CHAPITRE 28 - Bienvenue en Corse

20 minutes de lecture

Vendredi 2 août 2013
11 h 40, aéroport d’Orly, Val-de-Marne, Île-de-France


Dans l’avion qui décolle de l’aéroport d’Orly pour me transporter en Corse, je revisite l’ensemble des souvenirs relatifs aux deux dernières semaines. Il y en avait et pas des moindres.

En premier lieu, le lendemain de mon départ pour Paris, j’avais ressenti l’extraordinaire besoin d’aller vérifier si Vanessa Lancesseur avait bien été inhumée à Saint-Ouen. C’est sur les onze heures que j’avais quitté mon bureau, ayant la ferme volonté d’entreprendre cette démarche qui semblait s’apparenter à une nécessité d'ordre viscéral, celui de faire mon deuil, le cas échéant. Avant de m’esquiver, j’avais prévenu Corinne qu’un devoir impératif m’obligeait à m’absenter et que j’avais prévu de revenir en tout début d’après-midi. Bien entendu, je ne précisais pas la cause de ce départ intempestif, mon but premier étant de m’assurer que les perceptions vécues lors de mon EMI étaient bien réelles. Le seul défaut de ma stratégie, c’est que je ne m’étais pas rendu compte du temps qu’il me fallait pour aller jusqu’au cimetière, par les transports en commun.

Aussitôt parvenu « station Mairie de Saint-Ouen », je m’étais renseigné auprès des passants pour m’instruire du meilleur trajet qui me permettrait de rejoindre au plus vite le point d’accueil de l’immense nécropole parisienne. Dans le bureau, la personne chargée d’informer les visiteurs avait bien retrouvé le nom de « Lancesseur Vanessa » sur les registres pour l’année 1995 et pour le mois de décembre, ce qui me fit l’effet d’un choc.

Après s’être échappé de son cagibi, l’homme m’avait signalé une direction avec son bras, avant de me tendre un bout de papier sur lequel il avait griffonné, à la va-vite, la division, la ligne et le numéro d’emplacement de la dernière demeure de Vanessa. Le cœur empreint de tristesse, j’avais longuement marché au milieu d’une avenue transversale, puis je m’étais engouffré parmi des rangées de mausolées jusqu’à parvenir à l’endroit indiqué par le fonctionnaire. Accompagné par un profond silence, je m’étais incliné devant la pierre tombale de Vanessa, magnifique monument de granit vert pour lui rendre hommage. Quelques minutes après, j’avais retiré mon smartphone de ma poche pour photographier la sépulture sur laquelle un beau portrait de l'infirmière avait été apposé. Les larmes aux yeux, j’avais aussitôt envoyé les fichiers JPEG à Isabelle par SMS.


Jetant un regard par le hublot, je ne me lasse pas de découvrir ces nuages blancs qui m’inspirent en pianotant sur un clavier fictif quelques notes, relatives à « Nuvole Bianche » de Einaudi. Très vite, je ressasse d’autres souvenirs, conservant en filigrane l’information principale, celui de l’annonce de la grossesse non désirée d’Isabelle, laquelle est déterminée à préserver le fruit de notre relation, ce que j’avais espéré de tout cœur, imaginant qu’elle avait dû passer des moments difficiles en s’étant interdit de me révéler son état, probablement par peur de l’avenir.

« C’est un signe du destin ! » m’avait-elle encore formulé, hier, sur Skype.

C’est dans l’appartement de la rue Murillo que j’avais décidé de prendre mes quartiers. Là, ma plus grande joie avait été de retrouver l’éternel sourire d’Isabelle par le biais de l’application Skype. Ces tête-à-tête virtuels se déroulaient, surtout le soir, à vingt-deux heures tapantes. Chaque fois, Isabelle m’offrait un réel bonheur, celui de redécouvrir son visage radieux qui m’éblouissait, son regard malicieux qui me transperçait et ses dents-de-loup qui cherchaient à me mordiller les oreilles, du moins ce que j’imaginais. De plus, Isabelle prenait plaisir à me rapporter le déroulé de ses journées, sans omettre de m’instruire de ce qu’elle éprouvait en tant que future maman. Bien évidemment, ces doux moments me permettaient de me retrouver en phase avec elle.

