CHAPITRE 26 - Une bien triste nouvelle

22 minutes de lecture

Dimanche 21 juillet 2013
19 h 30, moulin des Brumes, Bully, Seine-Maritime


Depuis que j’ai appris que j’allais être père, mon univers a changé du tout au tout : c’est comme si le ciel m’était tombé sur la tête. Pourtant, je n’en laissais rien paraître. Attendre un enfant, c’est le type d’annonce que vous devez digérer peu à peu. Inévitablement, elle occulte toutes les autres, comme la présence insolite des horloges jumelles que nous n’avons même pas eu le temps d’évoquer aux Tuttavilla, Isabelle s’étant plu à leur dévoiler qu’elle attendait un heureux évènement. À sa décharge, ses parents n’auraient pas cru un traître mot de notre histoire digne d’un conte de fées ou d’une nouvelle d’Allan Edgar Poe, ce qui n’était pas contradictoire pour ce qui nous concernait. Et quand bien même, on en aurait parlé, cela nous aurait obligés de développer le reste des anecdotes, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles nous avions dû filer à Rouen, ainsi que les causes de nos hallucinations singulières et collectives. Le pompon de nos aveux serait relatif à mon EMI, celui-là même qui nous a permis de faire toute la lumière sur une histoire très ancienne qui, à présent, nous plongeait dans l’inquiétude. À partir de là, comment aborder le climat irrationnel qui nous entourait ? Comment traverser une existence normale avec tout ce qui nous arrivait ?


À l’heure actuelle, l’urgence qui commence à se profiler, c’est de confirmer la visite du Mesnil-Peuvrel à l’architecte Éric Tuttavilla pour qu’il donne un avis éclairé sur les travaux à entreprendre afin de moderniser l’ensemble du domaine. Sans doute, apportera-t-il des recommandations novatrices sur les éventuelles opérations à projeter  ? Bien entendu, je vais devoir avertir mon oncle André de cette visite inopinée, lorsque Isabelle me signalera que son paternel est enfin prêt à envisager une telle démarche, ce qui devrait pouvoir se faire courant octobre d’après ce que j’ai entendu, hier soir, au cours de la fête. De mon côté, je ne suis pas pressé par cette procédure. Dès mon arrivée à Paris, je téléphonerai à Père que la première phase relative à la réfection de la couverture va être engagée en septembre, avant la venue du mauvais temps, monsieur Masurier étant enfin paré pour commencer les travaux de réparation de la toiture, dès le premier acompte encaissé.

Visiblement, cette journée s’est déroulée bien plus vite que je ne l’aurais imaginé. La tente avait été démontée et remisée dans une des dépendances par nos soins, la vaisselle lavée et placée dans les conteneurs prévus à cet effet, en attendant que l’entreprise de location récupère son matériel, tout début de semaine prochaine, probablement lundi.

À midi, un frugal déjeuner composé des reliefs de la veille avait réuni les sœurs Bertaux, Paul et Astrid, Éric et Éliane Tuttavilla, Isabelle et moi-même, ainsi que Ségolène qui avait traversé les prés à travers les claires-voies pour parvenir jusqu’au moulin. Seul Charles Bohon était demeuré chez lui pour se reposer et profiter de la fraîcheur, puisque aux dernières nouvelles, de nombreux Anglais, victimes de la chaleur, étaient tombés comme des mouches ces toutes dernières heures. Visiblement, nous étions en train de connaître une nouvelle période caniculaire. Déjà, j’appréhendais mon retour à Paris au sein d’un appartement surchauffé.

Après avoir enlacé tendrement Isabelle, c’est le cœur lourd que j’ai redémarré le SUV pour regagner Paris. En même temps, je suis heureux de retrouver mon bureau, ainsi que mon équipe. L’unique regret, c’est qu’il va me falloir patienter une douzaine de jours pour me fondre dans les bras d’Isabelle. En attendant, sera-t-il raisonnable de confier à Corinne que j’allais devenir papa avant qu’elle ne s’envole pour l’île de la Réunion ? Autant de questions qui sont en train de m’envahir l’esprit ! Pour seul réconfort, j’étais satisfait que la présence de ma secrétaire me permette de tenir le coup avant mon départ pour la Corse. Quant à Pénélope, j’escompte la croiser le moins possible, Paul m’ayant déjà averti, pas plus tard qu’hier, qu’elle espérait vivement mon retour pour m’évoquer, je ne sais quoi encore. De ces quelques jours passés à Bully, il me resterait les souvenirs de cette festivité et celui de Charles Bohon, personnage merveilleux et charismatique, que je me suis empressé d’aller saluer en me transportant au manoir des Brumes en fin d’après-midi.

