CHAPITRE 25 - Jour de fête

19 minutes de lecture

Samedi 20 juillet 2013
9 h 10, moulin des Brumes, Bully, Seine-Maritime


— Isabelle ?

— Voui !

— Dors-tu ?

— Voui ! Mais je te signale que tu as réussi à me réveiller ; en fait, je me suis très peu reposée.

— Je m’en doutais un peu !

— Mais toi, as-tu trouvé le sommeil ?

— Presque, chère Isabelle ! Je viens d'avoir une idée...

— Laquelle ?

— En fait, je profite de ta résurgence pour t’exclamer que je t’aime à la folie.

— Ce n'est pas une idée, ça ! Mais moi aussi, je t’adore plus que tout.

— J'étais en train de me dire qu'avant de repartir pour Paris... Euh...

— Que souhaites-tu me faire savoir, mon chou ? Dis-le franchement ! Allez, n’aie pas peur !

— Tu as parfaitement deviné, Isabelle ! J’ai furieusement besoin d’un énorme câlin.

— Furieusement ! Comme tu y vas fort ! Mais tu peux ! Rapproche-toi tout contre moi ! Tu peux m’embrasser dans le cou si tu veux ou me faire des papouilles dans le dos. Je raffole de cela.

— Tu n’as pas compris Isabelle. J’ai vraiment envie de toi, maintenant…

— Ton poinçon que je ressens contre ma hanche depuis mon réveil me le confirme, mais ça ne va pas être facile aujourd’hui… Il va falloir mater la bête… Allez coucher ! Sale bête…

— Euh… On ne peut pas prendre quelq…

— … Je présume qu’Astrid et Paul sont déjà debout… De plus, j’entends la voix de mon père qui est sur le qui-vive pour accueillir les livreurs. J’avais carrément oublié qu’un camion devait arriver très tôt.

— Ah ! C’est un sacré matinal, ton papa !

— On va devoir se lever tout de suite, Olivier ! Il faut monter la tente de réception ! Je crois entendre Paul ou Astrid sortir des toilettes ou de la salle de bains. Malheureusement, nous sommes dans l’obligation de descendre pour aller concocter le petit-déjeuner de nos invités. Qu’est-ce qu’on fait pour toi, à part te jeter une bassine d’eau froide pour te calmer ?

— Isabelle, je te rappelle que je ne t’ai pas touchée depuis l’avant-veille de mon hospitalisation, ce qui fait presque une semaine.

— Six jours, Olivier !

— Tu confirmes donc que cela commence à dater… Là, tu me manques terriblement et il me semble que je vais agoniser si je continue comme ça.

— Je peux essayer le bouche-à-bouche, si cela ne va pas mieux…

— On ne peut pas monter les enchères, Isabelle ?

— On n’a pas le temps, car tu as bien compris qu’à partir de maintenant, ça va être le branle-bas de combat.

— Et moi, demain soir, je suis contraint de repartir pour Paris… Et toi, de ton côté, tu t’apprêtes à prendre l’avion pour la Corse. Du 14 juillet jusqu’au 2 août, dis-moi ! Combien de jours cela fera-t-il sans faire l’amour avec toi ? Regarde mes doigts et compte !

— … dix-huit et dix-neuf.

— Oui ! Isabelle, cela fera bien dix-neuf jours ou presque sans avoir droit à de gros câlins ! Là, je meurs.

— Moi aussi, je me sens défaillir quand tu n’es pas à mes côtés, Olivier. Écoute ! On va tâcher de trouver une petite occasion dans la journée pour nous retrouver tous les deux. Je te le promets, je vais y réfléchir dans l’heure qui suit, mais ça ne va pas être simple, crois-moi !

— Mission impossible, Isabelle. Tu n’y songes tout de même pas, avec tout le monde qui va rappliquer d’ici une heure, même si je sais que tu as plus d’un tour dans ton sac.

— Ah ! Ah ! Tu commences à bien me connaître !

— Voui ! Voui ! répliqué-je à sa manière. Au fait ! Là, je change de sujet : as-tu réexaminé tout ce que nous avons découvert sur Alix Malet de Graville ?

