CHAPITRE 22 - Une expérience sortant de l'ordinaire

19 minutes de lecture

Jeudi 18 juillet 2013
10 h 12, moulin des Brumes, Bully, Seine-Maritime


Petit à petit, je prends conscience que, comme pour lundi, des hallucinations me poursuivent, à une différence près, celle d’avoir éprouvé un vécu hors norme, une expérience aux frontières de la mort. J’en suis littéralement effaré. Sans cesser d’y penser, je disparais dans la salle de bains pour me doucher et m’habiller afin d’emmener Isabelle à son rendez-vous.

Au moment du départ, un changement de chauffeur s’opère à la demande d’Isabelle, car, d’après elle, il est devenu hors de question de me laisser conduire la voiture dans mon état. Autre bouleversement à mon grand regret, Claire fait bien partie de l’équipée pour nous escorter jusqu’à Neufchâtel. Je n’ose plus rien dire, réalisant que je vais devoir rester sagement assis sur le siège réputé fatal pendant le trajet.

Tout le long de la route, je demeure consigné dans le silence, ne pouvant détacher mon esprit de ma folle nuit, tout en me concentrant sur l’apparition de Vanessa qui s’est manifestée dans une sorte de vortex lumineux pour m’aviser qu’elle était heureuse, là où elle se trouve désormais. Je suis encore troublé par ce phénomène prodigieux que je ne parviens pas à m’expliquer. Peu à peu, je réalise qu’une porte s’est entrouverte durant mon expérience de mort imminente, ce qui m’a permis l’accès à une conscience supérieure. Sans trop réfléchir et instantanément, je me rends compte que j’ai pu connaître le patronyme de Cœur-de-Biche. Autre élément à considérer : de là où elle se trouve, Vanessa a réussi à me communiquer le nom de la commune où elle a été inhumée, il y a de cela 18 ans. Devant cet effarement qui ne me quitte désormais plus, mon obsession première sera d’aller vérifier si ce que j’ai vécu la nuit dernière est bien réel. Tandis qu’Isabelle me parle, ma décision vient d’être prise ; lundi prochain, dès mon retour à Paris, j'irai à Saint-Ouen pour aller contrôler si la tombe de Vanessa se trouve bien dans le cimetière.

Dans un virage, Isabelle recommence ses nausées, ce qui l’oblige à se garer en bordure d’une haie bordée d’arbres. Je descends de voiture. Claire fait de même pour la soutenir dans ses haut-le-cœur. Au bout de cinq minutes, Isabelle semble se porter mieux puisque, sans rien prononcer, elle grimpe, côté passager, m’invitant à reprendre le volant.

Nous sommes presque arrivés  ; j’emprunte le pont-route, m’engageant dans la ville pour ensuite regagner le parking de la place de la Libération. Sans crier gare, Isabelle s’extirpe de l’habitacle, m’abandonnant comme deux ronds de flan. Je distingue sa longue chevelure flotter dans l’air, tandis qu’elle part en courant dans la rue principale pour aller à la rencontre de son traiteur. Tout d’un coup, j’ai un doute, ne sachant si je dois aller la rejoindre ou pas. Dans l’expectative, je reste en compagnie de Claire à l’intérieur de la voiture. Dans le rétroviseur, je constate que ma passagère pianote sur son appareil, d’où la cause de son silence. Joue-t-elle avec une application pour tuer le temps ? À certains moments, elle parvient à me poser une question banale à laquelle je réponds par oui ou par non, n’ayant franchement pas envie de m’étendre davantage avec elle.

Attendre le retour d’Isabelle dans une automobile presque surchauffée, tout en écoutant la FM en sourdine d’une part, et les quelques paroles échangées avec une espionne d’autre part, c’est beaucoup trop pour moi, surtout que je continue de m’interroger sur ma nuit passée, raison pour laquelle je tente de me dégourdir les jambes en descendant de voiture pour aller flâner dans l’artère principale baptisée Grande Rue Fausse Porte.