De retour au moulin, Paul et Astrid sont sur le point de monter dans leur C4 Picasso, prêts à partir vers Sainte-Adresse. L’âme en peine, j’embrasse Astrid qui, les larmes aux yeux, remercie ensuite Claire avant de grimper dans la voiture. À ce moment-là, je découvre un Paul extrêmement ému. Un peu plus tard, c'est à mon tour de faire mes adieux. Après un instant d’hésitation, Éric et Éliane Tuttavilla m’étreignent comme si j’avais été leur fils. C’est à cette minute que j’ai compris que j’appartenais désormais à leur famille.

C’est le cœur empreint de tristesse que je quitte le moulin, effectuant un ultime signe à Isabelle qui me souffle un dernier baiser. Si je pouvais revenir sur mon séjour, je formulerais que le bilan fut très bénéfique pour moi, et surtout très riche d’enseignement, étant parvenu à me sortir du déni dans lequel je m’étais engouffré depuis ma toute première EMI, ce qui datait. Si la fameuse Anne-Liesse avait été présente lors de cette fête, je suis certain qu’elle m’aurait explicité que la rationalité dont j’avais su faire preuve depuis tant d’années n’était qu’une façade.

À partir de ce constat peu reluisant, j’estime qu’un Chemin de Compostelle va m’être nécessaire pour me faire pardonner auprès de tous ceux dont j’ai mis la parole en doute ; en premier lieu, Andie Jefferson, mon ex, au cas où je la reverrai un jour. Je pense qu’Isabelle m’a déjà excusé en m’offrant, hier soir, un moment de félicité que je n'espérais plus et dont j’avais besoin. Comme leçon, j’ai surtout réalisé que notre rencontre amoureuse n’avait pas été due au hasard, car Dieu ne jouait pas aux dés, suivant le précepte d’Einstein.

Par ailleurs, j’ai pris aussi conscience que je vais devoir vivre avec un très lourd secret qui sera partagé en tout et pour tout avec Isabelle, rien qu’avec Isabelle, et personne d’autre. Considérant, ma culture scientifique, j’en suis arrivé à imaginer que l’esprit d’Isabelle a été entrelacé avec celui d’Alix Malet de Graville, tandis que le mien, c’était avec celui de son époux, Guillaume de Pevrel. De toute évidence, ce couple resterait une énigme à mes yeux, faute de traces dans les généalogies dites officielles. Revenant à diverses hypothèses, c’est comme si différents personnages avaient été enchevêtrés à travers un espace-temps, concept qui me paraissait inconcevable rationnellement, l’intrication quantique étant un phénomène étrange qui explique que deux particules de même nature sont liées simultanément dans le temps et l’espace. Cette bizarrerie a valu à Einstein et Schrödinger de s’écharper sur ce sujet.

En plein centre du village de Bully, je jette un dernier regard sur le porche de l’église, estimant dommage de n'avoir pas redécouvert la nef depuis la cérémonie dédiée à la mémoire de la veuve Lestandart. En effet, ce dimanche, de bonne heure, je m'étais abstenu d’accompagner Isabelle à la messe pour éviter de tomber sur Aurore qui, elle, se trouvait actuellement, en principe dois-je préciser, dans le sud de la France… car pour ceux qui connaissent bien mademoiselle de Lestandart, ce qui est évidemment mon cas, on ne sait jamais sur quel pied danser avec cette femme qui affirme être ici au moment où on s’aperçoit qu’elle est ailleurs, ce que j’avais déjà expérimenté dans sa salle de bain après m’être enfermé à double tour afin de m'assurer davantage de tranquillité… À bien y réfléchir, c’est comme si cette comtesse venue d’un autre temps, à l’instar de Gueule-de-Broc, possédait le don d’ubiquité. Si bien qu'à défaut de messe, par crainte d’abord, mais aussi par opportunisme, j’avais aidé le père d’Isabelle à remettre en état la partie occupée par les festivités. Le corollaire fut que je n’avais pas honoré ma promesse, celle de revoir l’abbé Anquetil avant mon départ pour Paris.

