CHAPITRE 20 - Une nuit intemporelle

15 minutes de lecture

Mercredi 17 juillet 2013
14 h 32, Hôtel de Ville de Rouen, Seine-Maritime


Après avoir garé le SUV au parking de l’Hôtel de Ville, nous regagnons au plus vite le quartier Saint-Maclou pour nous renseigner auprès des antiquaires de la rue Damiette. Pour chacun d’eux, nous leur soumettons la photo de l’horloge prise au moulin, tout en leur précisant que si celle-ci comporte une colombe dont le vol s’oriente à gauche, il existe sa sœur jumelle dont le vol est inversé. Au bout de deux heures, sans réponse positive de leur part, nous continuons notre prospection dans les quartiers avoisinants, prolongeant notre quête jusqu’à la place du Vieux-Marché où nous décidons d’effectuer une halte en pénétrant dans une brasserie, histoire de commander deux cafés et de nous détendre un peu. Après en être ressortis, l’envie de visiter l’église Sainte-Jeanne-d’Arc s’impose, Isabelle en profitant pour allumer un cierge et murmurer une prière dans le but de résoudre au plus vite notre casse-tête. C’est de concert que nous repartons, un plein d’optimisme au cœur, récupérant les artères de traverse dans l’espoir de recueillir de plus amples explications, quant à nos interrogations. À dix-huit heures, il faut bien se rendre à l’évidence, car malgré toute une après-midi écoulée à poser les mêmes questions aux antiquaires, force est de constater que nous n’avons obtenu aucun éclaircissement qui nous aurait permis de nous orienter dans la bonne direction.

De retour au moulin, après nous être désaltérés plus que de raison, Isabelle m’invite à effectuer le tour du propriétaire, l’idée finale étant de me faire découvrir le mécanisme du moulin hydraulique, cela malgré notre grande fatigue. M’invitant à sortir par la véranda, Isabelle me force à emprunter un chemin de gravelle, bordé de pelouses agrémentées de bosquets et d’arbres de toutes essences. Après avoir marché jusqu’à une barrière cadenassée, nous suivons un étroit passage parsemé de pavés avant de gravir une lente déclivité conduisant sur un plateau gazonné d’où je peux entrapercevoir un imposant ru qui se divise en deux bras. L’un d’eux, le plus éloigné, se caractérise par un ruisselet serpentant à travers une prairie pentue. Quant au second, il débouche directement dans une rigole située à mes pieds et qui se prolonge jusqu’à un impressionnant réservoir de retenue, maçonné de briques et mortier. Après avoir arpenté le pourtour de la margelle, j’accède à un exigu escalier de pierre, jouxtant le bief qui surplombe un bassin inférieur. M’approchant davantage, je réalise que la vanne ouvrière qui commande la rotation de la roue à aubes a été condamnée.

Après m’avoir apporté moult explications, Isabelle décide d’emprunter les degrés qui font corps avec le mur de la bâtisse. Après être descendu d’une dizaine de marches, Isabelle sort de la poche arrière de son jodhpur une grosse clé qu’elle engage dans la serrure d’une antique et massive porte en chêne. Je n’ai même pas besoin de deviner que derrière se cache la machinerie du moulin. Dès mon entrée, je demeure impressionné par la stupéfiante mécanique démontrant l’ingéniosité des artisans du temps jadis. À travers le parcours imposé par Isabelle, je parviens à imaginer le mouvement de tous ces composants constitués de volants, courroies, poulies, engrenages coniques ou droits. L’ensemble est entraîné par un axe en acier de gros diamètre, greffé en amont à la roue à aubes. En aval, je découvre la matérialité des trémies, tamis et meules, éléments essentiels qui étaient autrefois en contact direct avec les grains de blé aussitôt transformés en farine. Cette époque étant révolue, je dois accepter que le battement de cœur de cette meunerie se soit arrêté depuis fort longtemps. Bien malgré moi, je pose la main sur ma poitrine, ressentant que le mien de cœur cogne encore plus fort. Me tournant vers Isabelle, je l’embrasse tendrement pour la remercier de cette belle découverte.

— Maintenant, il commence à se faire tard, Olivier. Je souhaiterai me doucher avant le dîner et m’étendre quelques instants… Les bagages sont restés dans le salon. Peux-tu m’aider à les monter ? Mais d’abord, grimpons vite là-haut que je te fasse voir les chambres.

Récupérant au passage une valise, je parviens en haut de l’escalier, tandis qu’Isabelle, le sourire jusqu’aux oreilles, gravit les dernières marches.

