CHAPITRE 31 - Une folle journée

21 minutes de lecture

Dimanche 18 août 2013
9 h 30, Abbazia, hameau de Prunelli-di-Fiumorbo, Haute-Corse


Le contact du corps chaud d’Isabelle, qui s’est positionnée en cuillère tout contre moi, me réveille. Aussitôt, je chavire dans sa direction pour l’embrasser sur le front, puis sur ses lèvres.

— C’est la dernière fois que nous dormons ensemble… ta traditionnelle rentrée des classes est prévue pour quel jour ? lui demandé-je.

— Cette année, ce sera pour le mardi 3 septembre… et je pense revenir à Paris, probablement samedi…

Toujours tourmenté par l’incident de la veille, je m’oblige à l’interroger pour me rassurer.

— Isabelle, peux-tu m’expliquer ce qui s’est réellement passé dans cette vallée de l’Inzecca ? Cela m’a empêché de dormir. Si tu veux connaître le fond de ma pensée, j’ai bien vu que tu n’étais pas dans ton état normal… Tu as semblé bizarre durant un assez long moment !

— Ne t’inquiète pas, mon chéri ! Mon cerveau m’a joué un sale tour… Tu n’as pas dû t’en apercevoir, mais j’avais terriblement faim à ce moment-là… Pour te rassurer, j’en ai parlé hier soir avec Claire...

— Tu me vois partiellement rassuré, Isabelle, même si ta meilleure copine est très sympa… Je l’apprécie beaucoup, finalement !

— Ah ! Tu la connais mieux, maintenant ! Claire m’a demandé de ne pas m’en faire pour le bébé. Cela peut être une réaction normale, d’après elle.

— D’accord Isabelle ! En tant que praticienne, je conçois qu’elle maîtrise parfaitement les arcanes de son art ! Dis-moi ! Est-ce que tu penses qu’elle somnole encore à cette heure-ci ?

— Je ne sais pas. J’imagine que oui. Habituellement, elle adore faire grasse mat’… Là, ce doit être le cas !

— Ah ! Donc, cela va me permettre d’aller prendre une douche en toute tranquillité avant de commencer à préparer mes affaires…

Je me sens déjà étriqué dans la robe de chambre d’Isabelle, qui s’avère un peu juste pour mon gabarit. Jetant un œil sur Isabelle qui m’observe bizarrement, je suis bien obligé de lui exprimer que j’opte pour cette solution, compte tenu de la présence de Claire à cet étage.

— Tu exagères, Olivier ! Elle dort ! Tu peux carrément y aller à poil ! D’ailleurs elle s’en fout de ton truc ! Elle en voit probablement tous les jours.

— Tu me connais, Isabelle. Il convient de garder sa dignité en toutes circonstances !

— Ça, je l’ai bien compris. Au bout de quinze jours, j’espérai te décoincer, mais j’ai préféré laisser tomber, car tu es vraiment incroyable !

Après avoir enfilé du mieux que je peux le peignoir de ma dulcinée, j’arbore une mine réjouie, ce qui provoque un regard ébahi de mon amoureuse qui me considère bouche bée. Enfin prêt à faire ma toilette, je récupère mes frusques pour me diriger vers la salle de bain.

— Tu es ridicule, Olivier ! Si elle craque, tu m’en achèteras une autre.

Après en avoir refermé la porte, je dépose mes habits propres sur le rebord du lavabo lorsque je surprends Claire dans la glace de l’armoire de toilette. De toute évidence, elle est en train de s’essuyer énergiquement à l’intérieur de la cabine de douche, parfaitement étonnée de me découvrir là.

— Mais Claire ! Mon Dieu ! Pour quelle raison ne verrouilles-tu pas une lourde ? Ça se clôt une lourde ! C’est pour cette raison que les ingénieurs ont songé à installer un loquet. Mince alors ! Et pourquoi ne cries-tu pas quelque chose pour préserver ton intimité ?

— Je suis désolée, Olivier, de n’avoir pas crié « au secours, on tente de me violer ! » En fait, je pensais que c’était Isabelle qui rentrait. Tu sais, ce n’était pas bien grave et tu aurais pu rester ici en attendant que je sorte ! Je ne t'aurais pas dévoré !