Avant de récupérer l’autoroute A28, ma curiosité prend le dessus et je ne peux m’empêcher d’aller jeter un œil sur la bâtisse d’Aurore afin de découvrir au passage si j'aurais pu discerner âme qui vive. Apercevoir ses enfants ou son époux vont sans doute me provoquer un drôle d’effet. C’est inopinément que Charles Bohon avait informé Isabelle que madame la maire s’était évadée quelques jours dans la région niçoise, sans savoir exactement où. En somme, cette brève absence m’a retiré une sacrée épine du pied, ce qui m’avait permis d’aller et venir, ces deux derniers jours, au cœur de ce paisible village.

Bien des années plus tard, je suis donc de retour sur les lieux de mon crime. Bien malgré moi, arrêtant le moteur, je me gare quelques instants devant le portail du château, ce qui m’oblige à me remémorer la trombine d’Isabelle au moment où je lui avais annoncé qu’Aurore avait été mon amante durant deux années et que cette histoire avait commencé au sein même de cette commune. Dans mon for intérieur, j’ai estimé que ma dulcinée n’avait pas à connaître les détails de cette romance. Cependant, maîtrisant trop bien le tempérament d’Isabelle, je concevais qu’elle serait bien capable de consigner les débuts de cette relation épique dans son petit carnet. Toutefois, sans vouloir dévoiler quoi que ce soit, j’avais dû lui confier qu’Aurore avait contribué à faire abstraction de tout ce que mon oncle Alexandre m’avait inculqué ; ce à quoi Isabelle avait répliqué : « Lorsque je croiserai cette sainte femme, je la remercierai pour tout ce qu’elle a produit en toi ! » Naturellement, je n’avais pas répondu, espérant qu’elle n’irait pas jusque-là, même si je considérais qu’elle en était capable.

Je remets le moteur en marche, prêt à repartir vers l’autoroute A28, appelée aussi route des Estuaires. Aussitôt, mes souvenirs ressurgissent d’un bloc, retrouvant dans mes plus intimes pensées Aurore, comtesse de son état dont l’entière discrétion (et j’en savais quelque chose) l’avait menée en politique. À l’époque, mon oncle Alexandre avait battu des mains lorsque celle qui était devenue madame de Marescourt lui avait appris qu’elle avait été pressentie comme ministre de la Famille, du Droit des Femmes et des Solidarités, ce qui ne s’était finalement pas présenté, le Président Nicolas Sarkozy ayant préféré, au dernier moment, se débarrasser d’un tel ministère.

Bien avant que cette authentique aristocrate ne se métamorphose en figure publique, je pourrais témoigner qu’elle n’avait pas hésité à donner de sa personne pour une belle et noble cause, celui de me prendre en main et de me faire découvrir l’amour pour la toute première fois. En cet instant, c’est bien malgré moi que je revisite les instants torrides passés avec cette femme, alors que, par le passé, mes parents avaient entretenu une solide et longue amitié avec le comte et la comtesse de Lestandart, lesquels avaient offert la vie à une fille unique prénommée Aurore en raison de sa naissance un matin d’hiver.

C’est au cours de mon adolescence que mon regard s’était porté à plusieurs reprises sur la majestueuse et altière Aurore, de sept ans et demi mon aînée. C’est lors de l’inhumation de sa maman en juillet 1995 que j’avais perçu que cette adolescente, devenue une très belle jeune femme, affichait un indéniable visage de poupée, ce qui tranchait avec sa grande détermination qui pouvait se conjuguer à une réelle capacité d’écoute. À tout juste 16 ans, j’avais surtout remarqué la délicatesse de ses cheveux, forts longs et blonds et de ses lèvres finement sculptées annonçant une extrême douceur. Ce jour-là, il avait fallu que je me rende à l’évidence : c’est sans aucun doute à l’occasion des funérailles de sa mère que j’étais tombé pleinement sous son charme, tant elle symbolisait le bouquet de fleurs de mes rêves cachés.