N’est--elle pas partie par ici ? Tandis que la dénomination Fausse Porte m’interpelle, je visionne chacune des boutiques agencées dans des immeubles reconstruits depuis le bombardement des Anglais durant la guerre 1939-1945. Tranquillement, je remonte l’artère principale, recherchant un indice pour repérer la boutique où se cache ma douce colombe. Quelques pas plus loin, grâce au reflet d’une vitrine, j’entraperçois Claire qui est également descendue de voiture pour me suivre, jouant ainsi son rôle de parfaite agente de renseignements.

L’appellation d’un établissement m’oblige à m’arrêter tout d’un coup : Hôtel du Lion d’Or. Dans le miroir d’une autre boutique, je peux voir Claire qui traverse pour changer de trottoir, ce qui m’amuse.

Considérant l’imposante église qui se dresse devant moi, un voile se soulève dans mon cerveau. Je réalise soudainement que l’architecture de ce monument religieux ne m’est pas du tout inconnue et qu’elle s’apparente à celle qui est apparue dans mon tout dernier rêve, celui consécutif à l’exécution de la jeune femme qui fut brûlée vive. Aussitôt, je m’oblige à faire le tour de l’église dédiée à Notre-Dame. Je me rends compte qu’elle présente toujours cette pareille allure, alors que des différences notables subsistent à ce jour. Il me semble que des sculptures présentes sur la façade ont été retaillées et que le tympan a été rajouté. Quant à la toiture, de toute évidence, elle n’est pas originelle. De plus, je perçois que la place et les rues avoisinantes n’ont plus du tout la même configuration qu’autrefois. En tout état de cause, si les maisons d’habitation sont récentes, la disposition de toutes ces constructions s’apparente à celles de la vieille ville. Bouleversé, je réalise que mon expérience de mort imminente m’a projeté dans une page de l’histoire ancienne, celle qu’Isabelle m’avait racontée avec moult détails. Cela dépasse l’imagination, je suis tenté d’en aviser l’indic qui stationne devant une boutique. Toutefois, je n’en fais rien, me doutant qu’avec son iPhone, toujours prêt à être dégainé, Claire m’enverrait directement chez les fous si jamais je lui contais ce qui m’était advenu la nuit dernière. Et cette femme, de par son statut, en avait vraiment le pouvoir…

Pourtant, c’est incontestable, même si je suis un familier du petit village de Bully, je suis certain de n’avoir jamais mis les pieds dans ce bourg. En aucun cas, je ne dois faire part de mes hallucinations à Isabelle. Comment appréhenderait-elle ma plongée dans l’irrationnel ? Cela dit, c’est bien devant cette église que j’ai assisté au supplice de cette pauvre dame, attachée à un pieu, une mitre posée sur la tête. En outre, j’ai pu apercevoir le bailli dérouler un acte d’accusation pour l’ânonner à la foule. À mon grand étonnement, je suis parvenu à comprendre aisément le vieux français et le latin. Ce qui m’a l’air surtout bizarre, c’est que j’ai eu la sensation d’avoir été téléporté dans la conscience d’un individu qui vivait à une autre époque. Je revois tous ces manants et bourgeois, criant et vitupérant, tandis que d’autres pleuraient et priaient. Je me souviens de tous ces soldats qui restaient stoïques alors que des officiers, complices ou pas, participaient impuissants à cette parodie de justice. Au milieu de tous ces logis à colombages se dressait la maison du pilori remplacé aujourd’hui par plusieurs enseignes commerciales. Ce qui me paraît encore plus incroyable, c’est que des noms me reviennent ; celui d’Estouteville, Maillet de Craville ou un nom comme ça, celui de Pevrel, patronyme qui ressemble contre toute attente à celui qui était indiqué dans l’appellation locale Mesnil-Peuvrel. Qui était ce Guillaume de Pevrel et cette Alix Maillet de Craville, laquelle semblait être son épouse ? C’était donc cette femme qui était en train de brûler sur le bûcher ! Et qu’en était-il de cette malédiction contre le roi, et de quel roi s’agissait-il ? De plus, cette imprécation visait le pape et le cardinal d’Estouteville ! Tous ces personnages ont-ils réellement vécu ? Pourquoi ai-je enregistré dans mon cerveau des informations aussi précises, comme cette date du 21 juin 1483, lorsque le juge a énoncé la sentence ? Autant de points que je vais devoir vérifier en utilisant le vieil ordi se trouvant dans le moulin, cette situation étant devenue trop invraisemblable pour ma raison. Mon rationalisme ne peut pas expliquer cette expérience de mort imminente, ainsi que cette impression de déjà-vu, concernant des évènements terribles qui seraient survenus dans un lointain passé. Après quelques minutes de réflexion, j’essaie de normaliser ce qui m’est arrivé ces derniers jours. Est-ce l’existence des horloges jumelles qui m’ont fait perdre la notion de toute réalité ? Je dois me rendre à l’évidence : quelque chose cloche dans mon raisonnement, mais quoi ?