Les précieuses heures qu’elle vivait à mille lieues de Paris me rendaient fébrile, et c’était réciproque. Bien heureusement, même si elle me manquait, la high-tech nous rapprochait et à regret, je me gardais bien de lui confier qu’elle était bel et bien ma cousine, pas si éloignée que ça en définitive, en raison de cette consanguinité qui se situait à la septième génération. À ce jour, lui divulguer la véracité de cette proximité familiale, c’était carrément ouvrir la boîte de Pandore, donc prendre des risques psychologiques inconsidérés, puisque je devrais lui délivrer l’intégralité du pot aux roses, ce qui pourrait entraîner des conséquences graves sur la gestation du fœtus. Tel était mon sentiment.

« Comment sommes-nous apparentés ? » n’aurait-elle pas manqué de me questionner ? Dès lors, j’imaginais bien le tableau. À partir de cette simple interrogation, il lui suffisait de tirer sur le fil d’Ariane pour identifier l’indicible vérité. Et si, par malheur, je commettais la faute de lui dévoiler qu’elle était la descendante directe de l’archevêque de Rouen, le fameux « Guillaume d’Estouteville », comment réagirait-elle ? Se sentirait-elle menacée par une imprécation surgie du passé, provenant de son ancêtre matrilinéaire, Alix Malet, avec laquelle elle semblait intriquée, ce qui me paraissait le comble ? Autant de questions qui me tourmentaient et qui m’obligeaient à mentir par omission. Mais que pouvais-je faire d’autre, à part attendre que les heures, les jours, et les mois s’écoulent pour mieux anticiper l’avenir ?

Je dois bien avouer que cette rencontre avec l’abbé Anquetil m’avait profondément tourneboulé l’esprit, car cet ecclésiastique, lui, ignore que j’ai véritablement effectué une authentique EMI, laquelle m’avait révélé d’une manière incroyable les détails d’une histoire ancienne qui corroborait les visons d’Isabelle. C’est comme si notre itinéraire amoureux était enchevêtré avec celui d’Alix Malet de Graville et Guillaume de Pevrel. Comment un scientifique pourrait-il expliquer cette étonnante singularité à ses homologues ? Depuis, je m’étais torturé les méninges, subodorant que la suppliciée de 1483, identifiée comme étant l’ancêtre matrilinéaire d’Isabelle, s’avérait être à l’origine de la malédiction sur les d’Estouteville, donc sur les Tuttavilla. De plus, n’avais-je pas vécu l’instant où Guillaume de Peuvrel avait lancé une imprécation en se tranchant le poignet sur une bille de bois ?

À partir de cette théorie et pour me rassurer, je devais supposer que cette noble dame provenant du passé ne pouvait menacer sa descendante directe, issue de sa propre lignée, ce qui serait le comble de l’horreur, compte tenu des toutes dernières hallucinations qui accablaient la pauvre Isabelle. Tout ceci n’a aucun sens. Plusieurs hypothèses m’ont aussitôt parcouru l’esprit : primo, les paroles prononcées par Alix, appelant à la colère de Dieu, n’ont plus lieu d’être si on tient compte des siècles qui séparaient les deux femmes ; secundo, Isabelle devrait être automatiquement épargnée par le fait des dons hérités de Marianne Coeurderoy, sa grand-mère et de Marie Anne Duchastel, son aïeule à la septième génération d’après la généalogie de l’abbé Anquetil, mais aussi en raison des informations que j’ai pu recueillir à travers son procès de 1793.

Ce qui n’est en toute bonne foi pas banal, c’est d’avoir côtoyé dans une sorte de rêve des figures de la Révolution, et pas n’importe lesquelles. Ma conclusion, après avoir analysé l’ensemble des éléments collectés, c’est de considérer que cette Alix Malet de Graville est l’épicentre de ce que j’ai exhumé à travers les EMIs : en premier lieu, Guillaume de Pevrel est bien à l’origine de l’imprécation sur les d’Estouteville donc des Tuttavilla à la mode italienne, et en second lieu, il me paraît qu’Alix Malet est bien le point de départ, non seulement d’une même malédiction, mais également des facultés étranges qu’a pu bénéficier toute une lignée de femmes, en l’occurrence Marie Anne Duchastel, Marianne Coeurderoy, ainsi que ma douce colombe pour terminer la série. Quant aux horloges jumelles qui nous ont permis de nous rapprocher, je m’efforce de croire qu’elles ont été ensorcelées ou enchantées et qu’il était devenu obligatoire que nous les découvrions sur notre chemin. Mais par quel miracle ? À cet instant présent, je ne sais pas encore par quel bout prendre l’existence d’une réalité qui me dépasse. Quel rôle a pu jouer le hasard dans notre histoire à dormir debout ?


