CHAPITRE 24 - Un prêtre qui sait tout ou presque

20 minutes de lecture

Vendredi 19 juillet 2013
10 h 30, moulin des Brumes, Bully, Seine-Maritime


Tandis que je trottine à côté d’Isabelle en direction de la maison de Gueule-de-Broc, je reste sous le choc par ce qu’elle vient de me sortir ; « Je suis enceinte ! » m’a-t-elle déclaré, tout en me reprochant de n’avoir rien remarqué malgré les indices qui ont été semés à la manière du petit Poucet, si bien que les noms de professeur Tournesol et Antoine Doinel me fusent encore dans les oreilles.

Ainsi, Isabelle est déjà grosse de presque quatre semaines, d’après la gynécologue, consultée hier. Quatre semaines signifient que je l’ai fécondée au tout début de notre relation, et cela sous l’emprise de la passion qui nous a étreints. Avec le recul, je revois cette minute cruciale, au cours de laquelle Isabelle a ouvert le premier sachet de préservatifs avec ses dents, comme pour les suivants. Pour quelle raison, n’ai-je pas réagi immédiatement en la découvrant œuvrer de cette manière ? À mon sens, je suis l’unique fautif de ces moments d’égarement.

Après quelques minutes de marche, nous parvenons enfin devant la modeste maison de madame Debeaulieu qui, nous apercevant, arrive dans notre direction pour donner du large à la barrière déjà entrebâillée. Étrange portrait de cette femme que je pourrais dresser ; elle transparaissait plutôt mince, un peu voûtée, avec un visage allongé, surmonté de cheveux bruns et blancs retenus par un chignon bleu. Paraissant la cinquantaine, elle était en réalité moins âgée puisque son plus jeune fils Benjamin venait de fêter ses sept ans.

Cette présence qui se tient à quelques mètres de moi me fait l’effet d’une surprise, me rappelant avoir préalablement croisé cette dame, lors d’un repas et cela à l’occasion de la messe d’anniversaire de la mort de Coralie Giffard, veuve Lestandart, la mère d’Aurore. À l’époque, c’est elle qui avait composé le menu qui avait régalé mes proches.

Le monde est vraiment petit… Comment puis-je me ressouvenir de tout ça ?

Rien qu’en visionnant le physique disgracieux de cette brave mère de famille, il m’apparaissait qu’elle était d’une nature inoffensive. De toute sa personne, un détail dominait : sa lippe était proéminente, raison pour laquelle les habitants du village l’avaient surnommée Gueule-de-Broc. Je suppose que cette caractéristique n’interdisait pas toute la loquacité qui devait sommeiller en elle. De plus, par la mouvance perpétuelle de ses lèvres, il me semblait qu’elle additionnait et soustrayait sans cesse. En réalité, je venais de prendre conscience que son trouble provenait de ses ressentiments contre le monde entier.

Je perçois un coup de coude discret contre mon échine, signifiant que je ne devais, en aucun cas, sortir un traître mot à partir de cet instant.

— Joonas ! Tule, esittelen teidät rouva Debeaulieu.[1]

Isabelle qui parle le finnois maintenant, l’autre soir, c’était du norvégien…

Hei ! clamé-je, n’étant pas certain que mes salutations en finnois fussent bien prononcées.

— Madame Debeaulieu, je vous présente mon cousin Joonas qui demeure Turku en Finlande. Vous avez dû le connaître quand il était petit.

— Ah bé oui ! je l’ai bé vu c’biau jeûne homme, bié bâti aveu cha. Est t’i vot’ cosin, eul garchon d’la sœu d’vot' mè[2] ?

— Exactement ! répondit Isabelle du tac au tac.

— L’était rouquin, m’semblait bien, c’bésot là !

— Oui, mais Joonas s’est teint les cheveux. Madame Debeaulieu, vous serait-il possible de me préparer un poulet pour ce soir ? Mes parents seront là vers midi et j’espère leur faire la surprise.