— Ça, je n'en sais rien... En fait, pardonne-moi, Claire, mais je ne suis pas habitué à cohabiter avec des femmes nues.

— Tu partages bien ta vie avec Isabelle !

— Ce n’est pas la même chose : Isabelle est mon amoureuse…

— Olivier, tu ne dois pas t’inquiéter pour si peu. Mais ça fait quand même « 0-1 ».

— Claire, pardonne-moi de t’avoir enguirlandée lorsque je suis rentré dans ta sphère intime… et aussi d’avoir recouru à un vocabulaire que je n’emploie jamais… Ton insouciance m’a dépassé ! Mais que signifie ce « 0 -1 » ? S’agit-il d’un score ?

— Cela signifie déjà que je vais devoir récupérer mon carnet de rendez-vous pour te recevoir en mon cabinet.

— Un rendez-vous ?

— Pour tes problèmes de pudeur… Concernant mon carnet de rendez-vous, rappelle-toi d’une certaine soirée… Tu étais allé chercher ton agenda pour convenir d’une nouvelle entrevue avec Isabelle… Tu te souviens ; en découvrant tes charmes, elle avait découvert inopinément que tu pourrais la rendre heureuse.

— Elle t’a vraiment raconté notre première fois chez moi ?

— Bah oui ! Et dans les moindres détails. Tu dois savoir que c’est habituel entre filles.

Dépité, je retourne dans la chambre d’Isabelle et m’assieds sur le lit pour patienter, escomptant que son médecin particulier daigne rejoindre son abri au plus vite.

— Isabelle, tu devrais de temps en temps mettre ta langue dans ta poche !

— À propos de quoi ?

— D’abord, je viens de voir Claire complètement à poil dans la salle de bain.

— Qu’elle soit nue dans une salle de bain, cela me paraît normal !

— Sauf que dans une salle de bain, il existe un verrou. De plus, elle a fait allusion à la première fois où tu t’es rendue chez moi.

— Ah ! Que t’a-t-elle dit ?

— Rien ! On en parlera plus tard lorsqu’on sera à Paris. En fait, je préfère laisser tomber. Mais, tu n’avais pas tort, ta copine est une habituée du métro ! Vos tickets ont exactement le même format…

Isabelle éclate de rire, tandis qu’on cogne à la porte qui s’ouvre lentement, laissant apparaître la tête de Claire, imaginant qu’elle a dû garder la même tenue pour sortir de la salle de bains.

— Tu peux… Pour la salle de bain, Olivier…

Isabelle, récupérant des sous-vêtements dans son armoire, profite de l’occasion pour m’accompagner, ce qui nous oblige à nous doucher en même temps. Son plaisir est de me savonner l’ensemble de mon corps, tandis que j’applique les semblables gestes sur elle. Nous sommes pris d’un fou rire lorsque nous entendons la voix de Claire qui nous signale à travers la porte qu’elle a égaré son iPhone et qu’elle doit passer un appel urgent. Actionnant la poignée dans le vide, elle nous déclare qu’elle a dû le déposer sur une étagère, précisant qu’elle en a besoin expressément pour pouvoir joindre l’hôpital.

C’est Isabelle qui, sans même s’essuyer, sort immédiatement de la cabine pour déverrouiller le loquet afin d’assurer le passage à celle qui rentre dans la salle de bains pour récupérer son appareil dernier cri. Quelque peu contrarié par la légèreté dont savent faire preuve les deux copines en de pareilles circonstances, je parviens à me retourner vers le mur, ce qui amuse Isabelle.

— Tu le fais vraiment exprès, Claire... tu oses frapper à la porte lorsqu'Olivier pense à Fernande... 
— À vous voir tous les deux ensemble sous la douche, je m'en doute un peu. 

Aussitôt habillés, Isabelle et moi descendons l’escalier, croisant Éliane qui semble m’attendre personnellement au rez-de-chaussée.

— Olivier, j’espère que vous n’avez pas oublié ? Hier, au moment où je partais pour Ghisoni, je vous ai annoncé que je désirais vous rencontrer avant votre départ pour Paris…

— Je me souviens très bien !

