CHAPITRE 27 - Sacrée révélation

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les

Jeudi 25 juillet 2013
13 h 50, église de Bully, Seine-Maritime, Normandie


— Olivier, tiens-toi près de moi !

— Je te suis, Isabelle !

À l’intérieur de l’église, la main dans celle d’Isabelle, je m’assieds sur une chaise située sur la deuxième travée. Je suis surpris par le cercueil de chêne, placé sur un catafalque et drapé d’un étendard blanc sur lequel sont agrafés quelques insignes honorifiques. Je n’ignore pas que Charles Bohon fut membre actif de plusieurs associations culturelles, économiques et caritatives et qu’à ce titre, il avait pu rencontrer différentes personnalités importantes du département et de la région.

Isabelle garde toujours ma main dans la sienne pour la caresser de temps en temps. Cette attitude dénote quelque chose de symbolique à mes yeux, un peu comme si elle souhaitait officialiser son union à l’égard de son grand-père. Ségolène, qui pleure à chaudes larmes, s’incruste près de moi, hésitant à m’embrasser, ce qu’elle entreprend finalement. Au premier rang, devant moi, j’ai retrouvé Éliane et Éric Tuttavilla qui chuchotent, tandis que membres de la famille, amis ou villageois s’installent dans les travées. À côté de la mère d’Isabelle se tient, bien droite, sa sœur Béatrice Häkkinen qui précise le déroulement de la cérémonie à son mari Anton, un orthodoxe, lequel ne semble pas un habitué de la religion catholique. Sur ma gauche, je découvre les visages nouveaux de leurs cinq enfants qui ont de 20 à 32 ans. Ils sont debout par rang d’âge, de la plus jeune au plus vieux : Aleksandra, Heidi, Valdemar, Brigitta et le fameux Joonas. Les quatre derniers sont arrivés sans leurs époux et épouses respectifs. Quant à la cadette, elle s’ennuie de son petit ami resté en Finlande et oriente sa tête dans toutes les directions. Claire et Christine font leur apparition pour venir s’asseoir derrière nous.

L’abbé Anquetil survole son regard dans ma direction. J’observe qu’il insiste et il semble qu’il souhaite me signifier quelque chose. D'un signe de tête, je le préviens que j’irai le voir après la cérémonie. Me retournant vers le porche, je distingue Aurore que je n’ai pas reconnue au premier abord, ses cheveux étant coupés plus court. Au point de vue vestimentaire, elle est constamment pareille à elle-même : toujours la grande classe avec son tailleur sombre et ses escarpins de marque. Elle se tient à côté de son mari, un gros homme à la physionomie jovial. À proximité, je découvre un vétéran du régiment Normandie-Niemen et quelques ex-étudiants de l’École des Beaux-Arts qui se sont positionnés davantage en retrait aux côtés de quelques habitants de la commune qui ont fait la démarche d’assister aux obsèques. Je constate que l’ancien ministre des Postes s’est rangé bien bien près d’Aurore, trop près même, reléguant l’époux sur un siège éloigné. Un chef du réseau de résistance Léopard a aussi fait son apparition, prenant ses distances avec la maire du village.

Soudainement, l’orgue laisse éclater sa sonorité sur l’Ave Maria de Gounod, tandis que des porte-drapeaux s’avancent jusqu’au cœur de la nef pour se disposer auprès de l’autel. L’église Saint-Éloi est blindée de monde, alors que certaines personnes se croisent encore dans les déambulatoires, cherchant vainement une place libre pour s’asseoir. Un employé des pompes funèbres continue ses allers-retours pour déposer couronnes, raquettes ou gerbes de fleurs.

Dans ce long vaisseau de pierre, la célébration commence par le rite de la lumière. J’observe l’abbé Anquetil en train de bénir le cercueil pendant que le maître de cérémonie allume des lumignons.

Après la liturgie de la parole incitant au témoignage chrétien, je considère Aurore, ceinte de son ruban tricolore. Debout, derrière le micro, elle va prononcer un éloge à la mémoire de Charles Bohon. Je baisse les yeux pour ne pas rencontrer son regard, tandis qu’Isabelle me lance des coups de coude discrets. D’autres personnalités vont se succéder pour évoquer la vie de Charles Bohon.