Je redescends la Grande Rue pour pénétrer chez le marchand de journaux, lorsque j’aperçois Claire dans le reflet de la vitrine.

Vraiment pas discrète, la Mata Hari !

À l’intérieur du magasin, je distingue Isabelle qui sort précipitamment de la boutique du traiteur d'en face pour courir en direction d’un immeuble, ce qui me surprend. Pour en avoir le cœur net, reposant un magazine sur le présentoir, je quitte le commerce pour me transporter de l’autre côté de la rue, ce qu’opère Mata Hari dans la foulée.

Une plaque cuivrée, apposée contre le mur, me révèle la finalité de la démarche d’Isabelle : elle s’est donc rendue chez Martine Canu, une gynécologue.

Quelle cachottière ! Pour quelle raison entretenir un tel mystère ?

Immédiatement, je regagne le SUV pour aller écouter les dernières informations, en attendant que mademoiselle Isabelle daigne m’expliquer son mensonge par omission. Quelques instants après, c’est mademoiselle Claire qui remonte dans la voiture, sans rien me lâcher de ce qui est en train de se passer, même si j'avais connaissance qu’une visite chez un gynécologue planait dans l’air.

Au bout d’une demi-heure, Isabelle réapparaît sur le parking, affichant un mi-sourire.

— Alors, Watson, les nouvelles sont bonnes !

— Pas vraiment ! La canicule en Grande-Bretagne a fait plusieurs centaines de morts. J’espère que nous n’aurons pas de gros orages pour le week-end. Et toi, comment se sont déroulées tes négociations avec les traiteurs ?

— Parfait, ça m’a pris du temps, mais j’ai commandé. Tout sera prêt pour samedi et ils livreront à l’heure qui nous conviendra.

Je redémarre la voiture pour regagner Bully. Durant le trajet, j’apprends qu’Isabelle a prévu de me présenter à son grand-père, Charles Bohon, dont il me tarde de faire sa connaissance. En attendant, mes pensées continuent de se télescoper entre mon intrusion surprise au Moyen âge, ce qui me submerge l’esprit, et la consultation d’Isabelle chez un gynéco. De ce fait, je n’ose poser aucune question, préférant rester pour l’instant dans le déni, tandis qu’Isabelle se complaît dans le silence tout en pianotant sur son appareil, ce que fait également Mata Hari.

Après avoir débarqué Claire à la ferme des Roys, nous nous rendons au manoir des Brumes afin de rendre visite à Charles Bohon qui entame quelques pas à l’extérieur en compagnie de Ségolène.

— Coucou Grand-père, voici Olivier qui est mon amoureux. Je t’en ai déjà parlé au téléphone.

— Ah ! Ma petite fille ! je suis infiniment heureux de savoir que tu as finalement déniché la perle rare. Je m’explique enfin pourquoi tu négligeais ton vieux grand-père. Ta mère m’avait fait comprendre que je ne devrais pas trop te déranger ces derniers temps.

— Merci, Grand-père. Il faut que tu rentres pour te mettre au frais. Les températures vont encore grimper cette après-midi. Je viens d’entendre ça à la radio. Actuellement, en Angleterre, les gens sont en train de souffrir.