L’année suivante, trois semaines après l’obtention de mon bac scientifique, mes parents et l’oncle Alexandre avaient été invités par l’incomparable Aurore pour assister à la messe anniversaire de la mort de madame Giffard, épouse Lestandart. Quelle aubaine ! J’avais alors vivement insisté auprès de mes parents pour les accompagner à Bully, ce qui les avait surpris, de prime abord, étant donné que c’était la première fois que l’on me détectait une attitude de compassion. Tout naturellement, cela me valut d’être félicité par l’oncle Alexandre pour avoir fait preuve d’une entière mansuétude à l’égard d’une orpheline.

Au cours du déjeuner qui s’était ensuivi, réunissant une quinzaine de convives, j’avais découvert la remarquable figure de l’abbé Anquetil, depuis peu ordonné prêtre, lequel avait reçu la mission de servir au sein de l’église de Bully. Me ressouvenant de cet épisode, je revois encore cette jeune femme au physique disgracieux, apportant les plats qu’elle avait mijotés sur un plateau. En fait, Isabelle n’avait même pas eu besoin de me présenter à madame Debaulieu, puisque je l’avais antérieurement croisée dans la grande salle du château. Il me paraissait évident que si Gueule-de-Broc avait correctement fouillé dans sa mémoire, elle se serait vite aperçue que je ne pouvais pas être Joonas.

C’est bien après le repas qu’Aurore m’avait coincé pour engager une passionnante conversation sur mes loisirs. Après m’avoir interrogé sur ce que je désirais faire à l’avenir (elle croyait fermement que je deviendrais avocat comme mon père), elle m’avait branché sur la littérature. Peu à peu, mes rêves d’adolescent se peuplèrent des plus intenses émois à son égard. Quelques mois plus tard, sur les conseils de l’oncle Alexandre, j’avais pu me rendre dans l’appartement d’Aurore qui m’avait octroyé quelques heures de perfectionnement en solfège et piano.

Tout début juin 1997, je m’apprêtais à atteindre ma majorité, ce qui n’était pas une mince affaire, car ce nouveau statut allait me conférer des avantages dont je n’avais même pas encore l’idée. Un dimanche, ce devait être le 1er juin, Aurore de Lestandart, en visite chez mes parents pour sa rituelle balade dans le parc Monceau, m’avait sollicité pour que je l’épaule, afin de dresser une liste exhaustive de certains de ses précieux ouvrages qui devaient quitter son logement parisien pour les transférer à Bully.

Au niveau logistique, Aurore avait pensé à tout : le samedi 7 juin, nous devions recenser les bouquins, dont certains se révélaient rares, voire très rares, pour les remiser aussitôt dans des cartons à livres ; le vendredi 13, un camion de déménagement devait passer rue du Bac pour récupérer les innombrables colis qui devaient être transportés jusqu’au château des Lestandart, Aurore promettant son indispensable présence lors de la réception.

Nous étions arrivés au 21 juin et de fort bonne heure, mademoiselle m’avait happé au coin des rues Murillo et Rembrandt, m’emmenant dans sa petite Clio grise toute cabossée pour effectuer le trajet jusqu’à Bully. « Avec ce type de voiture, on demeure inaperçue ! » m’avait-elle souligné en cours de route, remarque qui tranchait avec son étonnante personnalité. Auparavant, elle avait pris la précaution d’avertir ma mère que si le classement des ouvrages s’avérait trop long, elle s’engageait à garantir mon hébergement dans l’une des chambres du château, sans que cela dérange quiconque.

Il allait de soi que je ne pouvais pas me défiler à cette aubaine et que je devais accepter le marché en raison des cours de solfège et de piano qu’Aurore m’accordait à l’œil depuis quelques mois. Déjà, le samedi 7 juin, lorsque je m’étais rendu dans son somptueux appartement rempli de packs de cartons, encore cerclé par des liens en plastique, je m’étais rendu compte que j’avais sous-estimé la tâche et qu’il y aurait beaucoup de maniements à accomplir. Finalement, la mission qu’elle m’avait assignée s’était terminée en fin d’après-midi, ce qui m’avait permis de m’installer au piano pour parfaire mes gammes.