— Bé sû, y’en a eun d’prêt, eul’vôlez vos.

Qu’elle est adorable, ma petite Isabelle, lorsqu’elle ment effrontément à sa voisine ! Sa charmante bouille exprime un tas de jolies mimiques tandis qu’elle cligne des yeux et sourit de toute son insouciance.

Après avoir refermé la barrière, Gueule-de-Broc fait un signe de tête à Isabelle pour qu’elle la suive jusqu’à une dépendance en bois, accolée à la maison, tout en conversant dans un patois qu’il m’est impossible de comprendre. Bouche cousue, je découvre cette étonnante femme dans ses œuvres, tandis qu’elle dépiaute un lapin accroché par les pattes à un méchant clou. Je n’écoute même plus, vagabondant dans mes réflexions, avant de me laisser aller à une singulière litanie qui parcourt mon imagination.

Gueule-de-Broc, je ne vous connais pas vraiment, mais Isabelle m’a tant et si bien parlé de vous. Certains vous décrivent comme une sorcière, à part que je n’y crois guère. Pourtant, je pavoise en pensant cela. J’ai plutôt l’impression que vous êtes une épouse et une mère originale. Aigrie et malheureuse, vous avez dû expérimenter de bien mauvais moments dans votre existence. Qu’il est curieux de vous avoir affublée d’un pareil sobriquet ? Et encore, vous n’avez pas que celui-là, car chacun, dans la contrée, y chante son petit couplet pour vous vêtir. Cependant, vous passez pour la meilleure cuisinière du canton. D’ailleurs, Isabelle me l’a affirmé, jamais de son existence, elle n’avait savouré de tels mets. Je rêve de goûter certains de vos plats, ceux que j’avais appréciés il y a bien longtemps, et pour lesquels vous souhaitez garder le secret. Je suis certain qu’ils vous feront honneur, tout en faisant le bonheur des convives, lors de la fête d’anniversaire du grand-père d’Isabelle qui aura lieu demain. Je serai patient. A contrario, le principal défaut, qui vous caractérise et vous porte préjudice, c’est votre tempérament fouineur ; vous furetez partout et vous parvenez à vous immiscer dans la vie privée des gens du pays. Vous ne le saurez probablement pas, mais, à cause de vous, j’ai dû me soumettre aux folles idées d’Isabelle qui m’oblige à devenir Joonas pour que notre séjour se déroule paisiblement. Voyez-vous le tableau ?

De la dépendance, je poursuis Isabelle qui talonne madame Debeaulieu qui, elle, s’arrête devant un fourneau en fonte. Contre le mur, j’admire l’antique baratte à beurre d’origine normande qui sert occasionnellement de table, ce que je suppose en raison du tas de linges pliés sur le dessus, ainsi que du fer à repasser qui, lui, est resté juché sur un escabeau planté à proximité par le fait que le papier peint est en train de se décoller à partir du plafond. Sans m’en rendre compte, j’opère un large regard circulaire qui me laisse découvrir les surprenantes charentaises bigarrées déposées dans un coin de la pièce principale.

Je n’écoute même pas Isabelle qui continue de discuter avec Gueule-de-Broc, laquelle vient de revêtir une blouse terne, blasonnée de quelques taches de confiture rougeâtre. Voilà qu’Isabelle fouille dans son sac pour en tirer quelques billets de banque qu’elle glisse dans une des poteries de Martincamp, trônant sur une étagère. Dans l’absolu, j’ignore ce qui se trame véritablement, n’ayant pas été mis dans les confidences de ma douce colombe qui, dans les détails, n’arrête pas de donner à madame Debeaulieu des consignes pour la journée de demain.