Charles Bohon me salue d’une franche poignée de main, tandis qu’Isabelle va embrasser Ségolène, la garde-malade, qui veille sur lui. Je pénètre dans une grande salle éclairée par d’étroits vitraux, alourdis de scène de chasse. Quelques meubles chargent cette pièce dont une épaisse table de ferme accompagnée de dix-huit sièges d’époque renaissance, un large buffet en chêne, un confortable canapé bordé de deux bergères Louis XVI, l’ensemble tournant le dos à un piano à queue. Tout au fond, une imposante cheminée, dont l’âtre rempli de bûches sert de décor en attendant l’hiver. Sur la hotte, un mousquet et une épée damasquinée encadrent les armoiries d’une vieille famille. Sur les murs, les quelques toiles représentant des figures de la mythologie nordiques, réalisées par Charles Bohon, voisinent avec d’anciens portraits signés Philippe de Champaigne.

Parcourant toutes ces merveilles, je m’aperçois qu’Isabelle s’est assise dans le canapé tandis que son grand-père a pris place, sur l’une des bergères. Alors que je m’installe à côté d’Isabelle, je peux voir Ségolène qui apporte un plateau sur lequel reposent deux tasses de café en porcelaine de Limoges, joliment escortées par une sucrière et des petites cuillères en argent.

Au cours de la discussion qui s’anime, je découvre un homme, plutôt enveloppé, cachant une profonde tristesse derrière sa joviale bonhomie. Dans ses yeux bleus, extrêmement expressifs, se reflète une intelligence rare. Aucun cheveu ne transparaît de sa tête, parfaitement ronde et lisse, dans laquelle devaient s’emmagasiner d’extraordinaires connaissances.

Alors que Charles Bohon semble régler quelques infimes détails avec sa petite-fille, je ne suis pas enclin à écouter leur conversation. Ce qui me fait bizarre, c’est qu’il n’est pas informé de ce qui se trame derrière son dos et que la discrétion est de rigueur. Seules, Ségolène et Gueule-de-Broc, cette dernière étant chargée de l’intendance, sont pleinement au courant de ce qui va se dérouler samedi en fin de journée, ce qui m’étonne, car comment peut-on livrer des secrets à une femme, capable de colporter tous les ragots de la terre ?

Tandis que l’entretien entre Charles Bohon et Isabelle s’éternise et que Ségolène ne réapparaît pas, je me risque à me lever pour aller regarder les quelques photos posées sur le buffet. Là, je découvre un Charles Bohon aux commandes d’un avion de chasse.

Je reviens m’asseoir sur l’une des bergères, tout près de Charles Bohon qui commence à me raconter ses mémoires. Immédiatement, je me prends de sympathie pour cet homme dont je comprends mieux la nature. La discussion engagée l’entraîne sur l’évocation de sa propre mort et sur celle de Marianne, sa tendre épouse, qui lui avait causé un vide abyssal depuis tant d’années. Avec étonnement, j’apprends qu’il a joué de l’orgue dans l’église de Bully, pour son juste plaisir et à la demande de l’abbé Anquetil, le curé de cette paroisse. Au fil de la conversation qui s’anime, je constate, par certains côtés, qu’Isabelle ressemble à ce grand-père. Échangeant plusieurs réflexions avec lui, je découvre la malice de Charles Bohon qui use abondamment d’images et de métaphores pour illustrer ses propos. Tout ce que maîtrise Isabelle en matière d’anecdotes provient de lui. Son savoir est édifiant : il a compris le long cheminement de l’Histoire du monde. Prospectif, il semble en connaître le futur.

Cet homme, hors de l’ordinaire, véritable bibliothèque vivante, brille par son érudition, son éclectisme, son intelligence et cela m’inspire un profond respect.

Tandis qu’un silence s’impose pendant que je déguste mon café, Isabelle se lève du canapé pour aller s’installer devant le clavier du piano. Le voilà donc, le fameux piano Daudé dont elle m’a tant vanté la sonorité chaleureuse, la toute première fois que je me suis rendu chez elle.

Je suis attendri, car je vais enfin pouvoir la voir jouer. Elle s’adresse à moi directement, puis à son grand-père.