— Claire n’est donc pas avec vous ?

— Lorsque je suis descendue, j’ai vu qu’elle était en pleine conversation avec un chirurgien. Il ne faut pas la déranger, explique Isabelle.

— À propos, ma fille, tu ne m’avais pas dit que tu figurais sur un magnifique tableau qui a été présenté pour une inauguration au musée d’Orsay. Jean nous en a offert le catalogue de l’exposition. Tu es splendide dans ce drapé ! Son épouse Catherine, n’y tenant plus, y est allée également le lendemain pour te découvrir en peinture. Elle voulait échanger avec toi à ce propos, mais tu étais en vadrouille avec Olivier… Là, elle a été déçue.

— Elle souhaite poser pour Olaf ? Je l’ai échappé belle alors ! Oui, maman ! J’ai accordé à Olaf quelques heures de pose pour ce tableau qui n’aurait pas dû apparaître dans ce musée. J’espère qu’il n’a pas choqué les âmes trop prudes.

— Comment se fait-il que…

— Maman, il va disparaître de cette exposition, car Olivier l’a racheté à Olaf. Il sera exhibé encore pour quelques semaines, et après il rejoindra l’appartement des parents d’Olivier, au-dessus d’une cheminée.

— D’après le catalogue, il est imposant, si je considère sa dimension…

— J’ignore comment va réagir sa famille, surtout sa mère et son oncle, l’évêque, dois-je te préciser. Mais ça, c’est une autre histoire qu’Olivier me racontera plus tard s’il est encore en vie.

Éliane parcourt son amour de fille d’un regard oblique, ne comprenant pas ce qu’elle a voulu dire, puis elle s’adresse à moi.

— Bon ! Olivier, installez-vous à cette table que je discute un peu avec vous. Isabelle, tu peux venir aussi, car ça t’intéresse.

— J’arrive, maman !

— Olivier, je n’avais aucune idée de votre nom, Isabelle vous appelant toujours par votre prénom.

— Ah ! C’est Prevel, P.R.E.V.E.L.

— Bien ! Je le sais depuis que ma petite princesse m’a avoué qu’elle était enceinte ! C’est pour vous dire ! À mon avis, votre patronyme devait être accessoire pour elle.

Je découvre le sourire béat d’Isabelle qui me laisse continuer avec sa mère.

— Effectivement, il faut des occasions comme ça ! répliqué-je.

— Vous êtes un plaisantin, Olivier, et j’aime ça. Maintenant, j’ai vraiment besoin de vos lumières pour m’expliquer, car je ne pige rien à votre histoire d’horloges jumelles ?

— Mais quel est le rapport avec mon nom ? Je ne comprends pas !

— Voyez-vous cet épais dossier sanglé ?

— Oui ! Et en quoi m’intéresse-t-il ?

— Ce dossier jaune concerne les papiers de famille du côté de ma maman. Quand Isabelle m’a révélé que vous vous appeliez Prevel, P.R.E.V.E.L., j’ai mis du temps à réaliser que votre patronyme me disait véritablement quelque chose. À force de réflexion, j’ai fini par dénicher pourquoi ? C’est alors que j’ai fait la relation avec les horloges ; la vôtre qui se trouve dans l’appartement de vos parents et la nôtre que vous avez pu analyser en compagnie d’Isabelle à Bully. C’est là que je commence à perdre les pédales, mais grâce à vous, je vais peut-être découvrir le sens de ce qui me donne le tournis depuis quelques jours. À votre avis, quel est le rapport entre votre patronyme et la paire d’horloges ?

— Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Je vais donc tout vous expliquer : ma mère était une Coeurderoy. Vous avez dû voir son nom sur la sépulture, placée sur le côté lors de l’inhumation de mon père. À côté est enterrée ma grand-mère : Françoise Larchevêque, née en 1889, l'année de l'inauguration de la tour Eiffel. J’ignore à quelle occasion et pour quelle raison, mais cette aïeule avait recopié un mariage qui provenait des archives paroissiales de Bully. Le voici !