— Mon très cher Olivier, c’est l’heure de la vérité… il y a quatre chambres à l’étage, dont une avec salle de bains... c'est celle de mes parents ! À cette heure-ci, j’ignore toujours où ils veulent s’installer ; peut-être ici, mais je parie qu’ils préfèrent aller chez mon grand-père pour discuter le bout de gras avec lui jusqu’à pas d’heure. Bref… ils aviseront quand ils arriveront… En attendant, pour la nuit, je vais occuper cette chambre occasionnellement, quitte à changer les draps. Et pour toi, je vais te proposer la mienne qui est à côté…

— Tu veux me laisser ta chambre ? Là, je ne comprends pas…

— Ah ! Tu n’avais pas encore saisi. J’ai omis de t’en parler en cours de route. Pour ces quelques jours, comme nous ne sommes pas un couple, nous devons faire chambre à part.

— Ah ! Mais tu blagues, j’espère ! Je n’ai pas fait tout ce chemin là pour…

— … Stop… Maintenant, je vais tout te préciser concernant les chambres : celle-ci sera réservée pour Astrid et Paul qui seront là, dès vendredi soir. Cette pièce est un bureau vide, mais il reste une table de travail et une bibliothèque remplie de livres : tu peux en emprunter un si tu as envie de lire et tu peux même utiliser le vieil ordinateur…

— Je te rassure, Isabelle, j’ai emmené le mien au cas où !

— D’accord, mais je t’informe que le wifi laisse à désirer ! Nous n’avons pas encore la fibre ; de l’autre côté, en face de l’escalier, c’est devenu un dressing, servant aussi de buanderie… c’était en raison du bruit de la machinerie lorsqu’elle était en fonctionnement. La quatrième chambre du fond sera destinée à Anne-Liesse si elle daigne montrer le bout de son nez. Dernier détail : les toilettes sont au bout du couloir, ainsi que la salle de bains. Tu connais tout maintenant.

— Tu ne comptes tout de même pas me séparer de toi, durant toute une nuit, alors que Claire t’a demandé de me surveiller…

— C’est pourtant ainsi que j’ai prévu la distribution, car je dois considérer que Gueule-de-Broc adore ajuster sa longue-vue dans notre direction, surtout lorsque le soir tombe, comme c’est le cas en ce moment. Pour info, l’histoire de la lorgnette, je l’ai apprise de la bouche de celle qui fut une de tes ex.

— Aurore ? Sujet à éviter, Isabelle ! Mais ne cherches-tu pas à me taquiner concernant la répartition des chambres…

— Haut les cœurs ! Je plaisantais, Olivier ! Mais je te préviens ! À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Joonas et tu es désormais mon cousin ; je te précise que Joonas a le même âge que toi à des broutilles près. Donc, je te rassure ; tu partageras mon lit, car je dois te surveiller…

— Je me disais aussi…

— Mais comme tu l’as si bien souligné, c’est grâce à la demande expresse de Claire. Au niveau du subterfuge, je vais devoir laisser allumer la chambre de mes parents, sachant que j’ai ramené de Paris un étonnant dispositif programmable pour que la lampe de chevet s’éteigne à minuit… tout en actionnant la fermeture partielle des volets.

— Minuit, à l’heure du crime, comme tu aimes dire souvent. C’est ainsi que tu penses berner notre adorable voisine.

— Exactement ! Ah ! J’oubliais… il faut que je te donne un vêtement pour la nuit.

— Cesse de m’asticoter, Isabelle, ce n’est pas drôle !

— Arrête de m’afficher cette tête-là, Olivier… J’ai bien compris que tu n’as pas emporté de pyjama ! Tu n’en mets plus depuis que tu couches avec moi…

— Mais tout à fait, Isabelle, c’est bien grâce à toi que j’ai adopté de bonnes habitudes… J’ai dû faire de sacrés efforts, tu ne crois pas ?

— Eh bien, mon cher Olivier, je t’informe que nous sommes ici aux Brumes et qu’il n’est pas convenable de dormir tout nu ! Sais-tu que le matin, la fraîcheur peut te transir ? Non, je n’obligerais pas Claire à te soigner si tu t’enrhumes…

— Je ne parviens plus à te suivre, Isabelle, pardonne-moi !

— Si tu n’arrives pas à piger, c’est que tu es bien fatigué. Claire avait raison : tu as besoin d’une bonne semaine de repos ! Dormir seul devrait te remettre d’aplomb !