Au moment où l’avion amorce sa descente sur l’aéroport de Bastia, je me rends compte que toutes mes questions resteront sans réponse, alors que je suis en train de revivre les dernières heures de Charles Bohon de Secqueville, inhumé, il n’y a même pas deux semaines, laquelle cérémonie avait fait suite à l’entrevue avec l’abbé Anquetil, celui-là même qui avait prononcé une expression sibylline, résonnant encore dans mes oreilles ; « Les voies de Dieu sont impénétrables ! »

Tout juste débarqué de l’avion, je constate que la température est déjà écrasante. Heureux comme un pape, je respire l’air à plein poumon pour en capter les effluves du maquis. Après avoir récupéré mon bagage et franchi les portes automatiques, je reconnais Isabelle qui souligne son plus beau sourire en m’apercevant.

Toute bronzée dans une robe légère maintenue par de fines bretelles, elle m’attend en se tordant les poignets d’une impatience retenue. Je m’approche d’elle pour l’embrasser. Cela ne lui suffit pas, car elle m’emmène à l’écart pour m’entreprendre plus fougueusement. En cet instant où seul le silence peut tout expliquer, elle reste enlacée tout contre moi avant de prendre la décision d’aller rejoindre le Touran dans lequel je dépose ma valise et mon sac à dos dans le coffre.

— Mon père va me la confier durant toutes nos vacances. Il préfère conduire la citadine, une Citroën C3 pour pouvoir se garer plus facilement dans Bastia. C’est là qu’il a son cabinet d’architecture. Pour celui d’Ajaccio, il privilégie le Touran qui est immatriculé « 2B » pour davantage de tranquillité.

— Ah !

— Oui ! Il vaut mieux posséder ce type de plaque en « 2A » ou « 2B » en Corse. Allez zou ! Direction Prunelli ! On en a pour une heure trente environ.

Durant le trajet, je suis pensif en découvrant ce territoire nouveau pour moi. Bien malgré moi, je reste dans le silence, tandis qu’Isabelle demeure attentive sur la route en raison d’imprévu qui pourrait survenir à tout moment. Cependant, pour briser la monotonie qui s’est installée dans l’habitacle, Isabelle me détaille les endroits qu’elle traverse, manière de me signaler qu’on y retournera un de ces quatre. Parfois, je l’aperçois en train de glisser ses épaisses lunettes noires pour m’avouer que pour supporter mon absence, elle s’était rendue fréquemment à la plage de Calzarello pour épier les amoureux en recherche de leur premier baiser.

Voyeuse !

De mon côté, je considère que c’était à notre tour d’éprouver d’intenses et brûlants instants de bonheur, tant, dans une totale résignation, nous avions subi un cruel éloignement qui nous avait grandement pesés.

— Dès que nous serons arrivés à la maison, nous mettrons les bouchées doubles, car je pense que tu es à jeun actuellement.

— D’accord, Isabelle ! Mais tu ne vas pas me sauter dessus, dès que j’aurai débarqué chez tes parents ?

— Si, car tu m’as trop manqué. Pour rattraper le temps perdu, durant mes quelques jours de solitude, j’ai imaginé et concocté un programme dont tu te souviendras toute ta vie.

— Tu me fais déjà peur ! Là, tu commences à me mettre mal à l’aise, Isabelle ; tu sembles me dire que je vais rejoindre directement ton lit sans avoir un moment pour saluer ton père et ta mère.

— Tu as tout compris ! D’ailleurs, ils sont prévenus, car, eux, ils savent que nous avons besoin de nous retrouver. Ils ont été jeunes, eux aussi.

— Tu blagues, Isabelle. Ce n’est pas imaginable.

— Je t’assure que ça va se passer de cette manière, car il sera plus de treize heures lorsque nous parviendrons à Abbazia. Le temps du déjeuner en leur compagnie, ce sera direction notre chambre pour y faire une sieste comme font la plupart des Corses.

Encore une idée d’Isabelle pour nous envoyer en l’air, alors que ses parents seront présents, là dans la maison ! Mon Dieu ! Ça promet !