Le jour J était arrivé très vite. Dès notre irruption devant la façade du château, Aurore s’était garée au nord, à proximité d’un chêne plus que centenaire qui avait vocation de protéger la Clio des rayons du soleil. Par une porte située à l’extrémité de l’imposante bâtisse, Aurore avait commencé par me faire parcourir l’ancienne salle des gardes dans laquelle j’avais pu revisiter la collection de cuirasses et divers moyens de guerre de toutes époques. Puis, continuant ma marche dans la galerie vitrée, Aurore avait bifurqué, m’obligeant à pénétrer dans un immense local afin d’y déposer un tableau de maître. En fait, en matière de local, il s’agissait d’une vaste chambre qui aurait pu servir d’appartement. Pendant qu’elle réfléchissait à l’endroit où elle pourrait accrocher sa toile, je visionnais cette pièce, joliment décorée de tentures, de style ancestral d’où émanait un doux parfum de femme raffinée et dont le point d’orgue était un lit à baldaquin placé en perspective entre deux armures empanachées redressant leur longue lance jusqu’au plafond. Abandonnant son idée fixe, Aurore, toujours aussi perfectionniste, m’avait invité à ressortir par la galerie qui donnait sur une multitude de portes communiquant sur d’autres chambres, m’expliqua-t-elle, tandis que je me demandais laquelle me serait allouée, si jamais le rangement des inestimables volumes ne pouvait pas être terminé en soirée. Toutefois, j’espérais vivement rejoindre au plus vite mon véritable chez-moi, renonçant au désir de passer une seule nuit dans ce château.

Après avoir franchir le hall central, qui se singularisait par un escalier monumental, en double hélice, planté à même le sol, à la manière d’une tour de Babel, nous nous étions retrouvés dans une grande salle à manger, celle-là même où nous avions déjeuné à l’occasion de la messe d’anniversaire de la mort de la comtesse de Lestandart, deux années auparavant.

C’est dans cette immense salle que les cartons à livres avaient été entreposés en attendant leur transfert dans les rayonnages suivant un ordre établi par Aurore, ce qu’elle devait me préciser par la suite et après réception des travaux qui devait être effectuée dans la matinée. Encore fallait-il que l’architecte daigne montrer le bout de son nez. Patientant sur un banc en pierre, mon regard avait été attiré par la magistrale cheminée blasonnée de l’écu des Lestandart. Tout en fond de cette pièce, magnifiquement aménagée de différents meubles d’époque Renaissance, se trouvait une imposante porte voûtée à deux battants, ornés de caractères cabalistiques, derrière laquelle se cachait une ancienne dépendance transformée et agencée en bibliothèque.

Cela faisait 16 ans déjà.

C’est donc ce fameux jour, le 21 juin 1997, un samedi matin que j’avais entrevu Isabelle pour la toute première fois, ainsi que son architecte de père et Claire par la même occasion. Lors de la réception de fin de chantier, j’avais pu identifier un assemblage de travées où s’empilaient plusieurs niveaux d’étagères, l’ensemble gardé par une majestueuse table de monastère, éclairée par des luminaires tamisés.

Après que l’architecte et les deux gamines se furent retirés, je m’étais attelé à la tâche, sortant les livres de leur boîte pour les classer sur les rayonnages, portant mon attention sur les étiquettes collées à la fois sur les traverses et sur les couvercles des cartons, sous l’œil vigilant d’Aurore qui aidait et veillait au bon ordonnancement.

N’est-ce pas dans la dernière ligne droite qu’interviennent les catastrophes, m’avait, un jour, affirmé l’oncle Alexandre ? Je pouvais en témoigner puisque c’est de l’échelle à roulettes solidement arrimée au plafond que j’étais tombé de haut, m’étalant de tout mon long sur le dallage après avoir percuté mes épaules et la colonne vertébrale sur l’une des chaises. Presque assommé, j’étais resté allongé sur le sol, ne pouvant ressentir ni mes membres ni mon dos. Immobilisé, j’avais constaté que mon pantalon avait été déchiré et que je saignais au niveau de la cuisse en raison de la peau qui avait été arrachée. J’avais bien essayé de me relever, vociférant contre ma chaussure qui avait ripé en descendant la marche. Le bruit sourd avait alerté Aurore qui s’était précipitée pour me porter secours.