— Je n’arrête pas d’y penser, Olivier. C’est même la raison pour laquelle j’ai eu grand mal à m’endormir. Tu sais, cela me perturbe beaucoup, voire considérablement, quand bien même je n’en exprime pas un mot. J’ai aussi tenté de faire des recherches sur internet avant de me coucher, mais j’ai été fort occupée avec Astrid et Claire. Oublions cela durant ce week-end. Dès lundi, je m’y plonge dedans.

À l’extérieur, des bruits de pas nous obligent à stopper là notre conversation. Isabelle s’échappe du lit, saisissant sa robe de chambre pour sortir dans le couloir. Dès la porte fermée, je l’entends bavarder avec Astrid et Paul qui s’apprêtent à descendre au rez-de-chaussée. La voie étant libre, je m’empresse de passer un caleçon et un tee-shirt, d’enfiler un blue-jean pour filer directement dans la salle de bains.

En une matinée, le plus gros du chantier a été plié, grâce à l’ingéniosité d’Éric Tuttavilla qui s’était improvisé Grand maître de cérémonie : la tente de réception avait été montée, les tables et les chaises placées à l’abri et les plateaux, assiettes, verres et couverts, remisés dans la dépendance en attendant que le personnel recruté par Gueule-de-Broc rejoignent le moulin pour commencer le service prévu vers seize heures. C’est un peu plus tard que la même entreprise de location était revenue pour installer une armoire réfrigérée positive à l’intérieur du moulin. Quant à Gueule-de-Broc, que je devais éviter de croiser à tout prix, c’est le papa d’Isabelle qui était allé la chercher en voiture, récupérant au passage les ustensiles de cuisine complémentaires. Dès son arrivée, elle avait réceptionné l’ensemble des plats culinaires, livré par le traiteur. Il lui restait à composer et à accommoder les mets avec, les sauces et tout ce qui allait avec. Entretemps, c’est avec surprise que le père d’Isabelle fut mis au courant qu’il serait préférable de m’appeler Joonas au cours de cette soirée, exclusivement en présence de Gueule-de-Broc, ce qui fit éclater de rire Claire qui venait d’entendre les dernières recommandations d’Isabelle.

Au cours de l’après-midi, la préparation de la fête avait continué son cours. Durant tout ce branle-bas de combat, j’avais capté des bribes de conversation, apprenant que c’était la maman d’Isabelle qui avait souhaité célébrer les 90 ans de son père, que c’était Isabelle qui avait fourni le maximum d’idées en revisitant un lunch, transformé en mascarade et cotillons et que c’était Éric Tuttavilla, principal financier, qui avait froncé les sourcils en constatant l’ampleur que prenait un tel évènement. Isabelle, câline, l’avait rassuré en lui remémorant que dans le passé, Grand-père se masquait et ripaillait aux joyeuses libations de l’École des Beaux-Arts de Rouen.

Comment, dans ce cas, dire non à son unique fille ?

Mais lorsque Éliane Tuttavilla se retourna dans ma direction pour me demander avec quelle sorte de déguisement je pensais me travestir, il me fut impossible de lui répondre. Mais pour quelle raison Isabelle ne m’avait-elle pas averti qu’elle avait métamorphosé une banale célébration en soirée costumée ? Ainsi, je venais d’apprendre qu’il me fallait porter un accoutrement que je ne possédais même pas. Encore une idée de plus à mettre sur le compte d’Isabelle qui avait le don de me glisser dans des situations improbables !

Mais je rêve…

Isabelle ! Ta mère vient de me faire découvrir que l’anniversaire de ton grand-père s’était transformé en fiesta…

— Olivier, tu ne m’écoutes jamais !

— Et que surtout j’aurais dû amener un habit de fête, sans compter que j’ignorais qu’il y aurait une fanfare et tout le tintouin qui va avec.

— Voui !

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Je n’ai pas de tenue, moi !

— Encore une fois, je t’ai alerté, Olivier, mais tu ne m’écoutais pas. Comme d’habitude, tu étais dans tes étoiles. C’est pour cela que j’ai préféré prendre des initiatives sans t’en aviser. Pour ta gouverne, j’ai résolu le problème.

— Comment cela ?

— Eh bien ! c’est très simple, Cupidon… Claire possède un arc et un carquois rapportés de l’un de ses voyages. De plus, j’ai retrouvé les vieilles ailes d’ange de mon grand-père du temps où…

— Il était élève à l’École des Beaux-Arts, terminé-je.