À un moment, tandis qu’Isabelle me frôle le bras pour me signaler qu’il est temps de repartir, je distingue à travers la fenêtre une solide corde à linge, tendue entre deux arbres, sur laquelle sont accrochés une dizaine de bas gris souris, lesquels semblent claquer légèrement au vent comme des gonfanons. Les insignes de cette féminité me surprennent, car il m’est impossible de croire que madame Debeaulieu puisse dévoiler aux yeux de tous une fantaisie érotique qui n’en était probablement pas une, après que j’eus pris conscience que cette femme avait besoin de réaliser des économies pour survivre.

Nous ressortons par la barrière que Gueule-de-Broc s’est dépêchée d’ouvrir. Au même instant, nous observons au loin ses enfants qui sont en train de franchir une claire-voie. D’un signe, Isabelle salue les arrivants.

Perdu dans mes pensées en raison de ce que je viens d’apprendre, concernant l’état d’Isabelle, je m’aperçois, un peu tardivement, que ma colombe porte un sac Kraft dans lequel se devine un poulet preparé d’un bon gabarit. Je m’empresse de le récupérer pour le transporter à mon tour. Durant le trajet, nous continuons de marcher dans le silence jusqu’à ce que nous parvenions au moulin. Cette solitude verbale me permet de me remémorer la triste histoire de cette Gueule-de-Broc telle qu’Isabelle me l’a narrée au tout début de notre relation. Véritablement, cette femme se révélait être un étonnant personnage si l’on considérait les rapports sociaux entretenus avec la plupart de ses concitoyens. Née Germaine Verdier, elle avait épousé vers 35 ans un homme qu’elle était parvenue à dénicher grâce à une annonce repérée dans une boutique. Par chance, ce modeste agriculteur de quinze ans son aîné, lequel portait un nom à consonance aristocratique, demeurait sur le même secteur. En vérité, Georges Debeaulieu était un être dur à la tâche, capable d’occuper cent métiers à la fois et de soulever des montagnes, malgré son apparence chétive. Depuis peu, il avait pris sa retraite après avoir quitté sa ferme, revendu les animaux et de ce qui restait du matériel rural. Petit à petit, il avait retrouvé une nouvelle activité en effectuant tout un tas de travaux manuels chez les particuliers, contre une modique contribution. De toute évidence, c’était un individu habile et méticuleux, apte à terminer n’importe quel chantier en moins de temps que l’aurait prévu un professionnel. Parfois, il se plaisait à rencontrer des gens dans un café, afin de se constituer des relations, ce qui lui permettait de se créer une clientèle potentielle. Après leur mariage, ce ménage avait découvert le bonheur d’éduquer Delphine, maintenant âgée de 13 ans et Benjamin dit le ravisé en raison de sa naissance tardive puisqu’il venait de souffler ses 7 bougies. Il s’avère que ces deux beaux enfants étaient de très bons élèves, l’une excellant dans les arts plastiques et la rédaction, l’autre étant premier en tout. Conscients de l’adversité qui pesait sur eux, ces deux gamins étaient parvenus à se débrouiller, depuis que leur père avait été gravement blessé par une machine agricole. Ce malheureux évènement l’avait obligé à vendre sa petite ferme, ce qui avait quand même provoqué des conséquences désastreuses sur l’activité mentale de Gueule-de-Broc. Depuis lors, pour des raisons qui n’appartenaient qu’à elle, elle n’hésitait plus à travestir les vérités qui la dérangeaient ou à disséminer des ragots qui n’avaient en soi aucune importance. Sur la place de l’église, tout récemment, on l’avait encore vu survenir comme un chien dans un jeu de quilles pour semer la panique parmi des couples qui s’étaient ensuite étripés. Toutefois, les relations entre les Tuttavilla et les Debeaulieu se révélaient être au beau fixe, ce qui restait essentiel.