Vinrent après le rite de la croix, puis celui de l’encensement par le prêtre et toute l’assistance.

À l’issue de l’office, le Laudate Dominum aus Vesperae solenne de confessore de Mozart, qu’avait tant aimé Charles Bohon est interprété par un organiste qui s’est déplacé pour l’occasion, tandis que les remerciements se multiplient jusqu’à l’infini. Parqué entre le mur et Isabelle, je saisis le gant d’Aurore qui m’a tendu sa main avec un air de défi, m’a-t-il semblé. J’imagine que son époux n’est sans doute pas avisé de la liaison qui avait ébranlé les murs du château naguère, car il me congratule et embrasse Isabelle.

La messe funèbre terminée, l’abbé Anquetil me fait signe d’approcher pour me chuchoter à l’oreille, tandis qu’Isabelle m’oblige à suivre le cortège jusqu’à sa dernière demeure.

La cérémonie d’adieu est brève, et à la sortie du cimetière, Éliane m’interpelle.

— Je crois que ma fille vous surprend beaucoup.

— À qui le dites-vous !

— Vous risquez d’être encore plus étonné à l’avenir, me prévient-elle.

Que veut-elle dire ? Est-elle au fait que je suis au courant du secret enfoui qui subsiste dans sa famille maternelle depuis plusieurs générations ?

Je me retourne vers Isabelle pour lui expliquer que l’abbé Anquetil souhaite me revoir dans son presbytère après l’enterrement.

— À quel propos ?

— Je n’en sais rien. Après l’avoir rencontré, je repasserai au moulin pour saluer tes parents.

Je me glisse derrière le volant de la Peugeot de location pour me diriger vers la maison curiale.

Sur la route, je réfléchis à tout ce que peut entraîner la mort d’un proche sur un plan administratif d’abord, car tout un éventail de soucis se met automatiquement en place, comme le choix du cercueil ou le déroulement de la cérémonie. Et au-delà, qu’adviendra-t-il de tous ces biens, constitués d’immeubles, meubles, tableaux, herbages, bois et forêts et portefeuille d’actions ? Que va laisser Charles Bohon de Secqueville à sa descendance ?

Une indiscrétion provenant d’Éliane m’apprend que le de cujus a consigné, devant Maître Faiveley, notaire à Rouen, qu’Isabelle hériterait du piano et de quelques peintures ; que Ségolène toucherait un pécule pour l’entier dévouement de ses services ! Par ailleurs, je demeure sidéré du geste de Charles Bohon envers les enfants de Gueule-de-Broc, Delphine et Benjamin Debeaulieu, qui, eux, devraient recevoir une somme correspondant aux frais de scolarité et au-delà s’ils souhaitaient continuer leurs études supérieures. À mon étonnement, les sœurs Bertaux ne furent pas oubliées puisqu’elles pourront agrandir la ferme des Roys par l’adjonction d’une pièce de terre que Charles Bohon leur léguait en raison d’une proximité qui avait permis une relation de bon voisinage.

À terme, j’imagine que le manoir sera vendu, à moins que Béatrice et Anton Häkkinen aient véritablement envie de s’installer en Normandie pour jouir de leur retraite. Je laissais là ces interrogations qui ne me concernaient pas en découvrant l’abbé Anquetil qui m’attendait sur le perron, profitant d’une belle journée d’été. Dans toute sa mansuétude, il me fait entrer dans le presbytère. Puis, du vestibule, il m’invite à le suivre jusque dans un salon très dépouillé en mobilier.

Sur les murs lambrissés, des rayonnages soutenaient tout le poids d’ouvrages de toutes sortes. Sur son bureau s’éparpillaient des notes manuscrites, des photocopies et des cartes de la région. Des ex-libris semblaient perdus dans tout ce fatras poussiéreux. Sa barrette qu’il avait troquée contre son béret était accrochée sur la patère. Un camail équilibrait une chaise de style au pied cassé.

L’abbé Anquetil pose ses bésicles sur son nez et me prie de m’asseoir confortablement où bon il me plaira. Néanmoins, il me conseille l’un des deux fauteuils Voltaire aux tons passés. D’emblée, j’apprécie ce prêtre jovial et très sympathique. C’est un homme tout en rondeur, un peu bedonnant, mais sans plus. Pendant près d’un quart d’heure, il me raconte des plaisanteries qui me prouvent un esprit, tout en finesse.