Le document saisi, je le déchiffre une première fois, avant de m’apercevoir qu’il en existe la retranscription au verso. Retournant la feuille, je reprends la lecture à haute voix pour qu’Isabelle puisse bien entendre :

Le mercredi vingtième jour de janvier 1813 après publication des trois bans du futur mariage entre Pierre Bernard Arrachequesne, âgé de vingt-six ans, natif de cette paroisse, cultivateur, fils majeur de feu Jean et de Marie Barbe Ango de cette paroisse, d’une part, et Marie Anne Prevel, vingt cinq ans, cultivatrice, aussi native de cette paroisse, fille illégitime de Nicolas Vincent Prevel et feue Marie Anne Duchastel, décédée en mille sept cent quatre vingt treize à Paris, d’autre part. La ditte publication faite en cette église au prosne de la messe paroissiale le dimanche trois janvier sans qu’il se soit trouvé aucun empêchement ny opposition canoniques.

Le Mariage civil a été préalablement contracté devant monsieur l’officier public comme il nous apparaît dans son certificat en datte de ce jour, signé Balavoine, maire de la Commune. Leur avons donné la Bénédiction nuptiale avec la cérémonie prescrite par la Sainte Église. Ont assisté comme témoins du côté dudit Jean Cocagne beau frère du dit époux laboureur demeurant cette paroisse, de Thomas Sanson frère en loy du dit époux, aussi cultivateur demeurant cette paroisse et du côté de ladite épouse maître Robert Prevel, avocat, oncle, demeurant Rouen et Charles Sanson, cousin de la paroisse de Pommeréval qui ont signé avec nous.

Pierre Bernard Arrachequesne    Marie Anne Prevel

Marie barbe Ango     Nicolas Vincent Prevel     jean Cocagne Thomas Sansom

Robert Prevel    Charles Sanson     Charles Debrianchay, prêtre de Bully

— Première interrogation : ce Nicolas Vincent Prevel fait-il partie de votre famille ? me questionne Éliane.

— Oui, réplique Isabelle.

— Comment le sais-tu, toi ?

— Je l’ai photographié avec mon smartphone. Son portrait se trouve dans la ferme des parents d’Olivier et il y en a un autre à Paris. Tu veux la voir, sa trombine ?

— Ah ! Voilà ma fille qui est en train de m’étonner ! Comme toujours !

— Alors vous n’êtes pas la seule ! lui rétorqué-je, goguenard.

Isabelle affiche le portrait de mon aïeul pour le braquer devant les yeux de sa mère qui se bloque la tête entre ses mains comme pour réfléchir.

— Plutôt bel homme ! Sans la perruque, on y découvre un air de ressemblance avec vous.

— Ah ! Vous aussi !

Éliane ne me répond pas. Toujours la tête coincée, elle continue dans sa pensée.

— Ma mère, qui s’appelait Marianne Coeurderoy, m’avait communiqué ces précieuses archives familiales. Je dois vous avouer, même si cela me gêne de parler de ça avec vous, qu’elle avait hérité d’un don. Je n’ignore plus que vous êtes un scientifique reconnu par ses pairs, Isabelle m’ayant montré avec fierté les quelques articles que vous avez écrits et qui sont parus dans des revues spécialisées. Je ne voudrais pas que vous me considériez comme une folle, Isabelle m’ayant narré que vous aviez été rétif à toutes discussions sur les choses qui vous dépassaient. Mais apparemment, d’après ses dires, vous auriez fait d’énormes progrès.

— Effectivement, depuis que j’ai fait la rencontre d’Isabelle, je suis devenu bien plus ouvert d’esprit. Donc, vous pouvez me dire tout ce qui se passe dans votre tête !

— On est donc d’accord et on s’est bien compris ! Je vais par conséquent vous expliquer que lorsque j’étais petite, j’écoutais les récits de ma grand-mère maternelle. Elle se nommait Marguerite Françoise Larchevêque d’après le livret de famille qui est en ma possession. Le voici !

— Faites voir !