— C’est ça…

— Et alors… J’attends la suite… m’impatienté-je ?

— Eh bien ! Tu apparaîtras en Cupidon, donc j’ai estimé que…

— Isabelle, tu es folle, tu visualises un peu le tableau.

— Bah oui, tu porteras un pagne quand même…

— Il en est hors de question ! tempêté-je.

— Sinon, il y a une autre solution. Je t’imagine très bien avec ta chemise de nuit.

— Non !

— Tu devrais retourner voir l’abbé Anquetil pour qu’il te procure une soutane. Il m’aime bien, le curé, il te la prêtera. Tu diras que c’est pour Isabelle. Il me donne le…

— Bon Dieu sans confession ! terminé-je. Je l’ai appris récemment.

— Oui, c’est ça, mais toi aussi, tu pourrais faire de même si tu te déguisais en prêtre. Je vais lui téléphoner de ce pas.

Elle va l’appeler, j’en suis certain…

Non… Isabelle, je raffole de tes idées, mais celle-ci est saugrenue, déplacée et inopportune…

— Je blague, tu ne me connais donc pas encore, réplique-t-elle en m’embrassant les yeux enfiévrés.

Aujourd’hui, Isabelle a un cerveau en totale ébullition. Qu’est-ce qu’elle a ?

J’adorerais tant te convertir et que tu te métamorphoses en curé pour moi, par passion. Tu es devenu mon Clemenceau, tu es devenu Watson, tu es devenu…

— Tu as bu, Isabelle ? Tu es excitée ! Mais au fait, Isabelle, toi, comment t’habilles-tu ?

— Pour l’instant, je ne peux pas te le dire. C’est un secret…

À mi-chemin entre le moulin et le logis de Gueule-de-Broc, un pré avait été aménagé en aire de stationnement où les voitures pouvaient se garer en épi. Les convives empruntaient ensuite un long chemin balisé, les menant tout droit devant monsieur et madame Tuttavilla qui, eux, déguisés en pauvres mendiants, les accueillaient chaleureusement avant de les prier de se rendre au bar. À regret, quelques anciens de l’École des Beaux-Arts furent manquants. Ceux qui avaient pu venir s’étaient travestis en abeille après avoir déboulé en essaim d’un vieil autocar maquillé en ruche.

Mon accoutrement de dernier recours fut un habit de moine, Isabelle m’expliquant qu’il s’agissait de l’hypothétique cadeau, attendu en vain avant notre départ pour Bully, dont j’avais imaginé à tort qu’il serait destiné à son grand-père.

Dépité, j’avais endossé à contrecœur ce vêtement sacerdotal pour faire bonne figure auprès des invités, mettant un certain temps avant de descendre dans le salon où se trouvaient déjà Isabelle, Claire et Christine, toutes les trois munies de piques, de fourches et de bonnets phrygiens.

Devant mon étonnement, Isabelle m’avait porté un baiser sur les lèvres avant de me formuler : « Olivier, c’est toi qui m’as apporté l’idée en m’exposant ton récit sur la Révolution française… J’en ai soufflé deux mots à Claire qui s’est rendue hier à Rouen pour aller chercher les costumes. »

À chacun des hôtes, Isabelle avait esquissé une sorte de révérence comique décrivant son compagnon de cette manière : « Je vous présente mon cousin, le ci-devant Olivier Prevel qui a promis de vouer toute son existence aux devoirs que son ordre monastique l’oblige à respecter ! »

Vers dix-sept heures, Charles Bohon fut honoré par une salve d’applaudissements, lors de sa descente de voiture. Soutenu par Ségolène, il fut surpris par la tente de réception et toute cette agitation autour du moulin. Il salua et s’entretint avec chacun des premiers invités qui lui rendirent la pareille.

Isabelle fit pénétrer son grand-père à l’intérieur du logis pour lui fournir un chapeau mexicain et un poncho. Son étonnement principal fut de découvrir Gueule-de-Broc dans la cuisine, dictant ses ordres à une aide-cuisinière et à l’une des cinq serveuses embauchées pour l’occasion.