Tous ces souvenirs sont demeurés vivaces dans ma mémoire : Aurore, ayant pris peur, m’avait soutenu avant de me guider vers sa grande salle de bains qui jouxtait sa chambre. Après m’avoir consigné les instructions pour me soigner, elle était repartie en me laissant me débrouiller seul devant une imposante armoire à pharmacie.

J’avais fini par repérer un baume à l’arnica que j’avais frotté sur le haut de mes bras. Le tube étant presque vide, j’avais dû rechercher d’autres produits pour m’apaiser. Sans succès. Après m’être assuré que la porte était bien verrouillée, j’avais retiré mon tee-shirt et mon pantalon pour vérifier la blessure sur ma cuisse. J’avais dû la nettoyer avec l’eau du robinet, faute de ne pas savoir traiter le traumatisme. Toutefois, le mercurochrome et un léger bandage que j’avais trouvés avaient suffi.

Je n’avais pas compris comment Aurore avait réussi à pénétrer dans la salle de bains, le huis étant toujours fermé avec le loquet, mais Aurore était là, bien présente à m’offrir son aide si j’en avais besoin.

— Comment êtes-vous entrée ? lui avais-je demandé.

— Par l’autre issue, celle derrière le paravent ! m’avait-elle répondu, à la fois amusée et surprise par mon étonnement.

Profondément gêné, j’avais requis un peu de pommade pour soulager mon dos et mes épaules, ce qu’elle m’avait tout de suite fourni en fouillant dans un endroit que je n’avais pas repéré.

— Tu ne t’es pas loupé. Permets-moi de te badigeonner là où c’est nécessaire d’agir au plus vite ! avait-elle notifié sur un ton de fermeté. 

Aussitôt, ses mains avaient parcouru la surface de ma peau allant de ma nuque jusqu’au bas de ma colonne vertébrale pour s’arrêter à la lisière de mon boxer, ce qui me dérangeait au plus haut point, même si cela me procurait des effets prodigieux. Me retrouver presque nu devant Aurore, cette femme consignée dans mon panthéon érotique et qui incarnait toute la vertu du monde m’apparaissait au-dessus de mes forces. Jamais, je n’aurais imaginé un tel scénario.

— C’est ton anniversaire aujourd’hui ? m’avait-elle cuisiné, alors que ce n’était pas le moment. Ce n’est pas ce que tu m’a signalé l’autre soir ?

Que lui répondre ?

— Il faut laisser pénétrer la crème ! avait-elle continué. Pour tes hanches, comment fait-on ? Tu baisses un peu le slip ou pas ? 

Que lui expliquer, tellement mon trouble s’affirmait ?

Dans le genre capricorne (elle était née le 29 décembre), on ne pouvait faire mieux, car elle avait tiré une chaise pour passer la pommade au niveau de mes reins, n’hésitant pas à glisser ses doigts sous l’élastique.

— J’espère que cela ne te dérange pas ! avait-elle insinué. Si ton oncle Romé pouvait me découvrir dans mes œuvres ! Je crois que je devrais me préparer à me rendre en enfer.

C’est là que la manifestation physiologique s’était nettement accentuée, commençant à poindre dans mes parties intimes et que je n’arrivais même plus à dominer. Honteux et confus par mon état, j’avais surpris, dans le miroir, Aurore affichant un énigmatique sourire me rappelant étrangement celui de la Joconde.

— Oh, écuyer ! Tu es lourdement armé, mon garçon ! Tu veux concurrencer mes chevaliers ? Si je rapportais au père Romé ce que je suis en train de voir, c’est toi qui irais tout droit en enfer, m’avait-elle soufflé, le sourire davantage dessiné ?

Le rouge me montant aux joues, je n’avais pas osé répliquer sur le coup, mais elle s’était mise à rire en raison de mon inconfort ou pour dédramatiser la situation.