— Je vais essayer d’être la plus précise possible, car cela ne va pas être évident pour vous de suivre la saga : Marguerite Françoise Larchevêque, appelons là, Françoise, est la mère de Marianne Coeurderoy, ma maman. Françoise Larchevêque, ma grand-mère maternelle, est née en 1889 et décédée en 1985, un an après la naissance d’Isabelle. Elle a donc découvert l’empreinte de félin sur la hanche d’Isabelle, ce qui a beaucoup surpris ma grand-mère. Elle m’a alors raconté que sa propre grand-mère maternelle possédait aussi cette pareille tache. C’est à ce moment que j’ai appris qu’il s’agissait d’une marque présente sur toutes celles qui avaient hérité de pouvoirs, lesquels avaient la singularité d’être légué à la descendance, uniquement par les femmes. Jusque-là, est-ce que ça vous va ?

— C’est ce que m’a rapporté, Isabelle, lui dis-je.

— Françoise Larchevêque est morte à 96 ans de sa belle mort. Sans cesse, elle rabâchait la même histoire à ma mère pour qu’elle s’en souvienne et puisse relater cette tradition à son arrière-petite-fille Isabelle. Cela lui semblait important !

— Je crois connaître la suite, coupé-je, Isabelle me l’ayant déjà mentionnée. La grand-mère que vous appelez Françoise Larchevêque découvre que son arrière-petite-fille, qui vient tout juste de pousser son premier cri, est celle qui va transmettre aux générations suivantes la particularité que vous évoquez, à cause de cette empreinte que je repère chaque jour sur le flanc d’Isabelle.

— Vous avez tout compris ! confirme Éliane. C’est à partir de cet instant que ma grand-mère rédige un testament olographe en ma faveur pour que j’hérite de l’horloge que vous avez pu observer en détail à Bully. Ne me demandez pas pourquoi, car cela me dépasse. Elle aurait entendu une voix, m’avait-elle avoué.

— Et que dit-il, ce testament ? demande Isabelle.

— Ses dernières volontés précisent que je dois recevoir en priorité certains biens, dont l’horloge Saint-Nicolas. C’est là que je n’appréhende pas ce qui se passe avec cette horloge, d’autant que tu m’as rapporté, Isabelle, que la famille de ton amoureux en possédait une, en tout point identique à celle de Bully, et sur laquelle on retrouve également des caractères incrustés, d’où mes interrogations, car j’en perds mon latin.

— Je peux vous éclaircir, Éliane. Isabelle vous a-t-elle montré ces entailles tracées dans le coffre de votre horloge ?

— Non, elle nous l’a seulement expliqué lorsque nous sommes arrivés à Bully. Juste après, elle nous a déclaré qu’elle était enceinte. Nous avons, par conséquent, parlé principalement de ce sujet, comprenez bien que vos histoires de pendules ou d’horloges, comme vous voulez, étaient reléguées au second plan !

— Je m’en souviens. Je vais pouvoir vous éclairer : dans le bois de chacune de ces horloges, on observait les lettres « NVP » qui sont les initiales de Nicolas Vincent Prevel et « MAD » qui sont celles de Marie Anne Duchastel. Ce sont les personnes que l’on voit dans votre acte de mariage. Isabelle, tu avais pris un cliché des incrustations. Tu peux les montrer à ta mère ?

— Maintenant que vous le dites, je me souviens de ces lettres ! Donc, Olivier, vous êtes également un descendant de ce couple ?

— Non, pas vraiment. D’après la galerie des ancêtres qu’Isabelle a photographiés au Mesnil-Peuvrel, je suis issu de Nicolas Vincent Prevel qui avait épousé Marie Madeleine Duchastel, décédée en 1787... Elle était la grande sœur de Marie Anne qui, elle, est votre ancêtre.

— Ah ! Olivier, donc vous confirmez que moi-même et Isabelle sommes cousins avec vous par ce Nicolas Vincent Prevel ! C’est bien ça ?

— Tout à fait ça. Mais aussi avec les Duchastel… mais par chacune des deux sœurs.

— Alors, Olivier, explicitez-moi maintenant cette histoire ancienne sur les horloges ? Quel est le lien avec ces documents retranscrits ?

Mon Dieu ! Je ne suis pas sorti de l’auberge, car je vais devoir tout expliquer à future belle-maman. Je dois utiliser mon « joker ». Comment lui faire comprendre que je n’entends pas des voix, mais que j’ai éprouvé au moins deux expériences de mort imminente, et que la dernière m’a permis de faire toute la lumière sur les visions d’Isabelle, sans compter que je partage un lourd secret avec son amour de fille et sans compter aussi que son amour de fille ne sait rien de ce que m’a rapporté l’Abbé Anquetil… Je suis dans une impasse.