— Je n’en pense pas un mot, Isabelle ! De toute façon, je préfère me blottir tout contre toi pour profiter de ta chaleur pour me renforcer.

— Voilà ce que je souhaite entendre…

Dans le dressing, Isabelle retrouve, au fond d’une vieille armoire normande, une longue chemise, festonnée aux poignets, et ornée d’un jabot au col.

— Attends Isabelle ! Tu ne vas tout de même pas m’accoutrer comme un enfant de chœur !

— Je te trouve très bien en moine. D’ailleurs, il me semble t’avoir déjà dit que tu avais une tête de moine. Pour ton information, il s’agit d’un vêtement de nuit qui n’a jamais servi. Mais, j’en conviens, elle date ! Elle provient d’un trousseau de je ne sais qui !

Je redescends d’emblée pour récupérer la dernière valise, la déposant dans la chambre d’Isabelle qui s’était éclipsée soudainement pour retourner au rez-de-chaussée.

Après m’être désapé en cinq sec, je me douche, n’ayant qu’une hâte, celle de sentir mon corps sous des draps douillets. Aussitôt couché, j’anticipe la venue d’Isabelle, ayant expressément besoin de câlins coquins, ce qui me manque depuis la fin de la semaine précédente. Patientant, je me remémore cette journée marquante, où il avait fallu arpenter le macadam rouennais pour rencontrer bon nombre d’antiquaires dont beaucoup avaient manifesté de l’étonnement en découvrant l’une des horloges jumelles. En tout état de cause, nous étions encore dans l’interrogation permanente face à une énigme que nous devrions résoudre plus tard.

Au bout de dix minutes, Isabelle ne remonte toujours pas. M’échappant du lit dans le plus simple appareil, j’effectue quelques pas en direction de l’escalier, tenté de descendre quelques marches pour vérifier ce qu’elle fabrique. La voix que je reconnais immédiatement est celle de Claire, ce qui me contraint de me carapater sur la pointe des pieds, saisissant au passage le drôle d’habit que je m’empresse de revêtir avant de m’engouffrer sous l’édredon.

Mais pour quelle raison, Claire se trouve-t-elle ici, à cette heure avancée ?

Craignant que cette doctoresse ait la mauvaise idée de faire un saut jusqu’à la chambre pour venir me saluer, je m’oblige à conserver une attitude de dormeur. Alors que le temps passe, je me sens sécurisé par cette invraisemblable tenue identique à une aube de premier communiant. Elle a déjà le mérite de protéger ma pudeur, me rassuré-je. J’attends impatiemment Isabelle qui tarde à remonter, avec peut-être Claire à ses trousses. Cependant, ma satisfaction étant à son comble, je m’abandonne à l’intense bonheur qui me rend fou de joie, celle de la retrouver au plus vite pour célébrer cette première nuitée en une maison qui m’était inconnue jusqu’à ce jour. M’imaginant dans la peau de Clemenceau, mes yeux parcourent le plafond, puis détaillent le mobilier avant de s’arrêter sur quelques photographies encadrées. Au bout de quelques minutes, ma vue se brouille en raison de la fatigue consécutive à une journée harassante. Je lutte désespérément contre mes paupières qui continuent de papillonner et qui exigent leur fermeture. Je m’empresse de glisser sous les draps, rejetant l’édredon. Douillettement installé, je peux observer de petites étoiles scintiller autour de moi. Tout à coup, je me sens sombrer dans un insondable trou noir.

Je n’avais pu rester sur la place d’exécution. Quittant cette foule en prière, j’avais pris mes enfants, les tirant chacun par un bras, pour les soustraire à l’effroyable agonie de leur mère. J’avais emmené Robert et Catherine, loin, très loin, bien loin des remparts de la cité où Thibault, mon loyal écuyer gardait les chevaux et les armes. Nous avions trotté en direction de la paroisse de Massy pour nous rendre sur le fief Grouchy. Je savais que j’y retrouverais mon aîné, Jehan Prevel et deux semblables de mes feudataires. Je les informais immédiatement qu’aucune grâce n’avait été accordée par Louis le onzième et que le supplice avait bien eu lieu.

Aussitôt, je les avais instruits d’un plan qui avait germé en moi. Malheureusement, je ne pouvais en dévoiler ni la teneur ni la finalité. Je devais d’abord faire en sorte que mes enfants soient en sûreté en les conduisant au manoir de Robertot dont la seigneurie était détenue par mon cousin Jean Prevel, maître dudit lieu. Mon intention était de retourner à la sixième heure des Romains, la sexte, en compagnie de mon autre fils aisné, au sein du Neuf Chastel de Nycourt pour y récupérer des cendres du bûcher.