— Ma chère Isabelle, si nous devons nous marier prochainement en raison de ton ventre qui va s’arrondir de jour en jour, il va bien falloir que ton père et davantage ta mère aient une bonne image de leur futur gendre quand même… Pendant quelques jours, je vais partager leur logis, je ne puis me permettre d’expérimenter l’intensité de toutes tes fantaisies, sinon papa et maman Tuttavilla vont être dépassés par les évènements. Ne te rends-tu pas compte que par la suite, ils vont me regarder avec de gros yeux ?

— Tu me fais penser à un enfant que l’on va gronder, et puis cela m’étonnerait !

— Ça t’étonnerait ? Pourquoi ?

— Je ne peux rien te dire pour l’instant. Tu vas le savoir assez tôt ! Et même probablement à partir de demain matin.

— Je m’inquiète déjà, Isabelle. Dis-moi ? Je meurs d’envie d’identifier ce que tu mijotes !

— Toujours aussi soucieux ! Tiens ! Pour commencer, relève ma robe jusqu’à ma hanche, histoire de découvrir la tête que tu vas faire.

— Je viens de deviner… Tu n’en as pas mis ! Tu es folle Isabelle ! Et si les gendarmes nous arrêtent ?

— Oh ! Mince ! Seigneur, je suis fortement attristée d’avoir omis « ce petit accessoire qui me va si bien », m’avais-tu sorti au musée d’Orsay. Tu vois, tes paroles me résonnent encore dans les oreilles. Olivier, si tu veux savoir, ce matin, je me suis douchée, puis maquillée à peu près avant de m’habiller en quatrième vitesse pour venir te chercher. Maman m’a appelée et je suis partie, sans même retourner dans ma chambre pour terminer de me mettre sur mon trente-et-un. Je suis désolée, car j’ai oublié… Mais, si tu savais comme on est bien ainsi, lorsque l’air frais de la clim te caresse partout ! Je t’achèterai un kilt pour que tu expérimentes.

— Je ne réalise vraiment pas !

— En arrivant à la maison, je te promets de récupérer mon petit accessoire pour ne pas perturber ton repas.

Délaissant le paysage, je fixe ma douce colombe qui, la main posée sur le levier de vitesse, embraye puis réembraye au fur et à mesure que le flot de voitures traverse Ghisonaccia, m’efforçant de veiller au bas de sa robe qui se déplace à chaque mouvement de sa jambe droite, ce qui l’amuse.

— Olivier, tu n’as pas changé en quinze jours.

— Puis-je toucher ton ventre ?

Sans attendre la réponse, je laisse survoler mes doigts vers son petit bedon légèrement renflé où un être se développe discrètement vers la grande aventure.

— Ça te fait quelque chose ? me demande Isabelle.

À un rond-point, elle bifurque à droite pour continuer sa route sur plusieurs centaines de mètres, avant de s’engager dans une rue, puis une autre. Elle s’arrête face à un portail automatique qui s’ouvre aussitôt, après qu’Isabelle eut actionné une télécommande.

— Nous sommes arrivés à Abbazia, nom qui signifie Abbaye. C’est un hameau de Prunelli-di-Fiumorbo, en Haute-Corse. Bienvenue à la maison, Olivier.

Le Touran roule lentement sur un chemin de gravelle bordé d’arbustes de différentes essences. Je me rends compte que la propriété est encerclée par un haut mur doublé d’une haie épaisse. Il nous reste une cinquantaine de mètres à parcourir pour accéder à un garage protégé par un bouquet de pins laricios.

L’odeur du maquis est bien prégnante lorsque je sors du Touran pour poser mes pieds sur les gravillons qui gémissent sous mes pas. Isabelle descend à son tour après s’être débarrassée de ses grosses lunettes de soleil. Aussitôt, elle déverrouille le coffre et m’invite à prendre mes bagages.

Dans l’ombre, je peux identifier une nouvelle Isabelle, n’ayant pu visionner que son profil de madone depuis notre départ de l’aéroport jusqu’à mon arrivée dans cette villa. Grâce aux rayons du soleil, je découvre une Isabelle admirablement bronzée et auréolée d’une sensualité presque indéfinissable. Sa nuque, légèrement dégagée par son chignon roulé en boule, incite au désir. C’est là que je l’embrasse. Lorsqu’elle se retourne vers moi, je me réapproprie ses yeux si expressifs qui semblent souhaiter me dévorer.