« L’adagio de la sonate au Clair de Lune de Beethoven, celle que Marianne priorisait. Rien que pour le souvenir, Grand-père ! »

Majestueusement, ses doigts s’élèvent dans la pénombre pour survoler le clavier. Trébuchant sur la première note, elle le recommence aussitôt. Devant la beauté de cette œuvre musicale, je m’oblige à fermer les yeux pour m’imprégner de la mélodie qui me cause une émotion incommensurable. Bien malgré moi, je quitte la bergère pour me diriger vers Isabelle qui me dévisage avant de me dévoiler un regard plein de tristesse. J’imagine qu’elle repense à sa grand-mère, car une larme coule le long de sa joue. L’adagio terminé, elle m’invite à prendre sa place où après quelques secondes de réflexion, j’entreprends de lui jouer Nuvole Bianche de Ludovico Einaudi, composition néoclassique que je maîtrise encore parfaitement, Aurore m’ayant fait parvenir la partition, bien des années après notre séparation, par l’intermédiaire de l’oncle Alexandre.

— Magnifique Olivier, je ne connaissais pas cette douce mélodie riche en tendresse. Les notes de musique sont toujours ainsi : éphémères, elles peuvent se perdre à jamais dans l’espace infini. Merci, Olivier, de m’avoir fait défiler des nuages blancs dans le ciel. Je t’aime, déclare Isabelle, les larmes aux yeux. 

Je constate avec surprise que Ségolène, qui s’affaire dans la cuisine depuis un moment, a mis le couvert pour quatre personnes et commence à apporter tout ce qu’il faut pour constituer un solide déjeuner, ce qui m’inquiète évidemment en raison du rendez-vous prévu dans l’après-midi avec mon oncle André pour régler les problèmes de la ferme du Mesnil-Peuvrel. Tandis que je passe à table, Isabelle me rassure en posant sa main sur mon genou :

— Nous serons à l’heure. Puis-je envoyer un SMS à Claire et Christine pour leur demander de nous rejoindre si elles souhaitent nous accompagner ?

— Si tu veux, Isabelle ! Cela ne me dérange pas.

Durant l’entrée composée d’une salade, Charles Bohon me raconte les grandes lignes de son existence. Je m’étonne du désir qui l’avait motivé il y a quelques années, celui d’accéder à la députation pour développer et construire la société de demain.

— Elle ne peut pas ressembler à celle d’aujourd’hui, affirme-t-il. Nous vivons actuellement un prodigieux bouillonnement d’idées. Tout est constamment remis en cause… J’ai dû admettre que j’étais trop vieux pour m’investir dans ce type de projet, et voilà pourquoi j’ai parrainé, si on peut le dire ainsi, la fille du comte de Lestandart qui présentait, selon moi, tous les gages de respectabilité, malgré les ragots que j’entendais par ci ou par là.

Je vois Isabelle poser sa serviette sur sa bouche pour éviter de rire, tandis que j’avale de travers le morceau de pain. Heureusement, Ségolène apporte un civet de lièvre, ce qui met fin à l’hilarité de ma douce colombe.

Les échanges fructueux avec Charles Bohon me permettent de comprendre l’histoire récente du hameau des Brumes à partir de l’acquisition du manoir et du moulin : son père, Jean Bohon de Secqueville, un négociant natif de Bacqueville en Caux, avait épousé Clotilde Soubeyran, unique héritière d’un entrepreneur auvergnat et propriétaire de nombreux biens dans le sud de la France. À la mort de ses parents, Charles Bohon avait recueilli la succession, revendant le château familial pour venir s’installer à Bully, village d’où était originaire Marianne Coeurderoy, sa défunte épouse.

Le dessert terminé, je me lève, invitant Isabelle à effectuer de même et à prendre congé pour aller récupérer Claire et Christine à la ferme des Roys.

Dès son arrivée devant le corps d’habitation, Isabelle renoue avec ses nausées, ce qui la force à se réfugier dans les toilettes. Aussitôt, se détachant de Christine qui était en train de feuilleter un livre sur le seuil, Claire tient à me parler, de seul à seul, pendant qu’Isabelle s’entretient avec Christine, rentrée à l’intérieur de la ferme.