Après avoir franchi la Béthune, puis dépassé le pont-levis et les herses, nous étions parvenus sous la fausse porte que commandaient deux tourelles donnant accès à la cité. Le corps de garde nous contrôla avant de nous autoriser à continuer notre chemin. Nous avions longé le cimetière Saint-Pierre pour rejoindre la grand-rue jusqu’à nous arrêter devant l’échoppe d’un fournier. Nous étions descendus prestement de nos chevaux pour pénétrer dans la cour de l’auberge du Lion d’or. Après avoir confié nos montures à un palefrenier, nous étions rentrés à l’intérieur de ladite auberge où tonitruaient des rires d'hommes avinés. J’avais invité mon fils Jehan à prendre place à une table d’où on pouvait discerner l’extérieur, et les alentours de ce qui subsistait de l’église Notre Dame, en partie détruite par les troupes du duc de Bourgogne[1]. La cité, réduite en cendres, avait retrouvé son lustre d’antan en peu d’années. De sous mon mantelet, je retirai mon épée de ma ceinture d’armes pour la déposer contre la muraille. Ma hâte était de me rendre vélocement sur le lieu du supplice pour observer des yeux cet homme tout de pourpre vêtu qui portait pour nom Nicolas Jouenne. C’était l’exécuteur, chargé des hautes et basses œuvres en la vicomté de Neufchâtel. Ce matin même, amorçant la journée, il n’avait pas failli à sa tâche en fustigeant à coups de verge une voleuse à chaque carrefour de la ville. Puis, il y avait eu la pendaison de ces deux malfaiteurs dont les corbeaux se délectaient déjà de leurs yeux. S’était ensuivi le décollement du sire de Preuville dont le corps fut découpé en quatre quartiers, chacun cloué aux principales portes de la forteresse, sa tête restait encore exposée sur un pieu près du bûcher dont je pouvais regarder les quelques braises qui continuaient de rougeoyer sur le sol. C’est après la décapitation de ce seigneur déchu qu’avait eu lieu la mise à mort de mon Alix adorée. Par l’un des carreaux de l’auberge, je pouvais distinguer dans l’avant-cour de la maison du pilori, en face de l’échafaud, la charrette attelée prête à partir, garnie de cendre refroidie. Le bourreau devait attendre l’heure du soir pour déverser dans la rivière ce qui subsistait du foyer.

Je profitai d’un instant d’inattention de Nicolas Jouenne, réussissant à me faufiler dans une étroite ruelle pour pénétrer dans la courette de sa demeure. Je me glissais entre le mur orbe et le cheval. Immédiatement, je retirais, de sous ma ceinture d’armes, un petit sac de chanvre que je remplissais à toute volée.

La besogne terminée, je retrouvais, sans être inquiété, mon grand fils Jehan qui ingurgitait un épouvantable brouet. Je le pressais de déguerpir tandis que je jetai sur la table quelques deniers.

— Merci aubergiste ! criai-je.

Le palefrenier ramena nos montures que nous enfourchions pour aller récupérer Robert et Catherine, mon écuyer et deux de mes vasseurs sur le fief Montérolier.

Le lendemain, aux laudes, j’informais Jehan, mon aîné, que je lui transmettrais, devant tabellion, les fiefs principaux. Je chevauchais vers le Mesnil dont j’avais en jouissance une pièce de terre. Je la réserverai à Robert, mon cadet, dans l’attente de racheter, aux Le Cler, l’intégralité du fief de Socquentot que Colart de Grouchy convoitait. Quant à ma fille, elle sera dotée et mariée à un riche seigneur de la vicomté du Neufchastel.