Après les quelques nausées qui se sont réveillées, Isabelle s’est assise dans l’un des canapés pour reprendre ses esprits. Jetant un œil sur ma montre, je songe tout d’un coup que les parents d’Isabelle ne vont pas tarder à arriver. Sans doute, doivent-ils se trouver sur l’autoroute des estuaires, non loin de la bretelle de sortie menant à Neufchâtel. À présent rassuré par l’état d’Isabelle, il est temps pour moi de sauter dans la voiture pour me rendre au plus vite à la boulangerie de la place de l’église dans l’espoir de dénicher deux ou trois baguettes, mais également des viennoiseries s’il en reste encore à cette heure-ci, cela pour accueillir dignement les Tuttavilla, ainsi que les sœurs Bertaux, invitées à se joindre à nous après réception d’un SMS.

Tandis que je dévore des yeux l’unique croissant subsistant à travers la vitrine de la devanture, je perçois une imposante ombre noire qui se dessine dans mon dos.

Toutefois, je pénètre dans la boutique, discute cinq minutes avec la boulangère avant de me diriger vers la sortie, les bras chargés d’un pain de deux livres, de deux bâtards et de deux sacs remplis des seules chouquettes abandonnées sur l’étalage.

Tel un aigle en vol agrippant un lapin de garenne, un ecclésiastique s’abat sur moi pour me saluer obséquieusement :

— Bonjour, je me présente… je suis l’abbé Anquetil, le curé de cette paroisse. On m’appelle abbé dans ce village… à plusieurs reprises, j’ai aperçu votre véhicule immatriculé dans le Finistère… Seriez-vous l’une de mes nouvelles brebis ?

— Bonjour, monsieur l’abbé. Eh bien non ! je ne suis pas de Bully. Je dispose d’une voiture de location et je demeure à Paris. Je suis Olivier Prevel, le cousin d’Isabelle Tuttavilla.

— Ah ! Vous êtes le cousin d’Isabelle ? Et vous êtes Olivier Prevel, dîtes-vous !

— Oui ! Olivier Prevel, c’est bien ça !

— Et je présume que vous êtes le neveu de monseigneur Romé !

— Comment le savez-vous ?

— Ce sont mes petits secrets ! Mais je dois bien vous dire que je garde en mémoire le souvenir de vos parents et de votre oncle Romé, ainsi que de vous-même par ailleurs… Vous étiez encore bien jeune. C’était en 1996… Plutôt en 1997, à l’occasion de la messe d’anniversaire de la mort de feue la comtesse de Lestandart.

— C’est bien ça ! Effectivement, je me remets de vous. Vous étiez placé juste en face de mon oncle Alexandre et pas très loin de moi au cours du repas. Vous discutiez d’archéologie…

— Vous vous en souvenez ! Au fait, comment se porte votre famille ?

— Tous vont très bien aux dernières nouvelles. Mes parents se sont installés aux États-Unis, mais Père souhaiterait revenir au pays. Concernant mon oncle, il adore faire sa vedette sur les chaînes d’informations.

— Je le vois parfois et ça ne m’étonne pas de lui. Ainsi donc, si vous venez de vous présenter comme le cousin d’Isabelle, je présume que vous êtes hébergé chez les Tuttavilla. Dites-moi, vous connaissez tout le monde à Bully, finalement !

— Ah ! Monsieur l’abbé, permettez-moi de vous demander votre entière discrétion à ce sujet ! Madame ne doit pas être au fait que je suis présent, ici, dans la commune qu’elle administre. Je vous expliquerai plus tard… mes petits secrets…

— Ah ! Mais figurez-vous que madame la maire n’ignore pas que vous êtes actuellement à Bully. Mais vous ne le verrez pas, car elle est partie ce matin de très bonne heure pour se rendre à Nice. Et elle reviendra lundi. Vous pourrez le rencontrer mardi si vous voulez !

— Ah ! Madame la Maire est déjà au fait de ma présence à Bully ?

— Oui, tout s’ébruite dans un village comme celui-ci.

— C’est très étonnant, en effet ! Pour ma part, je reprends mon activité lundi à Paris, donc je n’aurais donc pas l’occasion de la croiser. Dommage !