Accordez-moi une minute de réflexion ! En réalité, cette histoire me dépasse comme vous. J’ai l’impression que mon aïeul Nicolas Vincent Prevel était un personnage un peu bizarre. Quelle idée d’aller s’offrir un menuisier chargé de fabriquer deux horloges presque identiques, ceci en mémoire de Marie Anne qui fut guillotinée en 1793 à Paris. Voilà l’explication des lettres « NVP » et « MAD » gravées dans chacun des coffres. Ces deux horloges sont en quelque sorte un mémorial, vous comprenez, belle maman ?

— Comment êtes-vous au fait que mon aïeule a été guillotinée ? C’est horrible ce que vous me sortez ! Ce que vous me racontez n’est rédigé nulle part, parmi mes documents…

Je me suis vendu et Isabelle qui me regarde de travers en me faisant un signe de tête.

Je tente une parade.

— Elle est décédée en 1793 à Paris déjà ! C’est écrit dans l’acte. Et puis mon oncle André qui est historien a dû me le préciser, mais il y a de cela bien longtemps.

— Et vous vous souvenez de ça ? Bon ! Savez-vous que Marie Anne Prevel, la fille de Marie Anne Duchastel, avait une sœur prénommée Marie Julie ? Attendez, je vais sortir la retranscription !

Ce jourd’huy 2 de may 1790 s’est présentée devant moy curé de Bully Marie Jeanne Desquinemare femme de Jehan Anctin sage femme ordinaire de la paroisse y demeurant, laquelle m’a requis de baptiser deux filles jumelles, nées le même jour et prénommées Marie Julie par Pierre Charron et Marie Julie Ledanois femme de Jean Engrand, et Marie Anne par Jean Debrecey et Marie Anne Vely femme de Claude Brument parrains et marraines, nées illégitimement de Marie Anne Duchastel, agée de 30 ans, femme de défunt Pierre Varengue, mort aux Saintes, laquelle a déclaré à ladite sage femme lors des couches que lesdits enfants être et appartenir des œuvres de Nicolas Vincent Prevel, agé de 35 ans, marchand laboureur en passage, demeurant en la paroisse de Saucville de droit, et cette déclaration faite dans le travail d’enfant en présence de Marie Anne Poulin, femme de Raoulin Potier, de Odile Morin, femme de Guillaume Sochon et Marie Célina d’Hellesme, femme de Pierre Tranchepain toutes trois de cette paroisse, présentes avec ladite sage femme.

Frère Prêtre vicaire de Bully

— Vous m’apprenez quelque chose ! Elles étaient sœurs jumelles ! suis-je bien forcé de lui dire, alors que l’abbé Anquetil m’avait déjà informé.

— Mon aïeule avait donc pu identifier que cette Marie Julie Prevel avait été une enfant différente. On ne sait pas ce qu’elle est devenue.

— Nouvelle énigme, continué-je. Bravo à ta maman !

Sur ces entrefaites, Claire, ayant terminé son appel, descend dans le salon, embrassant les parents Tuttavilla, avant de s’installer près de moi. Elle est aussitôt instruite de la réalité d’un cousinage probable entre les Prevel et les Bohon, via une lignée féminine, ce qui peut expliquer la présence des horloges dans chacun de nos entourages.

— C’est incroyable ! me dit-elle, me soufflant ensuite dans mon oreille : « 0 à 1 ».

Visiblement, Éliane s’interroge sur la signification de ce score qu’elle a entendu inopinément et replie le dossier famille qu’elle s’empresse de ramener dans sa chambre.

— Qu’est-ce que cela veut dire « 0-1 », Claire ! demande Isabelle.

— C’est une affaire entre Olivier et moi, réplique-t-elle. Lui, il a compris. Au fait, Olivier, je viens d’obtenir des nouvelles d’Astrid, via son médecin traitant. Elle se porte au mieux, même si son état demeure stationnaire. Elle séjourne à Aix en ce moment.