— Mon Dieu ! Je ne pensais pas que je te faisais autant d’effets. Il n’y a pas à dire, la bonne fée s’est penchée sur ton berceau. Mon petit doigt me signale que tu es encore puceau.

Tétanisé par son propos, je n’avais pas répondu.

— Je peux arranger ça, car je suis certaine que tu en as envie, m’en étant aperçue depuis longtemps et par la manière que tu as toujours de me regarder. Puisque tu as 18 ans aujourd’hui. Je peux t’accorder ce cadeau. Mais cela devra rester entre nous. Je me tairais auprès de ton oncle. À quelle prière aurais-tu droit si je lui exposais ce que je suis en train de constater ? En fait, si tu racontes quoi que ce soit, on ne te croira pas, et ça, tu le sais déjà, car tout le monde me connaît comme étant une femme vertueuse.

Entendre ces propos sur le sexe provenant d’une comtesse si pieuse et si respectée dans le milieu catholique m’avait laissé pantois. C’est à cet instant que je me suis surpris à rapprocher mes lèvres des siennes qu’elle m’offrait, oubliant les soins qui n’étaient pas terminés pour me concentrer sur ceux intensifs qui m’allaient être prodigués.

Un flash-back inopiné m’avait remémoré la frimousse de Caroline avec qui j’avais gentiment joué à bouche que veux-tu au parc Monceau. À l’inverse, j’avais escamoté l’image de Vanessa, conjecturant qu’avec le caractère de cette comtesse qui se révélait soudainement lubrique, je devais m’attendre à éprouver une autre partie de plaisir. Toutefois, j’avais redouté que mon corps me trahisse, tout en m’étant apprêté à faire le grand saut dans l’inconnu et occultant le discours de l’oncle Alexandre qui n’aurait pas manqué de me reprendre pour me rappeler aux bonnes manières. Qu’aurait-il pu entreprendre contre ma bienfaitrice qui cherchait à me faire découvrir le ciel par de nouvelles voies ?

En tout cas, il m’apparaissait qu’Aurore ne renoncerait pas à la mission qu’elle s’était assignée.

— Approche de l’armure ! m’avait-elle suggéré. Je veux bien comparer ta lance ! m’avait-elle soufflé en riant. Puis-je regarder ? Ce n’est pas tous les jours que j’en ai l’occasion. Je dois t’avouer que je fais peur aux hommes. Est-ce le cas pour toi ? Je te fais peur ?

— Je…

— Non ! Ne me dis rien… Laisse-moi plutôt deviner… Ce n’est même pas la peine, car à travers l’étoffe, on peut voir que tu bandes comme un âne. Allez ! Courage ! Là, je deviens trop curieuse !

J’étais resté dans le silence, tandis que ses doigts testaient l’élastique du boxer.

— Allez, à la guerre comme à la guerre ! À la une, à la deux, et à la trois… Mon Dieu ! Belle catapulte… ça doit envoyer les boulets bien loin… Félicitations. 

Au garde-à-vous devant Aurore, je ne savais pas ce qui allait advenir de moi. L’instant était donc venu de me sacrifier sur l’autel de la raison, même si j’avais l’impression d’être debout sur un échafaud face à une poupée qui n’était pas Chucky. La peur au ventre, je me tenais paré à découvrir ce qu’était l’amour avec un grand A, un a en majuscule, tant je m’étais senti pressé de perdre un pucelage qui commençait à me peser.

À un moment, puis à plusieurs reprises, il m’avait paru qu’une ombre se profilait derrière les rideaux à moitié fermés. Sans doute, un effet des nuages qui atténuaient la faible lumière pénétrant dans cette immense chambre.