Comment est-ce possible qu’elle sache déjà que je suis ici ?

Hier soir, avant son départ, elle m’a convié à dîner au château et au cours du repas, madame de Marescourt m’a demandé si je me remettais de votre famille, ce à quoi je lui avais remémoré que j’avais eu l’honneur de déjeuner en leur compagnie dans le cadre d’un banquet qu’elle avait offert à ses invités à l’occasion des funérailles de sa défunte mère.

— Je me souviens parfaitement de vous ! C’était il y a seize ans, exactement.

— De suite, nous avons dévié notre aimable conversation sur votre famille, et, de fil en aiguille, nous avons continué notre charmante discussion sur un ton badin sur votre grand-père, personnage d’une grande générosité, pieux chrétien. Elle m’a rappelé effectivement que vous étiez le neveu d’Alexandre Romé, que l’on dit descendre de la famille de Jehanne d’Arc. Oh, le saint homme ! Quant à vous, vous suivez la trace de votre entourage en aidant votre prochain ; madame la maire peut en témoigner. Que Dieu la protège ! Elle m’a dit aussi que vous étiez un éminent spécialiste des sciences de l’univers. Oh ! Comme je souhaiterais échanger avec vous, monsieur Prevel, sur ces mystères de la création. À propos de votre nom, il est fort connu dans cette contrée, notamment à ceux qui maîtrisent l’histoire du pays de Caux et celui de ce beau pays de Bray.

— D’après mon oncle André Langrenay qui a écrit des monographies, les Prevel seraient plutôt originaires de Rouen, monsieur l’abbé. L’auteur de la lignée serait un riche marchand de drap qui serait natif de la bonne ville de Rouen. Apparemment, ce bourgeois de Rouen possédait quelques terres dans le pays de Caux, dont le Mesnil-Peuvrel, près d’Offranville. Pour cette partie de la Seine-Maritime appelée le pays de Bray, rien ne nous y rattache ! Et si vous le désirez, je pourrais m’entretenir avec vous sur les questions que vous vous posez sur l’univers, mais un autre jour, car nous attendons les parents d’Isabelle.

— Merci, monsieur Prevel. Vous leur souhaiterez bien le bonjour de ma part. Déjà, je suis enchanté de vous découvrir dans ce village. Isabelle vous l’a sans doute évoqué. Je suis passionné par l’histoire de cette région. D’ailleurs, moi aussi, j’ai écrit quelques monographies communales. Me consacrer une heure ou deux pour en parler ensemble vous intéresserait-il ?

— Oui, certainement ! Mais je suis désolé de vous quitter si vite, car ma cousine est souffrante. Je vais devoir vous laisser.

— Très bien, monsieur Prevel, mais qu’a-t-elle donc, ma petite Isabelle ? Je demeure sous le charme de cette brave demoiselle. Je lui accordais toujours le bon Dieu sans confession. Nous pourrions nous arranger pour un entretien demain samedi à partir de seize heures au presbytère. Cela vous plairait-il ?

Cela ne va pas être possible, ce jour-là, car nous serons très pris avec son grand-père. Je vous souhaite une excellente continuation, monsieur l’abbé. Je vous promets de vous appeler pour convenir d’une rencontre prochaine.

— Au revoir, monsieur Prevel ! Je l’espère !

Un soir, Isabelle avait eu le chic de m’instruire sur ce personnage haut en couleur que les habitants de ce village appréciaient en particulier. L’abbé Anquetil était une authentique figure locale. Homme charismatique, ses sermons restaient gravés dans les mémoires. Je savais désormais que ce brave curé se rendait fréquemment chez la comtesse, laquelle lui avait permis de consulter les fabuleux ouvrages de sa bibliothèque. C’est en ce lieu qu’il puisait les informations nécessaires pour parfaire la rédaction de ses monographies communales. Au fil des ans, le père Anquetil était devenu une véritable encyclopédie vivante, dont les travaux furent remarqués par L’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen. Tout récemment, son dernier essai sur la généalogie de la famille de Lestandart lui valut d’être honoré « Lauréat de l’Académie de Rouen ».