— Ah ! Merci, Claire.

— Et de Paul, en as-tu eu ?

— Pas vraiment. Son toubib m’a simplement signalé que son mari se trouvait avec elle depuis vendredi soir.

Je suis en partie rassuré. Paul, actuellement en congé, a retrouvé Astrid pour trois semaines. Dès lundi, ce serait à mon tour de récupérer les rênes du service, ainsi que celui de Pénélope qui privilégiait les quinze derniers jours d’août pour se rendre en Corse, toujours au même endroit, un véritable paradis, m’avait affirmé Corinne.

— À quelle heure est ton vol, Olivier ? questionne Claire.

— À quinze heures trente. Si j’y suis vers quinze heures, ce sera bien !

— Ça tombe bien, je vous invite à déjeuner. Qu’en pensez-vous, Éliane ? Éric sera-t-il dispo ? La fois précédente, il n’était pas chaud pour que je l’emmène au resto…

— Tu es gentille Claire, mais on nous attend pour dîner à Ghisoni.

— Ah ! J’avais oublié. Alors, si tu es prêt, Olivier, il faut une heure et demie pour rejoindre Bastia. Le temps de s’offrir un apéro et de discuter des balades que vous avez faites durant ces quinze derniers jours…

Sur la route, après Aléria, Claire suggère un restaurant panoramique qu’elle connaît pour s’y être rendue plusieurs fois, un lieu paradisiaque avec vue imprenable sur la mer, sans compter que le cuisinier propose des plats composés de produits corses.

— Quel est ce resto ? interroge Isabelle.

— Tu y es allée une fois et tu avais apprécié le cadre qui peut surprendre notre ami, mais on peut tenter l’expérience pour lui faire découvrir autre chose.

— Je crois deviner, Claire !

— J’ai eu cette idée, ce matin, dans la salle de bains, confuse par l’arrivée d’Olivier…

— Encore désolé pour cette intrusion et pour t’avoir passé un savon, Claire ! dis-je.

— Ce n’est pas grave, Olivier. Il paraît que tu as été ravi de découvrir mon ticket de métro.

— Isabelle ! Pour quelle raison, racontes-tu n’importe quoi à ta copine ?

— Pour t’embêter, Olivier ! On profite de ton dernier jour…

— Nous sommes presque arrivés… Il est tôt et on peut même faire trempette…

— Tu as donc emporté ta serviette de plage, Claire ?

— Je l’avais déjà dans mon panier au cas où vous seriez d’accord en cours de route ! J’ai anticipé. Et toi ?

— Il y en a toujours une dans le coffre du Touran. Je crois même qu’il y en a deux autres sous la trappe, en stock. Si jamais, cela inspirait Olivier, j’acquiesce à ta proposition. Et toi, Olivier ?

— Pas vraiment les filles ! Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je me suis habillé pour prendre l’avion et mon maillot se trouve dans la valise. De plus, je ne souhaite pas qu’il soit mouillé durant le voyage ! Donc, ce sera sans moi. Amusez-vous bien, les filles !

— On respecte ton choix, Olivier.

Après quelques kilomètres, sous les directives de Claire, Isabelle bifurque à droite pour emprunter un chemin goudronné à travers le maquis. Parvenue près du restaurant, elle se gare sur un parking destiné à la clientèle. Apparemment, la mer est à nos pieds et il y a une terrasse avec vue sur la Méditerranée. Claire pénètre dans l’établissement dans l’intention de réserver pour trois personnes. Aussitôt ressortie, Claire retourne vers la voiture pour se saisir de son panier dans le coffre, tandis qu’Isabelle récupère sa serviette de bain, puis d’une autre enfouie sous la trappe pour que je puisse m’asseoir sans craindre de me retrouver avec du sable dans les habits ou les chaussures.

— Tu n’aurais pas dû mettre des habits du dimanche, Olivier. Ça va te faire tout drôle d’être ainsi vêtu en bord de mer. Les gens vont se moquer de toi…

— Ne vous inquiétez pas, je n’enlèverai que ma chemise pendant que vous faites trempette.