— Olivier, ce matin, tu semblais ailleurs, ce qui a obligé Isabelle à conduire. Là, tu vois, j’ai besoin d’être rassurée : es-tu réellement en mesure de prendre le volant ? me questionne Claire.

— Pourquoi ? Je vous ai pourtant ramenées à Bully et sans entraves, tout à l’heure !

— Oui, mais par deux fois et en même pas quatre jours, tu nous as fait peur. Cependant, là, tu as l’air de te porter à merveille… Je dois te rapporter que je n’ai pas évoqué tes hallucinations à Isabelle, mais d’après ce que tu as mentionné, lors de notre conversation téléphonique de mardi, tu paraissais, toi aussi, habité par des illusions. Souhaites-tu m’en parler maintenant… ou bien plus tard ?

— Plus tard, ce sera…

Sur ces entrefaites, Christine parvient à ma hauteur pour s’installer sur le siège arrière, tout en me dévisageant. Seulement, une femme qui m’examine, comme Pénélope savait si bien le pratiquer, ne me dit rien qui vaille.

Sur la route de Dieppe, c’est Claire qui commence les hostilités.

— Une question me turlupine, Olivier, à propos de l’enseignement relatif à la catéchèse que te faisait suivre madame de Marescourt. À l’époque, j’avais presque 16 ans et toi 18. Ce qui m’étonne, c’est qu’à cet âge, tu n’avais reçu aucune formation religieuse ! Par ailleurs, Isabelle m’a rapporté que ton oncle allait devenir évêque ! Il ne t’a rien donc transmis ?

— Je vois bien où tu veux en venir, Claire ! là, je me vois obligé de mettre les points sur les « i » : en vérité, mademoiselle de Lestandart ne m’apprenait pas le catéchisme et j’ignore d’où émane cette légende. Encore une fois, je te rappelle que je l’avais accompagnée pour classer l’ensemble de ses ouvrages qui provenait de sa bibliothèque de Paris pour…

Isabelle s’esclaffe, ce qui me dérange et surprend les sœurs Bertaux.

— … laisse-moi donc continuer, Isabelle ! Mademoiselle de Lestandart connaissait mon amour pour les livres anciens et…

— Oh, le menteur ! Claire, je vais te révéler la vérité, mais tu garderas ça pour toi, hein !

— Tu me connais, Isabelle !

— Alors, puisque tu as si bonne mémoire, souviens-toi ! À l’époque, il existait une anecdote à propos de madame de Marescourt qui avait été oubliée. C’est maman qui me l’a rappelée hier soir au téléphone. C’est Gueule-de-Broc qui en était à l’origine, se dépêchant de divulguer que madame la comtesse apprenait le catéchisme à un beau jeune homme.

— C’était une rumeur, m’a exposé mardi, Olivier… Et ?

— En réalité, notre maire lui avait offert une solide formation.

— Solide ! Ah ! Laquelle ? Le classement des livres !

Isabelle se met à rire aux éclats.

— D’éducation sexuelle !

— À son âge ? Si on en reste à la théorie, l’honneur est sauf ! Mais c’est étonnant de la part de madame de Marescourt. Je ne la vois pas en train de donner des cours sur la chose.

— Tu n’y es pas Claire ! Je suis en train de te dire que notre députée-maire baisait avec Olivier…

— … Écoute Isabelle, je n’imagine pas, madame de Marescourt, se lancer dans la pratique de la bagatelle avec ton amoureux. Je connais tes délires, Isabelle. Mais là…

— Non, je ne plaisante pas, tu peux demander à monsieur, ici présent. Il te confirmera. D’ailleurs, il suit la conversation et il se tait, car il est tout penaud.

— Attends Isabelle ! Sur ce coup-là, je ne te crois pas… Je sais que j’ai le cerveau engourdi, aujourd’hui, mais quand même ! Olivier t’a trompée ? Je n’arrive même pas à le considérer… Ou bien alors tu étais consentante…

— Non, Claire, tu n’as pas du tout compris. Madame la maire a réalisé bien plus fort que cela… Elle me l’a tout bonnement dépucelé. Elle a fait fort.