Au cours de cette soirée, on avait pu voir des duos étranges s’assembler. Ainsi, on pouvait remarquer un avocat trinquer avec un forçat, une coccinelle danser avec une asperge, Dracula philosopher avec Peter Pan, un couple de lapins tourner autour des tables dressées en glapissant. Plus loin, Astrid, déguisée en Colombine, échangeait d’aigres propos avec son mari Pierrot. Tout un monde hétéroclite, de tout âge, festoyait, ou presque.

Isabelle, franchement ravissante dans sa jupe à raies verticales bleues et blanches, circulait élégamment, ayant toujours un mot aimable pour l’un ou pour l’autre des hôtes qu’il soit Castor, Grand Vizir ou Diable. Allant et venant entre les tables, elle était aux anges, tandis qu’elle retirait son bonnet phrygien pour boire une flûte de champagne qu’elle avait saisi au passage, ce qui me surprit sur le coup. En tout cas, s’adressant à un invité qui lui posait une question, elle répondit : « Que j’ai pu avoir du mal à lui faire admettre que cette tenue de moine lui allait comme un gant ! Il ne peut pas accepter sa tête de moine. Il voulait se déguiser en corsaire, lui. Il ne ferait même pas peur à une mouche ! » avait-elle rapporté aux convives. 

Cette soirée surréaliste rappelait à Charles Bohon, le joyeux drille qu’il avait été du temps où il étudiait aux Beaux-Arts. Il était pleinement heureux de revoir des visages oubliés depuis tant d’années. Il avait retrouvé quelques-uns de ses compagnons d’armes, dont certains s’étaient déplacés de très loin.

Gueule-de-Broc, plutôt fière de sa présence pour cette fête d’anniversaire, tente, de temps en temps, quelques sorties discrètes pour découvrir la cause des rires qui explosent dans la tente de réception.

Au moment du dessert, Isabelle se rend dans la cuisine pour féliciter madame Debeaulieu pour la qualité de son service. Retirant son foulard, Isabelle s’apprête à sortir dans la cour lorsque Gueule-de-Broc s’étonne :

— Eul Joonas, vot’ cosin Joonas, est-y pas bellot aut’fois. M’avez raconté des histoués, eul Joonas pale eul français. S’appelle Olivier Prevel, eul Joonas.

— C’est miraculeux, Madame Debeaulieu. Je l’ignorais. Maintenant, je le cherche. Vous ne l’auriez pas vu ?

Quittant Claire, Pierrot et Colombine avec lesquels j’étais en passionnante discussion, je croise Isabelle, qui m’apercevant, me prend par le bras. M’enserrant ensuite le poignet, elle m’oblige à contourner le corps du moulin pour emprunter le chemin de gravelle, menant au bassin de retenue d’eau.

Bizarre !

Ce faisant, les doigts entrelacés dans les siens, j’apprécie cette petite promenade romantique sous le regard d’un croissant de lune capturé dans la cime d’un peuplier. Les bornes solaires plantées, éclairant la pelouse, rendent agréable le cadre verdoyant. De loin, sous le silence vespéral, je peux entendre des fous rires qui ne veulent pas s’éteindre. Il est près de minuit et j’imagine que le père d’Isabelle va bientôt ramener Charles Bohon et Ségolène au manoir, avant de revenir au moulin pour clôturer les festivités où notre présence s’avérait indispensable pour ranger les restes de nourriture. Je m’étonne du sourire d’Isabelle qui s’affiche de plus en plus large au fur et à mesure qu’on s’approche d’un bouquet d’arbres.

S’adossant contre un saule pleureur, elle se met à rire du rire de l’amour, me fixant intensément dans les yeux.

— Il va être minuit, l’heure du crime ! C’est pour ça que tu es ici ! Embrasse-moi !

Automatiquement, ma bouche engage cette tendre complicité. Isabelle effleure un doigt entre nos lèvres pour stopper là ce baiser improvisé. Puis, elle me saisit la tête et me glisse mezza voce dans mon oreille :

— Tu n’as pas encore compris la raison de ta venue ici ?

— Non !

Son fou rire éclate comme une victoire.

— Tu sembles avoir bu, Isabelle ! Tu n’as pas le droit de prendre de l’alcool dans ton état.

— C’est exact, Watson !

— Ah ! Je t’ai pourtant repérée…

— Ce n’était pas du champagne, bon moine !

M’attendant à tout à travers son regard espiègle, je subodore quelques subtils desseins de sa part.

