assise sur le rebord d’une chaise, les mains posées sous son menton, elle paraît assouvir une sorte de joie.

Isabelle ne dit plus rien, m’observe comme une bête curieuse, tandis que je caresse le bois pour saisir ce qui m’échappe. Instantanément, je mesure l’émotion qui avait traversé l’esprit d’Isabelle, lorsqu’elle était venue chez moi pour la toute première fois. Je continue mon examen, ne pouvant nier l’étrange ressemblance : de toute évidence, les deux horloges s’identifient par un même fronton sculpté, chargé de roses, de marguerites, de lauriers et de feuillages. Autour du cadran émaillé, à l’instar de celle de Paris, un décor composé d’un liséré de grappes de raisin retombe en cascade et des épis de blé sont ciselés sur le portillon. Seul détail qui me semble fabuleux : sur l’horloge d’Isabelle, la colombe s’envole à gauche et sur la mienne, à droite.

— Enfin ! s’exclame Isabelle en se levant, il arrive à comprendre, le docteur en astrophysique ! Deux horloges quasiment semblables en tout point impliquent une origine commune ! Regarde à l’intérieur pour vérifier, s’il te plaît !

Décalant le balancier, je discerne les lettres NVP et MAD, ainsi que deux dates : 3 vendémiaire an II, et tout en dessous, en caractères moins bien marqués : 24 septembre 1793.

Il me vient l’idée de faire pivoter le meuble. Au dos, des signes alphabétiques d’apparence grossière y ont été taillés MDCCXCIV.

Immédiatement, je sors mon smartphone pour convertir la valeur romaine en nombres arabes. Je suis contrarié, car ma batterie est de nouveau à plat. Isabelle fouille dans son sac, récupérant le sien pour entrer les chiffres romains dans la barre de recherche. Aussitôt, le résultat s’affiche : 1794.

 — Je te propose cette hypothèse, Isabelle ! Ces deux réalisations remontent à la Révolution française et sont les témoins d’un évènement qui se serait déroulé en date du 24 septembre 1793. Cette date est suffisamment importante pour la personne qui a commandé la fabrication de ces deux exemplaires en 1794. Mais de quel épisode insurrectionnel s’agit-il ? Pourtant, ma théorie ne tient pas debout. Qui aurait véritablement besoin de deux horloges dans son logis ? Séparées, elles seraient dépareillées en raison des colombes ! développé-je.

— J’émets le même avis que toi, mais par quel hasard ont-elles atterri dans nos familles ? On devrait pouvoir en trouver d’autres reproductions chez les brocanteurs de la région ! Qu’en penses-tu, Olivier ?

— Peut-être ! Je suggère qu’on file cette après-midi à Rouen pour entreprendre une virée dans la rue Damiette où il existe un bon nombre d’antiquaires. On aurait pu gagner du temps en se rendant au musée de l’horlogerie qui se situe à Saint-Nicolas d’Aliermont. Il convient de faire un choix !

— Je suis d’accord, Olivier ; Rouen en premier lieu et Saint-Nicolas-d’Aliermont plus tard ou bien demain ! D’abord, je te propose qu’on prenne une photo de celle-ci… et que l’on montrera aux marchands lorsque nous serons à Rouen, mais à présent, laisse-moi t’emmener à l’étage.

Je suis à la traîne derrière Isabelle qui me conduit dans sa chambre et m’invite à regarder par la fenêtre.

— Maintenant, il faut que je t’annonce quelque chose en ce qui concerne nous deux…

— Je t’écoute !

— On ne doit pas soupçonner que nous sommes en couple. Tu dois adopter une attitude banale.

— Comment ça ? Pourquoi ?

— En approchant du moulin, tu as dû apercevoir une chaumière sur ta droite, me précise Isabelle.

— Celle où il y avait une femme qui jardinait ?

— Exactement. C’est la maison de madame Debeaulieu, dite Gueule-de-Broc, notre sorcière communale. Tout le monde l’appelle ainsi. C’est mon père qui l’engage occasionnellement pour veiller et s’occuper du potager et de l’extérieur du moulin en notre absence. Par prudence, j’ai donné pour consigne à Claire d’aller rencontrer madame Debeaulieu et de l’informer que j’arriverais à Bully avec mon cousin finlandais.