Après avoir déposé les viennoiseries dans la cuisine, je profite du beau temps pour m’asseoir sur un banc arrimé contre le mur du moulin. Alors qu’il est déjà onze heures et demie passées, je distingue le portail s’ouvrir lentement, tandis qu’une automobile blanche, une Clio, avance à faible allure sur le chemin de gravelle. Je signale à Isabelle que ses parents sont en train d’arriver.

C’est vers madame Tuttavilla, parée de tous ses bijoux, que je me dirige en premier pour la saluer. Son attitude est chaleureuse envers moi, tandis qu’elle me tend la joue pour que je la bise.

— Je vous embrasse. Vous pouvez m’appeler Éliane. Isabelle m’a beaucoup raconté beaucoup de choses sur vous, mis à part vos petits secrets, bien entendu. Je vous présente mon mari Éric qui ne parvient pas à descendre de la voiture qui s’avère trop exiguë pour ses longues jambes.

— Bonjour, madame, très heureux de vous découvrir en chair et en os, si je puis dire ainsi. Isabelle me parle de vous tous les jours.

Éric Tuttavilla, grand par la taille, tarde à s’extirper de l’habitacle. Mon étonnement est de l’apercevoir débarquer d’un modeste véhicule de location, habillé d’un simple bermuda et d’une chemise à fleurs, prouvant qu’il est resté dans les années seventies. Son apparence est à l’inverse de son épouse qui porte des vêtements de bonne facture. Lorsqu’il est sorti de la voiture, j’ai pu remarquer son épaisse toison qui, jaillissant du haut de sa chemise, paraissait tapisser tout son corps et ses membres. Seuls les mains et les pieds semblent épargnés par ce que je considère comme un prodige de la nature. Sa barbe fournie lui mangeait tout le visage, a part le sommet du crâne ou aucun cheveu ne transparaissait.

— Isabelle vous a sans doute prévenu qu’il ne faut pas me confondre avec un ours et que je ne mordais pas. Vous pouvez m’appeler Éric, si vous voulez.

— Effectivement, Isabelle m’a préalablement informé de ce détail en me présentant des photos de vous, je réponds en souriant.

Isabelle, après avoir embrassé son paternel, ne traîne pas pour envoyer un SMS aux sœurs Bertaux afin de les alerter de l’arrivée de ses parents.

Quelques minutes plus tard, tout ce petit monde est attablé dans le salon. À la demande d’Isabelle, je me charge de verser le café dans chacune des tasses et d’apporter les chouquettes. C’est à ce moment qu’Isabelle s’adresse à l’assemblée :

— Papa et maman, ce que je vais vous révéler va grandement vous étonner, mais je dois vous signaler que la famille d’Olivier possède la même horloge que celle-ci, et exactement la même, dans leur appartement parisien.

— Oui, c’est possible. Je pense qu’il existe des exemplaires semblables. Cela ne me surprend pas ! répond Éliane toute en sourire.

— Tu n’y es pas maman ! Sur chacune des horloges, on peut découvrir à l’intérieur des entailles qui sont similaires, notamment deux séries de lettres « NVP » et « MAD », ainsi que deux dates ; la première relative à la Révolution française suivant la chronologie de cette période troublée, l’autre retranscrit conformément au calendrier grégorien.

Immédiatement, Isabelle ouvre le portillon du meuble qui se trouvait derrière elle, arrête le balancier et montre la gravure « 3 vendémiaire an II » et la date du « 24 septembre 1793 ».

— C’est plutôt étonnant. Comment interprètes-tu ça ?