Devant tant de propension à aimer, je lui renouvelle un audacieux baiser dans le cou, puis lui chuchote dans son oreille :

— Je te veux tout de suite ! Ta proposition me convient... C’était une bonne idée  !

— Ah ! Sacré Olivier, je te retrouve, mais il en est hors de question. Tu viens de me déclarer, il y a encore cinq minutes qu’il ne fallait pas troubler mes parents. Alors, tu connais Clemenceau… Eh bien, c’est non ! Tu attendras la sieste.

La talonnant jusqu’à la maison, je m’émerveille par un autre jardin de rocaille enrichi de massifs et d’arbustes divers. Toute mon attention se porte sur la gravelle qui crisse sous mes chaussures et sur les stridulations des cigales qui saluent mon arrivée.

Un bougainvillier, magnifique de couleur et de grâce, détourne mon regard. Plus loin, dans l’ombre d’un pin laricio et d’un chêne-liège démasclé, une majestueuse fontaine en pierre vomit son eau en circuit fermé. C’est derrière un haut rideau d’arbousiers qu’apparaît une résidence imposante et moderne, presque cubique comprenant deux étages. Escaladant quelques marches, je discerne une vaste piscine au milieu d’une pelouse agrémentée de fleurs et de plantes.

La demeure des Tuttavilla se démarquait des biens nombreuses villas du secteur : deux terrasses couvertes, l’une orientée à l’ouest les sauvait du soleil brûlant qui se prolongeait jusqu’au soir, et l’autre à l’est les protégeait de la chaleur dès le lever du jour. Un mobilier extérieur, massif, construit en marbre et granit surplombait toute une végétation luxuriante qui ornementait à perte de vue la propriété. Des quantités d’arbres fruitiers pouvaient suffire aux Tuttavilla pour subsister toute une année.

La mère d’Isabelle, parée de tous ses bijoux, carillonnant pour la circonstance, fait son apparition. Elle avance directement vers moi pour m’accueillir en m’embrassant plus que de coutume.

— Avez-vous fait bon voyage, Olivier ?

Sur ces entrefaites, Éric Tuttavilla, vêtu d’un simple bermuda, sort d’une sorte de bureau, situé au sous-sol, s’arrêtant quelques instants pour regarder le ciel.

— Bonjour, Olivier, avez-vous fait un bon vol ? Approchez-vous donc, jusqu’ici, sur la terrasse ! On va s’installer pour prendre l’apéro. J’imagine que vous n’avez pas encore déjeuné.

D’une cordiale poignée de main, il me salue. Je considère, encore une fois, l’épaisse toison de poils qui lui tapisse tout le corps, les membres et le bas de son visage.

— Rassure-toi, il ne mord toujours pas ! clame Isabelle.

Devant tant d’impertinences provenant d’une fille envers son géniteur, je me mets à sourire.

Éliane, qui s’était éclipsée dans la cuisine, revient avec un chariot rempli d’assiettes, d’ustensiles divers et d’un bar à épices qu’Éric dispose sur le plateau marbré d’une vaste table circulaire. Je m’étonne de toute cette somptuosité qui ferait pâlir de jalousie mon propre père. Mon regard se perd dans les ondes bleutées de la piscine. Ce maquis odoriférant que je hume à pleins poumons semble être l’éther d’Isabelle dans lequel elle se meut.

En attendant le déjeuner que madame Tuttavilla prépare, Isabelle réalise que je pourrais découvrir la maison dès maintenant. Embrassant son paternel, elle lui souffle dans l’oreille deux ou trois mots que je crois comprendre.

— Laisse ta valise et ton sac à dos, on les récupérera après lorsqu’on montera à l’étage.

Elle me saisit le poignet pour m’entraîner directement dans la cuisine à travers une grande ouverture vitrée. Le mobilier est fonctionnel et l’ensemble des équipements culinaires est du dernier cri. Toujours tiré par Isabelle qui ne me lâche pas, je croise madame Tuttavilla qui masque son sourire à la vue du comportement de sa fille qui me fait passer par la porte du couloir pour me signaler où se trouvent les toilettes si jamais j’en avais besoin. Au passage, Isabelle me montre la chambre parentale et la salle de bain. Je continue mon périple pour découvrir la pièce principale composée d’une salle à manger et d’un salon imposant dans lequel se dresse une cheminée qui m’oblige à m’étonner de la plaque de fonte, scellée au fond du foyer, sur laquelle je peux remarquer un loup. Isabelle tient alors à me préciser.