— Venons-en à la raison pour laquelle je souhaite vous rencontrer. Vous intéressez-vous à l’histoire de cette commune ?

— Pas vraiment ! lui dis-je.

Et le voilà parti à m’entretenir du bon vieux temps concernant l’antique marquisat de Bully, puis de me traduire la place qu’occupait autrefois cette paroisse dans le bailliage. Il me cite des noms qui me sont tout à fait inconnus, noms qui appartenaient à d’anciennes maisons illustres ou non comme les Roncherolles, Destrimont, Filleul, Maupéou. Seul le patronyme de Lestandart me disait vraiment quelque chose, et pour cause. Cet homme possède visiblement un savoir édifiant. N’a-t-il pas écrit quelques ouvrages sur la région ? Érudit, il avait fait de nombreuses recherches historiques en se rendant dans les divers dépôts d’archives départementales. On l’avait vu parcourir différents villages des alentours, mais aussi hanter quelques châteaux dont il fréquentait les propriétaires. Il avait glané çà et là des milliers d’informations sur les différentes familles qui peuplaient le pays de Bray.

Il avait pu reconstituer, me confie-t-il, les arbres généalogiques des ménages qui avaient vécu à Bully et au-delà.

— Trente années de travail ou d’amusement… Comme vous voudrez ! termine-t-il.

À l’issue de ce propos, il change de voix pour s’exprimer sur un ton plus grave.

— Monsieur Prevel, votre famille est honorée dans cette région depuis plusieurs siècles. Isabelle vous a présenté comme son cousin. Le cousinage que vous évoquiez l’autre jour est-il récent ?

— Euh… Oui… Non… bredouillé-je. Ma famille est-elle si connue ?

— Oui, et vous semblez l’ignorer. Il faudra que je réunisse mes notes pour vous communiquer ce que je sais. Vous ne m’avez pas répondu au sujet de votre degré de parenté avec Isabelle !

— Je dois vous avouer qu’Isabelle adore sortir des blagues. Je ne souhaite pas vous en expliquer les détails, mais nous ne sommes pas du tout cousins.

— Bien, je crois saisir ce que vous voulez me dire, persévère l’abbé, vous êtes probablement le fiancé d’Isabelle. Je la croise depuis si longtemps. Elle est très étonnante et je l’aime beaucoup. J’ai toujours été interloqué par toutes les idées qu’elle égrenait de la même manière que les perles d’un chapelet. J’ai mis un certain moment à me rendre compte que c’était une véritable farceuse.

— À qui le dites-vous ?

— Je lui accordais, en toute circonstance, le Bon Dieu sans confession. Chose remarquable, ses petits camarades ne la dénonçaient pas ! Oh ! Elle n’était pas méchante, tout au contraire, elle aurait offert sa chemise aux pauvres et…

Maintenant, je comprends pour quelle raison je cherche les miennes.

… les animaux allaient vers elle. Eh bien ! présentement, je continuerai de lui concéder le Bon Dieu sans confession. Elle a beaucoup souffert dans son âme, Isabelle. C’est un miracle de la découvrir comme je la vois à présent. Resplendissante, lumineuse. Savez-vous que votre présence dans ce lieu me paraît extraordinaire, et je me dois de vous expliquer le pourquoi !

— Je vous écoute attentivement. En même temps, vous m’inquiétez !

— Une liasse appartenant à l’église de Bully a été retrouvée l’année dernière dans le chartrier du château de Grimonpré. Le nouveau propriétaire en a fait un legs aux Archives départementales de la Seine-Maritime. Or, le conservateur de cette honorable institution m’a avisé de ce repérage, en début d’année. J’ai ainsi compulsé les archives, dont cette liasse comblant les lacunes existantes de cette commune. Lors de ce travail de recherche fastidieux, j’ai mis à jour des anecdotes qui concernent l’histoire de la plupart des familles actuelles qui vivent à Bully. Savez-vous que dans une paroisse, environ 80 % des habitants sont cousins entre eux ?

— Je l’ignorais totalement. Je n’imaginais pas que le pourcentage était si élevé.