— Il ne peut pas être vierge puisque tu as fait un test qui signifierait que tu serais encein… Euh… Pardonne-moi, mais je ne percute pas ! Mon esprit est au ralenti ! Explique-toi mieux ?

Mais de quoi ai-je l’air, les mains crispées sur le volant, escomptant que les deux pimprenelles gardent le silence pour de bon ?

— Assieds-toi, même si tu es bien assise ! Cela vaut le coup de te raconter les dessous de l’affaire, Bellemare en aurait fait une chronique à la téloche : Olivier fut défloré par madame de Marescourt du temps où on lui donnait du Mademoiselle de Lestandart. Tu t’en souviens : elle était censée représenter la vertu, chacune déclamant que la légataire du comte de Lestandart était restée une vraie jeune fille… Elle souhaitait offrir sa virginité à son mari, disait-on. Seule, Gueule-de-Broc osa affirmer le contraire soutenant que la châtelaine avait été surprise dans une séance de galipettes inédites ; elle s’entraînait avec un parigot dans la fleur de l’âge et tout juste sorti du frigo. C’est le cousin de Gueule-de-Broc qui avait rapporté ces faits, après être retourné sur le chantier… Ça te dit quelque chose ? Évidemment, personne n’avait cru ces allégations, et cela s’était terminé par une rumeur qui avait fait le tour du pays ! D’ailleurs, ce jour est parfaitement identifié. C’était celui de mon anniversaire ! Mais aussi celui d’Olivier qui venait d’avoir ses 18 ans, le jour même où tu t’es retrouvée dans la mare aux grenouilles. Tu ne peux que t’en souvenir, car, à l’époque, tu m’avais avoué que le jeune homme qui travaillait chez la comtesse te plaisait bien et que tu en aurais fait ton petit-déjeuner. Eh bien ! Le garçon, je te le présente. Il est là, devant toi…

— Enchanté ! dis-je à Claire. Cela entérine que tu avais vraiment eu le béguin pour moi.

Isabelle continue :

— En réalité, en ce temps-là, mademoiselle de Lestendart jouait les Messaline. Cela a bien duré deux ans, votre petite affaire illicite ! Tu confirmes, Olivier ?

— Oui, je confirme et c’est du passé. On n’en parle plus.

— Non ! Ce n’est pas possible, je ne vous crois pas ! Il ne faut pas pousser Claire dans les orties, tout de même. Vous me faites marcher… claironne Claire.

— Olivier venait tout juste d’atteindre sa majorité, et la comtesse avait eu envie de le récompenser en lui offrant un cadeau mémorable. Ce fut parfaitement réussi, car elle lui a beaucoup appris.

— Olivier, n’écoute pas ce qu’Isabelle te déballe sur mon compte ! Primo, je n’ai jamais déclaré que tu me plaisais au point de me servir de petit-déjeuner… Isabelle, tu sors n’importe quoi… Secondo : maintenant, je me souviens mieux de cette journée… Et tertio : en tout cas, bravo, tu vas être dans l’obligation de tout me raconter !

— Et par le menu ! renchérit Isabelle.

— Tu avais oublié de m’en parler, mardi ! Finalement, tu es bizarre comme mec… Tu es étonnamment pudique et tu sautes une députée.

— Ce n’est pas tout : leur rupture est tout aussi épique puisque madame de Marescourt et Astrid que je vais te présenter vendredi se sont castagnées sur le pont des Arts.

— Mais c’est complètement dingue ce que tu me rapportes, Isabelle. Et tout ce petit monde va se retrouver à partir de demain à Bully ! Eh bien : ça promet !

Que puis-je répondre à ces dames qui se font des gorges chaudes d’une histoire ancienne ? Je m’engage sur une route communale qui mène sur un long chemin de calcaire. Nous sommes presque enfin parvenus au Mesnil-Peuvrel.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 12 versions.

Vous aimez lire hervelaine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0