L’heure de ma vengeance arrivait à son terme. À chaque pas que je martelais sur le sol, j’avais l’impression qu’Alix, la femme que j’avais tant aimée, sacrifiée sur ordre royal, me suivait. Aucun des officiers n’avait saisi que cette femme était pourvue de facultés que Dieu, seul, lui avait octroyées. Jamais, Dieu n’aurait pu donner naissance à une sorcière. Au contraire, Alix Malet était une sainte, une véritable sainte que Dieu avait déposée sur terre pour réaliser le bien. Devant mes propres yeux, ne m’avait-elle pas démontré que l’Éternel l’avait muni de pouvoirs merveilleux, lesquels avaient défié ma raison ? Pourquoi cette voix intérieure m’avait-elle intimé de choisir cette gente damoiselle appartenant à un puissant lignage apparenté à la famille royale de France ? J’avais dû la ravir à son père, lequel avait déjà arrangé son alliance avec le sire de Beynes et de Blainville, un lointain cousin de l’archevêque de Rouen, Guillaume d’Estouteville. En raison de l’amour qui nous avait étreint dans la forêt où j’avais, par faute, besogné Alix avec son entier consentement. Elle était devenue grosse, ce qui m’avait obligé à l’enlever de nuit en prenant des risques inconsidérés. Puis nous avions dû procéder à un mariage secret pour la protéger, elle et son enfant.

Je n’avais pas su comment Jacques d’Estouteville, seigneur de Blainville et de Beynes, baron de Saint-André, nouvellement Prévost de Paris, et surtout conseiller et chambellan du Roi, avait pu apprendre tous ces faits ? Instruit des bruits qui couraient sur Alix, il s’en référa à son suzerain Louis le onzième pour demander justice. Le prestige de cette famille d’Estouteville était tel que le pape en fut avisé et envoya l’affaire devant l’archevêque de Rouen, le cardinal Guillaume d’Estouteville en personne. Ainsi se régla, après tant d’années de tergiversations, un litige entre parents au huitième degré.

Parvenu au Mesnil, je fis creuser par mes serviteurs, à vingt pieds d’un chêne plusieurs fois centenaire, une grande trouée de cinq toises de profondeur et de large dans lequel je dispersai les restes de ma tendre Alix, puis posant ma main senestre[2] sur un billot, j’en tranchais le poignet d’un puissant coup de hache. Le sang gicla. Tandis que je perdis connaissance, Thibault prit un linge écru pour arrêter immédiatement le flux du liquide écarlate qui se répandait abondamment sur les cendres. Par la suite, écoutant mes instructions, mon écuyer s’emparait de ma main tombée sur l’herbe pour la jeter dans la cavité après y avoir glissé un gland dans la paume. Pouvait-il s’imaginer que j’obéissais à une voix venue d’outre-tombe, la même qui m’avait intimé de choisir Alix comme femme.

Juste après, j’avais mandé à Thibault d’aller quérir le prêtre, celui qui avait célébré notre union. Il revint sur la troisième heure des Romains. Je lui expliquai les derniers moments de la douce Alix et lui offrait une bourse remplie d’écus d’or. Sous le chagrin, des pensées damnées me submergèrent et devant le Créateur, je proférais dans le silence de mon esprit ma terrible malédiction vers cette famille d’Estouteville afin qu’elle disparaisse à jamais, ainsi qu’en direction du Roy Louis le onzième. Puis, je priais Dieu pour retrouver Alix au ciel, invoquant le seigneur et l’amour perpétuel de ma défunte épouse pour l’accomplissement d’un miracle au-delà de notre mort et de l’éternité. Fasse que ce gland devienne un chêne aux pouvoirs enchantés, fasse que ce chêne puisse réunir un jour nos corps et nos pauvres âmes, fasse que cette main abandonne tous ceux qui ont œuvré pour le trépas de ma chère dame.

Le soir, je glissai mon épée sous un autel de la petite chapelle du Mesnil comme le voulait la tradition, puis je regagnais ma retraite, l’abbaye de Mortemer, après avoir confié la tutelle de mes deux enfants à mon fils aîné. Bien des jours plus tard, Thibault m’instruisait de la perte de notre Roy Louis le onzième,[3] et du lieutenant criminel de la vicomté. Quelque temps après la messe de Noël, on m’informait de la mort, à Rome, du cardinal Guillaume d’Estouteville[4], archevêque de Rouen. Moins d’un an plus tard, je devais apprendre que le pape Sixte IV avait rendu son âme à Dieu le 12 août 1484. Ma malédiction avait commencé.

[1] Charles le Téméraire (1433-1477), duc de Bourgogne, assiège la ville de Neufchâtel-en-Bray en 1472 pour se retirer après l’avoir détruite entièrement.

[2] Senestre signifie gauche et dextre pour droite.

[3] Louis XI (1423-1483), Roi de France, mort a Plessis-Lès-Tours le 30 août 1483.

[4] Guillaume d’Estouteville (vers 1400-1483), Archevêque de Rouen, mort à Rome le 24 décembre 1483.

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