— …

— De plus, les colombes sont orientées différemment. Elles s’opposent, comme si ces horloges constituaient une paire. On s’est renseignés à Rouen : les antiquaires nous ont confirmé qu’ils n’avaient jamais repéré pareil cas. Nous ne sommes pas allés au musée de Saint-Nicolas-d’Aliermont, faute de temps, mais les précisions émises par les marchands nous ont suffi.

— C’est bizarre, en effet. Pour ma part, je ne pourrais pas t’apporter d’explications. De mémoire, à ta naissance, ma mère me l’avait offerte en raison de l’étrange tache qu’elle avait pu découvrir sur ta hanche. À cette occasion, elle m’avait également remis des documents rangés, je ne sais où, dans ma chambre, à Abbazia, mais j’ai quand même réussi à les regarder l’année dernière, par curiosité. Cette donation m’avait marquée et c’est la raison pour laquelle cette horloge a atterri ici. Je ne souhaite pas m’étendre sur ce sujet, car tu en sais autant que moi. Parlons maintenant d’Olivier que je ne connais pas.

— Justement, maman. À propos de lui, il faut que je vous avoue quelque chose d’important.

— On t’écoute ma fille ! Vous allez vous marier ? Pardonne-moi, ma fille, je plaisantais…

— Olivier, excuse-moi, mais je vais être obligée de te dénoncer à mes parents.

Qu’est-ce qu’elle va leur raconter ? Qu’elle est enceinte ? Elle ne peut pas attendre le dessert !

Que se passe-t-il, ma fille ? s’inquiète Éliane.

— Bah ! Voilà… Olivier m’a fait un enfant. Je suis grosse, maman !

Je vois Claire ouvrir de grands yeux en me regardant.

— Ce n’est pas possible ! Comment avez-vous fait votre compte, tous les deux ? s’interroge Éliane.

— De la façon la plus naturelle qui soit, maman ! C’était un accident. Olivier est au courant depuis une heure à peine.

— Est-ce que vous pensez vous marier ? me demande Éric. À partir de maintenant, vous allez devoir m’appeler beau-papa.

— Et moi, ce sera belle-maman, termine Éliane.

Les quelques chouquettes mises en évidence sur la table ne rencontrèrent pas le succès escompté, en raison de l’animation causée par Isabelle. À partir de cette minute, le percolateur avait fonctionné plus que de raison.

J’adore ce moment convivial qui m’autorise à mieux identifier les uns et les autres et de partager des instants d’intimité dont on ne soupçonne pas l’importance. Ainsi, une discussion entamée sur les races de chevaux me permet de découvrir la passion de Claire qui avait participé à des excursions équestres sur différents continents. L’année précédente, elle avait sillonné les gorges du Colorado avec l’une de ses anciennes camarades de lycée, devenue journaliste, laquelle avait fait le récit de ses péripéties dans un magazine à fort tirage. Côté cœur, je n’ignore plus que la meilleure amie d’Isabelle était une célibataire endurcie et qu’un de ses collègues avait connu la joie de l’ausculter dans les moindres détails, dès le début de son internat. C’est la norme, paraît-il, de jouer au docteur, chacun des étudiants se transformant en cobaye de l’autre et vice-versa pour mieux se perfectionner dans l’examen des corps, m’a expliqué un soir ma dulcinée. Ces échanges de compétences médicales entre carabins m’avaient d’abord surpris. Cependant, cette collaboration estudiantine, démarrée sur des chapeaux de roues, s’était ensuivie par une histoire amoureuse, laquelle était terminée depuis un bon moment. Pour l’heure, Claire poursuivait une existence plutôt sage, aucun flirt n’apparaissant à l’ordre du jour, toujours d’après Isabelle qui recevait continuellement les confidences de sa meilleure amie. Ainsi, j’appris que Claire ne pourrait jamais avoir d’enfants, ce qui me chagrinait pour elle. Concernant sa sœur cadette, Christine, elle dirigeait, d’une main de fer, un département d’une filiale de la SNCF. Elle avait remplacé son charme certain par une physionomie peu amène. De taille moyenne, ses cheveux châtains courts et mal coiffés auraient pu laisser supposer qu’elle fut avare. Elle parlait peu, juste le nécessaire. J’avais présumé, par ses lèvres, qu’elle gardait résolument pincées, qu’elle appréciait la solitude. J’avais remarqué son regard sévère, occulté par le port d’épaisses lunettes noires qu’elle ajustait de temps en temps pour dissimuler le masque de son austérité. Je savais déjà, par Isabelle, qu’elle rêvait de se marier avec un homme qui lui ressemblerait. En attendant, elle avait organisé sa vie en se consacrant à deux passions : le bridge et la peinture. Durant l’apéritif, j’ai repéré que Christine m’avait scruté en coin comme si je lui rappelais un extra-terrestre. Il m’a aussi semblé que la sœur de Claire exprimait de la condescendance à mon endroit, en raison de mon orientation professionnelle qui s’avérerait incompatible, d’après elle, avec mon statut de Polytechnicien. Plus tard, lorsque tout ce petit monde s’était retiré pour vaquer à autre chose, j’avais réalisé que cette Christine ne pourrait jamais comprendre mon choix, c’est ce qui nous séparait.