— Un cousin finlandais ? lui rétorqué-je, surpris.

— Oui, j’ai été forcé de faire croire à Gueule-de-Broc qu’un familier m’accompagnerait, car, dans ce patelin, tout circule à la vitesse de la lumière, comme dans tous les villages d’ailleurs. Cette femme est friande de ragots, tu comprends… Par conséquent, je suis à Bully, escortée par l’un de mes cousins qui s’avère être le fils de ma tante Béatrice. Il est venu de Finlande pour approfondir notre langue. Gueule-de-Broc n’a jamais vu Joonas, donc tu ne crains rien…

— Joonas ? Quel âge a-t-il ? Rappelle-moi ?

— Trente-deux ans ! Écoute ! Moi, j’éviterais d’ouvrir la bouche devant Gueule-de-Broc… À partir de maintenant, tu es devenu mon cousin Joonas !

— Quelle idée ! Pourquoi pas un moine qui aurait fait vœu de silence pendant que tu y es ? répliqué-je.

— Pour essayer de parler le finnois, tu peux tenter de télécharger des applications sur ton smartphone. Moi à ta place, vu qu’il est toujours hors service ton vieux machin que tu veux absolument garder, j’en profiterais pour en acquérir un autre plus récent. Eh bien, je te dois la vérité : jusqu’à dimanche, Gueule-de-Broc ne doit pas soupçonner que nous sommes ensemble, sinon elle va jaser avec l’abbé Anquetil qui ira interroger le maire de Bully pour savoir qui tu es… Tu saisis ma pensée ?

— Mais je rêve, Isabelle ! Là, je ne comprends pas ! Sur quelle planète est-on ? Cela n’existe pas ce que tu me rapportes !

— Nous sommes dans un village et tout s’ébruite ici, surtout si tu es voisin avec madame Debeaulieu.

— Alors, je présume qu’Antoine n’a jamais mis les pieds en cet endroit !

— Exactement. Toi, tu es privilégié, mais c’est bien grâce à l’horloge.

— Pendant que nous y sommes, puisque tout se sait ici, il faut que je te fasse un aveu !

— Quoi donc, Watson ? Que tu m’adores comme un fou ? Que tu désires faire l’amour avec moi depuis l’aube ? Je le devine… Eh bien, à partir de maintenant et durant le reste de la semaine et aussi jusqu’à ce que tu me rejoignes en Corse, cela ne va plus être possible… Cela sera le purgatoire pour nous deux… car nous devrons faire chambre à part.

— Tu plaisantes ? m’étonné-je, dépité.

— Non, je ne blague jamais…

— Ça, je demande à voir… Je ne te crois pas… Mais revenons à ce que je dois te confesser. Je dois soulager ma conscience en ce moment même. C’est à propos des ragots que tu évoquais, car je me suis aperçu, durant l’entretien d’hier, que Claire avait l’air d’en savoir davantage sur mon passé… si j’ai correctement saisi ce qu’elle m’a laissé entendre au téléphone. Claire ne t’en a jamais dit un mot ?

— De quelles sortes de commérages me parles-tu ?

— Cette vieille histoire où la comtesse m’aurait appris le catéchisme… Maintenant que je suis à Bully avec toi, je dois t’avouer quelque chose de pas vraiment banal… Gênant même. C’est au plus haut point embarrassant et je ne me sens plus capable de garder le secret pour moi, sinon je vais m’angoisser durant le reste de ce séjour.

— Je ne comprends rien à ce que tu veux m’expliquer, Watson !

— C’est au sujet d’Aurore… Euh ! Mademoiselle de Lestandart, ainsi que vous la désignez dans ce village !

— Tu appelles notre maire Aurore, maintenant ? Personne n’appelle mademoiselle de Lestendart par son prénom, ici ! Les habitants la nomment « Madame la Baronne » ou « Madame de Marescourt » du nom de son mari ; les anciens préfèrent « Madame la Comtesse », voire « Madame la Maire » ou « Madame la Députée-Maire », mais jamais Aurore…

— … Pardonne-moi Isabelle, mais…

— Toi, tu débarques dans le village et tu la prénommes. Eh ! Tu n’as pas joué dans la même cour de récréation qu’elle, tout de même…

— Justement, je…

— Un peu de respect pour cette sainte femme qui se décarcasse pour…

— Sainte femme… c’est exactement là où je voulais en arriver, tendre Isabelle… Cette sainte femme, sous couvert de me perfectionner et de m’enseigner le solfège, fut ma maîtresse durant presque deux ans.