— Vous avez dû remarquer que les parents de votre fiancée séjournent près de la maison de madame Debeaulieu.

— Exact, monsieur l’abbé. Cela fait des années, d’après Isabelle.

— On dit dans le village que madame Debeaulieu descend d’une sorcière. Pour ma part, je n’en pense pas un mot ! Mais croyez-vous qu’il existe un dénominateur commun entre Isabelle, madame Debeaulieu et vous-même, monsieur Prevel ?

— Je présume que vous allez me surprendre !

— Oui, monsieur Prevel… ce que je vais vous apprendre va énormément vous sidérer. Restez bien assis !

— Auquel cas, je vous écoute attentivement !

— J’ai retrouvé un acte de baptême tout à fait inattendu. Il l’était déjà, il y a un an, quand je l’ai découvert. Maintenant que j’ai pris connaissance de votre patronyme et que je n’ignore plus que vous êtes le fiancé d’Isabelle, je m’étonne davantage de son caractère exceptionnel. Voici une copie de l’original et là, ma retranscription. Vous pourrez le garder… 

Ce jourd’huy 2 de may 1790 s’est présentée devant moy curé de Bully Marie Jeanne Desquinemare femme de Jehan Anctin sage femme ordinaire de la paroisse y demeurant, laquelle m’a requis de baptiser deux filles jumelles, nées le même jour et prénommées Marie Julie par Pierre Charron et Marie Julie Ledanois femme de Jean Engrand, et Marie Anne par Jean Debrecey et Marie Anne Vely femme de Claude Brument parrains et marraines, nées illégitimement de Marie Anne Duchastel, âgée de 30 ans, femme de défunt Pierre Varengue, mort aux Saintes, laquelle a déclaré à ladite sage femme lors des couches que lesdits enfants être et appartenir des œuvres de Nicolas Vincent Prevel, âgé de 35 ans, marchand laboureur en passage, demeurant en la paroisse de Xaucville de droit, et cette déclaration faite dans le travail d’enfant en présence de Marie Anne Poulin, femme de Raoulin Potier, de Odile Morin, femme de Guillaume Sochon et Marie Célina d’Hellesme, femme de Pierre Tranchepain toutes trois de cette paroisse, présentes avec ladite sage femme.

Frère Prêtre vicaire de Bully

Je suis estomaqué par la lecture de ce document en découvrant les noms de Nicolas Vincent Prevel et Marie Anne Duchastel dans cette ancienne paroisse. D’un village proche d’Offranville à Bully, il y avait environ une trentaine de kilomètres. Nicolas Vincent Prevel avait donc parcouru une telle distance pour rendre enceinte une femme demeurant Bully.

— Monsieur l’abbé, je méconnais l’histoire de mes ancêtres ou si peu. Nous détenons leurs portraits dans la ferme du Mesnil-Peuvrel. En outre, j’ignorais que mon aïeul direct était si bon marcheur pour aller rendre visite à des dames dans un si loin village.

— C’est-à-dire que votre aïeul possédait également des biens dans cette commune. Peut-être ne le saviez-vous pas ! Par ailleurs, il avait laissé une descendance.

— Ah ! Vous allez m’en apprendre beaucoup, me semble-t-il. Mais êtes-vous au fait de ce que sont devenues ces petites filles : Marie Anne et Marie Julie ?

— Oui, monsieur Prevel, j’y viens, car je prévoyais cette question. Je vais vous chercher un arbre généalogique reconstituant les lignées issues des jumelles. Monsieur Prevel, vous n’êtes pas au bout de vos surprises ! Attendez, je reviens.

Au bout de cinq minutes, l’abbé Anquetil réapparaît avec une feuille de papier Canson de grand format.

— Regardez là, monsieur Prevel, vous avez là votre ancêtre direct ; Nicolas Vincent et Marie Anne Duchastel. Juste en dessous, ce sont les fruits de leurs œuvres : Marie Julie et Marie Anne Prevel.

La vue aiguisée comme celui d’un aigle, je survole, tel un rapace, chacune des postérités jusqu’à nos jours. De Marie Anne Prevel, je visionne le lignage, dessiné par un épais trait rouge, qui concerne la descendance féminine dont Marie Anne Prevel qui eut une fille désignée sous les prénom et nom de Françoise Arrachequesne, née en 1820 d’où Geneviève Marguerite Fouquet, née en 1852, laquelle accoucha de Marguerite Françoise Larchevêque, née en 1889. Je continue ; vint Marianne Coeurderoy, née en 1924, la conjointe de Charles Bohon de Secqueville et la grand-mère d’Isabelle qui avait transmis à sa petite-fille d’étranges pouvoirs.