Isabelle, scrute d’abord à droite, puis à gauche, relève le devant de sa robe jusqu’au niveau de son nombril, puis furtivement s’empare de ma main pour la placer sur son mont de Vénus. Je tente de la retirer vivement, mais Isabelle fait en sorte que je la laisse à l’endroit où elle l’avait posée.

— Tu ne portes rien en dessous ? Isabelle, qu’est-ce qui t’arrive ? On pourrait nous apercevoir. Tu es en train de me refaire le coup du musée d’Orsay, là…

— Personne ne peut nous voir, Messire. Vous n’êtes pas sans connaître que les révolutionnaires se nommaient également les sans-culottes.

— Ce n’est pas une raison ! Très chère Noble Dame Isabelle, vous êtes toujours dans l’exagération ! Les personnes du sexe féminin devaient mettre des linges à cette époque. Votre ticket de métro fait-il historique lui aussi ?

— Que nenni, Messire, que nenni ! La culotte que revêtaient les dames est un accessoire récent appelé, dans les années 1800, pantalon de lingerie. Autrefois les gens étaient généralement nus sous leurs habits. Mais, ce n’est pas mon propos. Tu dois deviner ce que je veux te signifier lorsque je pose ta main sur mon ventre et particulièrement à cet endroit !

Isabelle est prise d’un second fou rire. Riant aux larmes, elle entame un léger chant de sa composition.

— Aux larmes ! Citoyens. Formez vos bataillons…

— Non, ce n’est pas possible, Isabelle. Tu t’es trompée de bouteille ! Je vais devoir aller chercher tes parents.

— Que nenni, Messire ! Je n’ai point bu, je suis heureuse ! Et savez-vous pourquoi ?

— Oui ! Parce que vous êtes enceinte…

— Ce n’est pas tout à fait ça ! C’est qu’au moment présent, vous allez vivre une situation révolutionnaire, monseigneur.

Mais que désire-t-elle insinuer ma pseudo-cousine ? Je commence à cogiter sérieusement sur la réalité de ce qu’elle souhaite me faire entendre, lorsque Isabelle soulève ma robe de bure pour voir comment je m’étais fagoté : « Ce n’est pas très légitime, ça ! »

Aussitôt, deux mains se pressent de chaque côté de mes hanches pour glisser mon maillot de bain sur mes chevilles.

— Ton vêtement n’est pas réglementaire !

— Mais, bon sang ! Qu’est-ce qui te prend, Isabelle, il y a des invités partout.

— Ce matin, je t’avais garanti que je trouverais un moment. Nous y voilà !

— Non, Isabelle !

— Voui ! Nous sommes dans la pénombre. Personne ne nous a remarqués. Présentement, as-tu de l’appétit ?

— Bah ! Je me suis bien rassasié, pour tout te confier !

— Idiot ! C’est n’importe quoi, Olivier ! As-tu envie de faire l’amour maintenant ? Sinon, ce sera dans une vingtaine de jours. Tu ne tiendras pas… Et moi non plus !

— J’en ai un très fort désir, Isabelle, mais c’est très déroutant. Même s’il n’y a personne, il y a tout de même beaucoup de monde dans les parages.

Ne me répliquant pas, je la regarde s’accroupir pour amorcer des choses inavouables, ce qui aurait fait bondir l’oncle Alexandre qui nous aurait promis l’enfer. Je suis à nouveau médusé par cette audace. Comment l’abbé Anquetil peut-il donner le bon Dieu sans confession à cette pieuse chrétienne ? N’appelant pas au secours, mais très inquiet quand même, alors que je jette des yeux de hibou consternés à droite et à gauche. C’est au moment où un son suspect nous alerte qu’Isabelle s’oblige à reprendre une posture normale.

— On clôturera la séance plus tard, me chuchote-t-elle en me baisotant sur le front.

Je n’ai plus rien à espérer pour l’instant. Attendre la suite des évènements. Un bruit de pas crissant dans la gravelle se précise. Isabelle comprend que des invités se sont perdus et qu’il n’est peut-être pas trop tard pour sauver les apparences. Vive comme l’éclair, elle pose un pied sur mon maillot de bain, me poussant délicatement en arrière pour me forcer à m’en débarrasser. Ayant saisi son idée, je lève chacune de mes jambes, puis d’un puissant coup de pied, Isabelle balance mon petit accessoire derrière un massif de fleurs. Abandonnant mon plus précieux capital sur place, je fais volte-face en sortant du saule pleureur pour m’engager dans l’allée comme si de rien n’était. Isabelle me rejoint aussitôt quand Mata Hari et sa complice de sœur font irruption à quelques mètres de nous.