— C’est le seul objet que papa a pu recueillir de la succession de son grand-père. Je dois te souligner que ses parents sont morts jeunes et il a été élevé par une autre famille. C’est cependant son grand-père qui lui avait affirmé que les Tuttavilla étaient originaires de Normandie. Bien entendu, cette histoire n’était qu’une légende.

Je sursaute au propos d’Isabelle, tout en restant consigné dans le silence et ne pouvant lui avouer que le père Anquetil m’avait exposé le passé, quasiment incroyable, de cette famille Tuttavilla.

Isabelle, je ne peux rien te dire pour l’instant, afin que ta grossesse se déroule normalement. Peut-être qu’un jour je t’apprendrais tout ce que je sais. Ce que j’ai compris, c’est qu’avec l’avènement d’internet, ton paternel, comme tu l’appelles, n’a rien entrepris, ni toi d’ailleurs, pour rechercher des traces factuelles sur ce patronyme « Tuttavilla ».

Maintenant, montons à l’étage, je vais te présenter à monsieur Lit.

D’une main, elle s’empare de mon sac à dos, m’invitant à me saisir de la valise, trop lourde pour elle. Voilà que je la trimbale alors que je m’aperçois qu’il existe un ascenseur dans le fond du salon.

Parvenue sur le palier, elle m’explique.

— À cet étage, il y a trois chambres, ici, la mienne. En face, c’est celle de Claire qui arrivera samedi en quinze. Tu la croiseras très certainement. L’autre à côté de la mienne, appelée la chambre bleue, est réservée aux amis de passage : c’est la plus grande ! C’est souvent Jean et son épouse qui l’utilisent.

— Jean ? Jean Maillard ?

— Oui ! Jean Maillard, l’actuel ministre de la Culture.

— Il sera là ?

— Oui et non ! Je t’éclaircirai plus tard ! Contre le mur de l’escalier, ce sont les toilettes et après c’est la salle de bain, à ne pas confondre avec la porte de l’ascenseur. Viens par ici ! Je vais te conduire dans mon domaine !

À pas de loup, elle me fait pénétrer dans son lieu de vie qui me réjouit aussitôt.

— Superbe ! m’exclamé-je. Très romanesque, cette couleur virant sur le rose. Bonjour, monsieur Lit ! Je suis enfin ravi de faire votre connaissance.

— Ouvre ta valise ! On va ranger quelques-unes de tes frusques et tu laisses le reste dedans !

— Pour quelle raison ?

— Tu verras demain ! Je t’expliquerai en temps voulu…

— Toi et tes surprises ! Je commence à me méfier… Je dois te préciser que je n’ai pris que le strict nécessaire, ayant renouvelé ma garde-robe. J’ai obéi à tes bons conseils.

N’écoutant pas Isabelle, je trie l’intégralité de mes vêtements que je remise dans la partie gauche de son armoire qui m’est réservée, puis je dépose mon bagage dans un coin de la chambre. Sans crier gare, Isabelle me happe au passage m’entraînant sur le lit pour m’embrasser avec fougue. Manque de chance, sa mère nous appelle du rez-de-chaussée, ce qui oblige ma belle à me libérer.

Charmé par cette entrée en matière, j’esquisse un geste de la main à Isabelle pour lui faire signe que nous devons descendre impérativement. Empruntant l’escalier sur une démarche chaloupée, nous voici devant Éliane qui nous observait d’en bas. Elle ne put s’empêcher de lâcher : « Cela commence bien, les amoureux ! Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ? »

Sur la terrasse, Éric Tuttavilla me propose de prendre place face à lui dans un fauteuil d’osier, tandis que je peux apercevoir Éliane sortir de la cuisine en poussant un chariot chargé de victuailles et de boissons diverses. Isabelle, après avoir aidé sa mère, s’installe près de moi et me recommande d’ingurgiter de l’eau ferrugineuse qu’elle est allée chercher à une source des environs.

— Cela te fera le plus grand bien ! m’assure-t-elle.

— Bon ! Dans ce cas, je vous invite à goûter les produits du terroir, s’exclame Éric.

Aussitôt la table débarrassée, les assiettes, ustensiles plats et casseroles sont remisés dans le lave-vaisselle. Pour ma part, je m’étonne de découvrir les parents en train de se presser pour s’enfuir.