Après le repas, Éric m’a demandé s’il me serait possible de l’aider à monter la tente de réception demain matin : « … ce qui vous obligera à vous lever tôt », avait-il fini par me livrer. Après avoir écouté ses consignes, j’avais saisi qu’une main-d’œuvre serait requise pour l’installation de la tente et de l’ensemble du matériel qui serait entreposé à l’intérieur d’une dépendance, dans un premier temps. Ensuite s’inséreraient les bonnes volontés qui collaboreraient à la préparation de la salle provisoire devant accueillir une centaine de personnes. Restait la question de savoir si Georges Debeaulieu serait disponible ce week-end.

À travers les quelques paroles échangées entre un père et sa fille, j’ai réalisé que le scénario allait se jouer samedi, vers dix-sept heures, moment où Éric Tuttavilla, prétextant une course urgente, récupérerait Charles Bohon et Ségolène pour les ramener au moulin.


C’est vers dix-huit heures que Paul et Astrid Mornas avaient fait leur arrivée, totalement décontenancés par l’atmosphère qui régnait au moulin. De concert, nous n’avions pas estimé nécessaire de prévenir qu’ils seraient conviés à un anniversaire. Parmi les autres festoyeurs, devaient nous rejoindre quelques survivants de l’École des Beaux-Arts de Rouen et leur conjointe, ainsi que les anciens compagnons d’armes, dénichés à travers le répertoire personnel de Charles Bohon.

Isabelle avait deviné juste après s’être entretenue quelques minutes avec Paul, à savoir qu’Astrid aurait décliné cette invitation si elle avait eu vent qu’un évènement de cette envergure se préparait. Maintenant que le piège s’était refermé sur elle, le couple Mornas devait montrer bonne figure pour une cause philanthropique, car Claire, prenant les devants, s’était présentée d’elle-même à Astrid, échangeant aussitôt des banalités avec elle pour faire plus ample connaissance. Désormais, ma merveilleuse amie d’enfance, bien loin d’être tirée d’affaire, se retrouvait en de bienveillantes mains, ce qui me rassurait. Au cours de la discussion qui en avait résulté, Claire avait évoqué son départ pour Marseille en janvier, ce qui obligerait Astrid à entreprendre des voyages pour être suivi régulièrement. De son côté, Claire s’était engagée à faire tout son possible pour la soigner ; à partir de cette relation de confiance, Astrid commençait déjà à envisager son installation prochaine dans la villa d’Aix-en-Provence, le temps des examens médicaux.

[1] Joonas ! Viens, je vais te présenter à madame Debeaulieu.

[2] Eh bien oui, je l’ai bien vu ce beau jeune homme. Bien bâti avec ça. Est-ce votre cousin, le fils de la sœur de votre mère ?

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