Je suis sous le choc.

De la même manière, j’opère pour Marie Julie Prevel en poursuivant un gros trait, jaune cette fois-ci. Le reprenant par deux fois, j’arrive jusqu’à Germaine Verdier, épouse Debeaulieu dite Gueule-de-Broc. Je m’exclame :

— Madame Debeaulieu serait donc l’une de mes cousines éloignées ! C’est extraordinaire ! Je dois vous signaler qu’Isabelle, par facétie, m’avait présenté à madame Debeaulieu comme son cousin. Et c’était vrai. Donc, Isabelle et madame Debeaulieu sont mes cousines… Mince alors !

— Oui, monsieur Prevel ! Je comprends votre surprise. Pour vous donner une image, car j’observe bien que vous n’êtes pas coutumier de la généalogie : à chaque génération, il faut multiplier par deux le nombre d’ancêtres ; ainsi vous avez deux parents, quatre grands-parents, huit arrière-grands-parents et ainsi de suite en remontant le temps. Pour Nicolas Vincent Prevel, né en 1755, vous avez grosso modo cent vingt-huit aïeux qui ont vécu à la même époque. Par ailleurs, ce qui peut caractériser une généalogie telle que la vôtre, ce sont deux lignées particulières, l’une de père à fils, appelée agnatique et celle, de mère à fille, dite cognative. Vous comprenez ? Ce sont les lignées extrêmes. Elles sont représentées par les chromosomes Y pour la lignée paternelle et X pour celle maternelle, si cela vous dit quelque chose.

— J’entends, monsieur l’abbé.

— Je vois bien que vous avez saisi que votre fiancée descend de Marie Anne Prevel, donc de Nicolas Vincent et Marie Anne Duchastel… tandis que vous, c’est toujours du semblable Nicolas Vincent et de Marie Madeleine Duchastel, morte en 1787, autrement dit ce Nicolas Vincent Prevel s’est marié avec Marie Madeleine Duchastel et lorsqu’elle est décédée en 1787, il s’est rapproché de sa plus jeune sœur Marie Anne Duchastel dont j’ignore encore où, ainsi que la date de son trépas, n’ayant rien identifié la concernant pour le moment.

— Elle a été guillotinée ! lui annoncé-je.

— Ah ! Comment le savez-vous, ça m’intéresse ?

— Cela serait beaucoup trop long et surtout impossible à vous expliquer. Je vous suggère de faire des recherches à Paris durant l’année 1793, pour les mois de thermidor et vendémiaire. Je suis certain que vous retrouverez quelque chose.

— Vous me laissez perplexe !

— La manière dont je détiens cette information n’est pas très rationnelle. Si un jour vous trouvez son jugement, je serais ravi que vous m’en fassiez part. Je vais vous communiquer mes coordonnées. Monsieur le curé, j’imagine qu’Isabelle méconnaît ce que vous venez de me mentionner…

— Oui, et je compte bien sur vous pour ne pas le lui divulguer. Je fais confiance à mon intuition, vous ne lui direz rien. Nous sommes que deux à en être au fait. Vivez heureux avec elle. C’est tout le bonheur que je lui espère et que je vous souhaite tout autant.

— Merci, monsieur l’abbé.

— Monsieur Prevel, je désirais vous demander autre chose, que savez-vous en ce qui concerne cette rumeur de sorcellerie qui poursuit madame Debeaulieu depuis des lustres ?

— Isabelle ne m’a pas vraiment expliqué. Je pense que cela devrait avoir un rapport avec la cuisine qu’elle fait admirablement bien et cela avec des combinaisons dont elle a le secret.