— C’est leur rituel comme chaque samedi. Ils partent chez les Colonna à Ghisoni. C’est à une quarantaine de kilomètres d’ici. Ce sont des amis de longue date, et cela depuis que Salvador Colonna est devenu l’associé de mon père pour le cabinet de Bastia. Il est actuellement en vacances dans la propriété de son fils Baptiste qui vient d’avoir un enfant. On passera les voir un de ces quatre.

— Et nous, que faisons-nous maintenant ? Il n’y a rien à visiter dans le coin ?

— En Corse, tu vas l’expérimenter d’ici quelques instants : l’après-midi est réservée à la sieste. Tu vas t’apercevoir que sur cette île, on se couche tard. Tu vas t’adapter en quinze jours. Dis-moi, il était bon le petit vin de rosé ?

— Pas mauvais du tout ! Avec la tomme du Fiumorbo, ce fut un régal. Quant à l’eau ferrugineuse, c’est particulier.

— Je te recommande d’en boire beaucoup. Elle va te donner toute la force dont tu auras tant besoin durant ces quinze jours.

— D’accord Isabelle. J’ai compris le message.

— Olivier… C’est l’heure. Tu me rejoins où tu sais ? J’ai trop soif de toi !

C’est peu après seize heures qu’Isabelle m’exhorte à nous baigner dans la piscine.

— Mes parents vont réapparaître sur le tard, tu n’es pas obligé d’enfiler un maillot. Personne ne peut nous observer. Laisse-le plutôt au sec pour demain.

J’hallucine lorsque je vois Isabelle retirer sa robe et son string qu’elle jette sur un transat avant de faire un magnifique plongeon qui m’éclabousse au passage. Bien qu’on soit à l’abri des regards, je me dirige vers la maison afin de passer un nécessaire de bain dans la chambre d’Isabelle.

Comme convenu, monsieur et madame Tuttavilla sont rentrés vers minuit, ayant été gardés pour le dîner.

— Si tu souhaites savoir la vérité, là voici ; ils sont revenus si tard, car ils ont pensé qu’on allait mettre les bouchées doubles, mon amoureux.

— Je t’assure Isabelle, qu’appréciant la discrétion, c’est difficile pour moi cette nouvelle vie. Et Claire, lorsqu’elle est présente dans cette propriété, elle se baigne nue, elle aussi ?

— Seulement quand mes parents ne sont pas là. Elle est pudique avec eux ! Lorsque le portail s’ouvre, elle se dépêche d’enfiler un peignoir.

— Cela me console, Isabelle !

— Je te préviens : mes parents ne montent jamais à l’étage ou y vont très rarement, à part la femme de ménage qui vient de temps en temps. Ce qui veut dire que Claire et moi avons l’habitude de nous rendre dans la salle de bain à oilpé. Donc, tu ne devras pas t’estomaquer si tu surprends Claire dans cette tenue quand elle sera là !

— Je te rassure, Isabelle. Je ne suffoquerais pas, mais j’avoue que cette manière de vivre m’étonne.

— Il ne faut pas !

À la nuit tombée, allongée sur un transat, Isabelle m’invite à faire un vœu pour chaque fois que j’apercevrais des étoiles filantes, pourtant bien moins nombreuses à cette période.

— Tu vois, Olivier, depuis que je te connais et que je suis enceinte, je me questionne davantage sur la raison de notre présence sur terre. Cela devient un insondable mystère pour moi.

— Quelles sont tes interrogations ?

— Je me sens très peu de choses en regard de l’univers.

— Pareil pour moi, Isabelle.

— À travers certains de tes propos, j’imagine qu’un grand chef d’orchestre a façonné une partition musicale sans limites, à partir de simples notes que sont les éléments chimiques, lesquels se sont combinés harmonieusement pour composer le monde qui nous entoure, et cela jusqu’à former des êtres vivants capables de penser.

— C’est le souffle de la création à partir des premiers grumeaux quantiques, murmuré-je.

— C’est miraculeux, conclut-elle. Sous cette cathédrale céleste, avec pour témoins ces milliards d’étoiles, je te promets de t’aimer jusqu’à la fin des temps.

— Très poétique, mais si je considère l’heure qu’il est, c’est le moment d’aller nous coucher, Isabelle ! De dormir, je préfère te préciser maintenant pour que tu ne sois pas surprise.

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