Bien obligé de m’incliner légèrement en avant pour soustraire la protubérance qui persiste sous ma robe de bure. Isabelle, se rendant immédiatement compte de mon état, fait en sorte de me dissimuler en s’affichant devant moi.

— Où étiez-vous donc passés ? demande Claire. Je te cherchais, car Astrid désire te remercier et te parler avant de se retirer dans sa chambre.

— Coucou, Claire, nous étions dans une conversation bien sérieuse dont tu connais la cause. Nous parlions de l’avenir de notre futur enfant.

— C’est certain que tu avais besoin de beaucoup de discrétion, fanfaronne Claire. Un saule pleureur, c’est ce qu’il y a de mieux pour évoquer l’horizon d’un bébé qui n’est même pas encore né.

— On allait retourner à la soirée, lorsqu’on vous a entendues venir, se dédouane Isabelle.

— On te croit forcément, Isabelle… mais avant que l’on reparte pour vous laisser tranquilles, je souhaitais te prévenir que j’ai commencé à discuter avec Astrid pour son suivi médical. J’envisage de la recevoir rapidement à la Pitié.

Incontestablement, l’arrivée des sœurs Bertaux a fait retomber la fièvre bien vite. Tandis que nous retournons tous ensemble vers le moulin, je me sens suis particulièrement mal à l’aise au fur et à mesure que je me rapproche des invités. Dès lors, je tente de mettre tout en œuvre pour endormir le potentiel érotique déclenché quelques minutes plus tôt et qui persiste, paraissant s’éterniser dans l’attente d’un épisode qui reste à venir, tout en ne sachant quand.

La fête continue de battre son plein. Le rock a fait place à quelques slows. Isabelle s’adresse à Claire : « Avant de rentrer chez toi, peux-tu accorder une danse avec Olivier ? Là, je vais aller voir Astrid qui souhaite me parler ! »

Je ne comprends rien à Isabelle qui semble surexcitée. Quelques secondes après, je me retrouve dans les bras de Claire pour la première fois. Comme une ado, elle m’a pris par l’encolure, approchant son visage près de ma poitrine. De cette charmante jeune médecin, émane un délicieux parfum qui embaume tout mon espace. Ne sachant pas où poser les yeux, je parcours le grain de sa peau, fixant un grain de beauté qui paraît batailler avec une perle du collier qui orne son cou. Que de grâce dans cette jolie femme ! Que de bienveillance aussi ! Je m’interroge : « a-t-elle eu la même idée que sa copine en se passant de dessous ? » Claire souhaite me révéler quelque chose qui m’oblige à m’incliner légèrement pour écouter ce qu’elle tente de me dire.

— Pardonne-moi, Olivier, mais souffres-tu réellement de priapisme ?

— Pourquoi ? lui demandé-je, c’est Isabelle qui t’a signalé cela ?

— Oui et non, on a précédemment effleuré la question, mardi dernier. Mais là, je te sens en pleine forme, surtout lorsque nos corps se rapprochent. Je ne voudrais pas te perturber avec ça.

— Je suis vraiment désolé ! balbutié-je, la honte me venant aux joues.

— Cela ne m’incommode pas. Je trouve cela plutôt agréable, mais ça fait bizarre. Que va dire Isabelle si elle te surprend dans cet état-là dans mes bras ?

— Je crois qu’elle va comprendre la raison ! suis-je forcé de lui répondre machinalement.

— Donc tu souffres bien de priapisme. Tu devrais consulter, car nous sommes dans le cas d’une urgence médicale. Cela peut être lié à la maladie de Fabry, une leucémie ou le syndrome de Kleine-Levin. Je peux te conseiller un spécialiste si tu le souhaites.

— Claire, tu commences à me connaître… Ce type de question sous la ceinture me dérange. Tu es déjà au fait de pas mal de trucs concernant mon intimité. Remarque, moi également, pour ce qui se rapporte à toi, puisque tu es la meilleure copine d’Isabelle. Mais si tu veux tout savoir, je peux t’expliquer : Isabelle n’avait pas terminé son affaire lorsque vous avez surgi comme des fantômes, ta sœur et toi. Pardonne-moi d’avoir été directe pour une fois.