— Oui et non. C’est là une réponse de Normand. J’ai retrouvé les éléments de cette réponse à la bibliothèque de l’évêché du diocèse. En juillet 1820, Marie Julie, l’ancêtre de Germaine Verdier… de Germaine Debeaulieu, si vous préférez, a défrayé la chronique. Monsieur Prevel, vous ne pouvez pas vous imaginer les témoignages qu’ont pu faire les habitants de cette paroisse de Bully à la cure. Tous, sans exception, affirment et jurent, devant le Dieu tout puissant et miséricordieux, avoir aperçu à plusieurs reprises Marie Julie Prevel en différents endroits à la fois. Ce don d’ubiquité lui valut d’être inquiétée. Elle fut accusée par les uns de sorcellerie et louée par les autres pour ce prodige. En tout cas, pacte avec le diable ou opération divine, le curé de l’époque Pierre Rathièville classa l’affaire et plus personne n’entendit parler de Marie Julie. L’année suivante, en 1821, des nuages noirs comme des corbeaux sont apparus sur la commune déchaînant le vent, les éclairs et le tonnerre. La nuit tomba plus tôt que d’habitude et dès le lendemain la calamité s’était abattue sur tous ceux qui l’avaient taxée de sorcière. Les autres furent épargnés. Alors, pensez bien ! Imaginez ce que pourrait être la réputation des descendants !

— C’est extraordinaire cette histoire.

— Comprenez-vous, monsieur Prevel, pourquoi je vous demande la plus grande discrétion sur ce que vous venez d’apprendre ? Considérez cela comme un secret, mieux oubliez-le, pour Isabelle et madame Debeaulieu… et surtout pour la sérénité de la commune.

— Dites-moi, monsieur le curé, je souhaitais avoir un avis de votre part : Isabelle, lorsque je l’ai connue, m’avait narré que son père s’était avancé jusqu’en Normandie pour retrouver ses origines qui, paraît-il, seraient normandes. C’est stupide comme démarche, n’est-ce pas ?

— Ah ! Je vois ! Son père ne le sait donc pas ? Ce n’est pas si absurde que ça. Il suffit de se rendre en Italie pour découvrir des Tuttavilla !

— Bien sûr, ils sont italiens à l’origine.

— Pas du tout, monsieur Prevel ! Lorsque Monseigneur Guillaume d’Estouteville, archevêque de Rouen, fut désigné Cardinal-Evêque de Ostia e Velletri en 1461, si ma mémoire est bonne. Il eut d’une femme cinq enfants qui portèrent le patronyme Tuttavilla. Ce nom est le pendant italien de celui d’Estoutteville, comme celui de Stuteville pour la branche anglaise. Je pourrais vous retrouver cela, si vous le voulez. Cela vous permettra de faire une surprise à votre futur beau-père.

De retour au moulin, je n’avais rien rapporté à Isabelle de ma rencontre avec le curé, à part qu’il m’avait exprimé des banalités sans queue ni tête. Elle avait laissé tomber la discussion.

Sur la route qui me ramenait à Paris, je n’avais cessé de penser à mes hallucinations et à l’abbé Anquetil dont la révélation m’avait pris de cours : non seulement Isabelle était ma cousine par Marie Anne Duchastel, guillotinée à Paris en 1793, mais elle était aussi une descendante directe du fameux Guillaume d’Estouteville, archevêque de Rouen, celui qui fut à l’origine de l’exécution d’Alix Malet de Graville, laquelle lança un malheur sur lui, sa famille et son lignage. Après réflexion, j’étais quasiment certain, sans pouvoir le prouver, qu’Isabelle appartenait à la lignée engendrée par cette femme brûlée vive en 1483, mais jamais je n’aurais imaginé qu’elle fut, en outre, la descendante de celui qui l’avait condamnée à mort. Ce qui me permettait de mieux visualiser la généalogie ascendante d’Isabelle, telle qu’elle me fut développée par l’abbé Anquetil. Dans mon esprit, je devais surtout me représenter un éventail symbolisant ses ancêtres et dont les deux brins extrêmes caractérisaient, d’une part, la lignée patrilinéaire, celle issue du bourreau commanditaire, c’est-à-dire Guillaume d’Estouteville et, d’autre part, la lignée matrilinéaire qui remontait jusqu’à Alix Malet de Graville, la victime. C’est cette coïncidence qui me paraissait extraordinaire. Au croisement de tous ces destins qui s’entremêlaient, planait dans ma cervelle un terrible pressentiment : et si la malédiction n’était pas terminée…

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