— Que me racontes-tu ? Tu délires ?

— Mon histoire avec elle a commencé le jour où tu m’as repéré pour la première fois dans ce village… Nous en avions déjà parlé ensemble au restaurant des Polytechniciens, après la visite du musée d’Orsay, tu te rappelles…

— Oui ! Je me souviens surtout que tu ne semblais pas la connaître, m’avais-tu exposé au cours du repas.

— Je ne savais pas comment aborder ce sujet délicat : toi, tu avais 13 ans et tu ne pouvais comprendre, au contraire de Claire qui allait sur ses 16 ans. Tu dois maintenant savoir que c’est mademoiselle de Lestandart qui m’a déniaisé, le jour même de mon anniversaire… Tu désirais découvrir le prénom de l’heureuse élue qui m’avait dépucelé ? Eh bien, désormais, tu le connais !

— … C’est invraisemblable, ton histoire… Tu as fumé ? Tu as besoin d’un médecin ? J’appelle Claire si tu veux…

— Chère Isabelle, j’ai longtemps hésité avant de projeter ce séjour avec toi à Bully pour cette raison. Je réalise, en ce moment, que ma situation est devenue intenable… Lorsque nous nous sommes séparés, Aurore et moi, cela s’est fort mal passé… Une vraie furie… Je crains de la croiser dans les parages.

Soudainement, je me tais, regardant Isabelle, interloquée, les yeux ronds, par mon effet d’annonce.

— Ça, c’est la meilleure ! Quelle primeur ! J’imagine déjà le titre dans Presse-Potins. Que Gueule-de-Broc ne sache jamais cela, sinon ça va jaser dans les chaumières ! Toi, tu m’épates. Tu as couché avec notre maire et députée de la circonscription. Mais dis donc, si elle te revoit, je risque de te récupérer dans le lit à baldaquin de Madame, si c’est bien dans ce lit qu’elle t’a déniaisée ?

— Oui, Isabelle ! murmuré-je confus. Cela avait commencé près des armures.

— Elle t’a sauté dans la salle d’armes en plus ! Elle t’a torturé ? Bon ! Changement de programme : je vais devoir m’occuper du monsieur dès maintenant.

En attendant, Isabelle semblait réfléchir à cette situation très embarrassante, mais qui néanmoins l’amusait. Qu’y pouvais-je si je me retrouvais en plein cœur d’une commune administrée par celle qui m’avait initié aux plaisirs de l’amour ?

— Ce n’est pas tout Isabelle ! Il ne faut surtout pas qu’Aurore croise Astrid !

— Quoi ? Quel est le lien entre Astrid et le maire de Bully ?

— Elles se sont toutes les deux étripées sur le pont des Arts. Cela doit dater d’une bonne quinzaine d’années, quatorze pour être précis. J’en ai été l’enjeu de cette rivalité. L’une voulait me garder pour elle et l’autre portait de grandes espérances. Finalement, ce jour-là, j’ai perdu les deux, et c’est ainsi que j’ai rencontré Andie.

Tandis qu’Isabelle me regardait en coin, elle se mit debout pour se camper devant moi, telle une conquérante comme si j’étais son prisonnier.

— Toi alors ! Tu es réellement épatant. Un vrai don Juan ! Je n’imaginais pas un tel scénario ! Il va falloir que tu me racontes tout cela à tête reposée, car j’ai hâte de tout connaître de ta romance avec madame de Marescourt. Écoute, je vais réfléchir à ce que je vais devoir inventer pour éviter tous ces désagréments, et surtout que cette histoire reste dans nos murs.

— Merci de ta compréhension Isabelle. Je vois que tu n’es pas fâchée !

— Maintenant, on va prendre son temps pour se restaurer. J’ai des surgelés dans le congélateur. Mais avant, montons les bagages, j’aimerais me faire une petite toilette de chat, me maquiller et me changer. Nous partons pour Rouen cette après-midi.

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