Tremblant sur mes jambes, j’étais enfin prêt à franchir les portes qui ne s’ouvraient rien que pour moi. Aurore, se postant bien face à moi, semblait réfléchir pour prendre possession de son sujet. Elle avait débuté sa stratégie en m’embrassant passionnément et en me caressant longuement le visage, le torse, puis le reste de mon anatomie. J’avais alors résisté avant de m’abandonner à sa volonté. Renflouée de désir, elle m’avait attrapé le bras pour m’inviter à m’asseoir dans un confortable fauteuil Voltaire afin que je puisse assister à un curieux numéro de cabaret. La comtesse s’était campée devant moi, appuyant ses mains sur ses hanches pour jauger mon émoi. Aussitôt, elle avait fait glisser la fermeture éclair de sa robe qui était tombée sur le parquet. Revêtue d’une tenue affriolante, brodée de fines dentelles, elle avait retiré, un à un, ses habits au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de moi. C’est intégralement nue qu’elle avait saisi mon poignet pour laisser parcourir ma main sur les lignes de son buste. Découvrant le grain de sa peau, j’en avais respiré l’odeur musquée de son parfum et tous mes sens éveillés s’étaient affolés lorsqu’elle m’avait encouragé à prendre place dans son lit à baldaquin orné d’un long drapé suspendu de couleur sinople, l’ensemble me rappelant une souricière. Par reptation, elle était venue me rejoindre, frottant son corps soyeux contre le mien. C’est après maintes caresses et à la suite d’une intense observation, visage contre visage, qu’elle s’était relevée pour s’asseoir à califourchon sur mon torse afin d’offrir à ma vue tout le mystère de sa vénusté.

Ce mystère féminin auquel j’avais eu accès pour la première fois avait captivé ma raison. Mes prunelles avaient détaillé les pétales de cette fleur qui semblait vouloir éclore sous mon regard. À l’égard de mon hésitation, Aurore s’était emparée de ma main pour la poser délicatement sur son sexe. Mon cœur s’était emballé tandis que ses yeux paraissaient me dicter les gestes que je devais apprendre. Mes doigts s’étaient enflammés, cherchant à explorer son enveloppe charnelle entièrement magnifiée. Surprise par mon ignorance et ma timidité, elle s’était redressée pour s’étendre à mes côtés avant de s’accouder pour me susurrer les mots qui m’avaient désangoissé : « Toi, pourtant, un fort en tout, je crois bien que j’arrive au bon moment pour te faire connaître d’autres matières… D’abord, tu es trop crispé, tu dois te détendre… Pour cela, je dois te mettre en confiance… Nous allons disposer de tout notre temps et je vais t’expliquer comment fonctionne une femme… Après, tu verras, cela devrait aller mieux. » 

M’esquissant un attouchement sur le nez, puis m’embrassant, elle avait repris sa position initiale. Elle fut une adorable enseignante et c’est sur un modèle vivant que je fis mon éducation sexuelle. Tout ce que j’aurais voulu expérimenter avec Vanessa, je l’avais découvert avec Aurore. L’anatomie d’une dame n’avait plus aucun secret pour moi et c’est lorsque le silence se fut imposé qu’elle m’avait étreint avec fougue pour pratiquer des caresses dont je n’avais pas soupçonné l’existence. Soutenant mon regard, elle s’était relevée pour me surplomber avant de s’accroupir en direction de mes génitoires. L’étrange chaleur moite, qui m’avait englouti progressivement, avait fait de moi l’homme que j’étais devenu aujourd’hui.

Finalement, j’avais passé ma première nuit à Bully, dans la chambre d’Aurore de surcroît. Après avoir refait l’amour dans la salle d’armes, nous étions repartis le lendemain dans l’après-midi. Le soir, j’avais pu entendre ma mère converser au téléphone avec ma bienfaitrice pour la remercier de m’avoir offert le gîte et le couvert.

Après deux heures de route, je suis heureux de retrouver ma tanière et profondément ravi de pouvoir me reposer enfin. Je me déshabille, me couche et tâche de mettre en marche mon smartphone qui s’était éteint durant le trajet. Je suis obligé de patienter quelques minutes, le temps qu’il se recharge. Après avoir dîné, je rallume l’appareil pour envoyer un message à Isabelle afin de lui affirmer mon amour pour elle et la prévenir que je suis bien arrivé à destination.

Un SMS m’alerte ; celui d’Isabelle qui m’informe que son grand-père est décédé d’une crise cardiaque, juste après mon départ, Claire ayant tout tenté pour ranimer le vieil homme. Je décide d’appeler Isabelle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire hervelaine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0