— Ah ! Sincèrement désolée. Là, je ne peux rien faire pour toi !

C’est vraiment le genre de discussion qui a le don de m’énerver. Comment se sortir d’une situation à la con, comme osait dire parfois Corinne ?

— Que les choses soient bien claires, Claire : je ne suis pas atteint de priapisme. Je suis comme dans la chanson de Brassens ; quand je pense à Fernande…

— Je bande, je bande, continue Claire. Et Fernande c’est Isabelle, c’est bien cela ?

— Tu as bien saisi… Mais à présent, je voudrais te demander…

— Quoi ?

— Depuis combien de temps savais-tu qu’Isabelle était enceinte ? J’ai bien compris que tu étais au courant hier.

— D’abord, c’est quand même étonnant que tu n’aies rien imaginé de l’état de ta compagne ! J’ai découvert qu’elle était partie pour la gloire que tout récemment, mais je m’en doutais. Tu aurais pu lever le lièvre dès jeudi puisque j’ai gaffé dans la voiture lorsque nous étions en route pour le Mesnil-Peuvrel.

— À quel propos ?

— Lorsque Isabelle nous a confié que madame de Marescourt avait été ta maîtresse, ce qui fut d’ailleurs une sacrée primeur.

— Je n’avais pas fait attention. Mais ce n’est pas grave.

— Ouvrir des sachets de préservatifs avec ses dents, c’est certain que vous avez été précautionneux. Isabelle m’a tout expliqué. De plus, elle s’est trompée sur son cycle menstruel. En fait, tu as tiré en plein dans le mille. C’est comme ça ! Tu vas être papa.

Le slow vient de s’achever. En toute discrétion, Claire, le sourire pincé, m’aide à quitter la piste de danse pour que j’aille récupérer mon maillot de bain. Mon objectif aussitôt réalisé, je vais rejoindre Isabelle dans la chambre des époux Mornas où, seule, Astrid s’y trouve.

Vers une heure du matin, dès la fête terminée, les vestiges des plats ont été remisés dans l’armoire réfrigérée et Gueule-de-Broc a déserté la cuisine, regagnant à pied sa maison. Quant à Paul, il a retrouvé sa Colombine et les parents d’Isabelle sont revenus du manoir pour nous aider à commencer un nettoyage succinct des lieux. Il nous restait la journée de dimanche pour démonter la tente, laver la vaisselle et les couverts, puis vider et désinfecter l’armoire frigorifique.

Aussitôt ce petit monde parti, sans tenir compte du non-vouloir de la citoyenne Tuttavilla, je la kidnappe, la chargeant sur mon épaule pour la ramener dans la chambre manu militari et la jeter sur le lit qui oscille sous l’effet du choc : « Il est temps pour moi de te donner l’absolution. C’est ce que tu souhaitais, n’est-ce pas, chère Isabelle ! »

Isabelle, les cheveux épars, reprend son fou rire qui ne veut pas s’éteindre.

—  Ne rigole pas ainsi, tu vas empêcher les Mornas de s’endormir.

Isabelle s’amuse totalement de ce représentant de la confrérie monastique qui espère la posséder furieusement.

Je m’approche d’elle, lui ôtant son foulard, sa blouse, son chemisier, sa jupe qui, tour à tour, rejoignent la pile de vêtements qui s’amoncelle en un bruit ténu. Toutefois, je préserve son bonnet phrygien de cette effeuillaison. Pour la première fois, se tortillant dans les draps, Isabelle cache ses seins de son bras et son pubis de sa main. Ses cheveux bruns, bouclés en désordre tout autour de son visage grave, la rendent plus belle et plus séduisante encore.

Frétillante de désir, elle me regarde, s’offrant comme une déesse ostentatoire, avant de se relever légèrement pour faire glisser ma robe de bure.

Une extraordinaire passion dévorante nous réunit comme si c’était la première fois. En cet instant solennel, Isabelle assouvit ses profonds instincts, s’endormant ensuite, tout en dévoilant un sourire circonstanciel, presque de triomphe, lequel aurait désarmé n’importe quel ecclésiastique.

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