Sur la plage, nous contournons le restaurant pour nous rendre sur la partie boisée du rivage. Gros choc qui me tétanise, car les gens sont nus comme des vers, certains étant allongés sur des transats, d’autres nageant dans la mer ou jouant au ballon, avec des enfants.

Où m’ont-elles encore emmené ?

Attendez ! Où allez-vous ?

— Un peu plus loin, crie Claire.

— Je retourne à la voiture ! hurlé-je. Ce n’est pas sympa, ce que vous me faites !

— C’est Claire qui en a fait la proposition pour ton baptême du feu, explique Isabelle. Mais pour remonter dans le Touran, il va te falloir les clés.

Je suis bien obligé de les suivre, lançant des regards inquiets autour de ces gens qui n’ont aucune idée de ce qu’est la pudeur. Que font des mômes ici ? Et Isabelle et Claire qui étalent leur serviette avant de se dévêtir. J’épie Claire en train d’ôter son short et un haut de kimono, puis son maillot de bain deux-pièces tout minuscule pour foncer directement dans la mer. Isabelle la succède dans ce délire, retirant sa robe à bretelles et son string pour se jeter à son tour dans la baille.

Je suis dépité et gêné devant tant d’insouciance de la part d’Isabelle qui s’amuse comme une folle, éclaboussant Claire à plusieurs reprises. Un baigneur semble s’intéresser à elles, puis il commence à s’adresser à ma promise qui lui répond tout sourire. Je n’aime pas ça.

Les gens qui circulent sur la plage me regardent curieusement, l’air de dire que ma place n’est pas en ce lieu. Au bout de dix minutes, c’est moi qui me trouve penaud devant ces guillerets nudistes qui ne finissent plus de m’observer, comme si j’étais un animal bizarre. Après une très grande réflexion qui me coûte énormément, j’enlève ma chemise que je dépose près des habits d’Isabelle. Débouclant ma ceinture et dégrafant mon pantalon, il glisse centimètre par centimètre, m’obligeant à quitter mes mocassins et mes chaussettes. Je réalise que je transpire à petites gouttes.

Reste le principal qui est le plus dur à faire, tandis que le baigneur continue de jouer au joli cœur auprès de ma fiancée, ce qui l’amuse visiblement. Je dois agir au plus vite.

Compter jusqu’à trois, me débarrasser du caleçon pour éviter qu’il soit trempé, puis galoper comme un malade en direction des pimprenelles me paraît la solution la plus appropriée pour stopper le dragueur impénitent qui ne lâche plus ses proies.

Le dos tourné à la plage, Isabelle et surtout Claire n’ont rien constaté de ma course effrénée. En quelques secondes, j’ai rejoint la première vaguelette, me jetant dedans à plat ventre pour préserver ma pudeur. Maintenant rassuré, je nage dans leur direction, me rapprochant au plus près d’elles, ce qui fait fuir l’intrus. J’éclabousse les princesses qui s’étonnent de me découvrir ici. Je me sens heureux, libre comme l’air, tandis qu’Isabelle plonge sa main dans la mer pour vérifier si j’ai bien opté pour la tenue réglementaire. « Tu deviens un peu dur, calme-toi un peu ! », me souffle-t-elle en me déposant un baiser sur la bouche. M’écartant de ces demoiselles de bonne famille, je ris et hurle de plaisir, remontant plus tard vers la plage pour exposer ma poitrine au soleil. Toutes deux applaudissent, ce qui oblige les baigneurs à se retourner vers nous.

— Olivier, il est l’heure d’aller nous sustenter, mais il va falloir qu’on se sèche avant de nous rhabiller. En tout cas, bravo pour ton grand courage. Nous savions, Isabelle et moi, que ce n’était pas évident pour toi, mais tu l’as fait. Le score est passé à « 2-1 ». Tu n’auras plus besoin de consulter Anne-Liesse.

Toute honte bue et dès le repas terminé, nous reprenons la route en direction de Bastia. À l’aéroport, c’est les larmes aux yeux que je laisse Isabelle que j’embrasse de tout mon saoul. C’est ému que je quitte Claire après l’avoir remerciée de ce dernier épisode qui va avoir de sérieuses conséquences sur mon psychisme.

Pour la première fois, je me sens libre, libre, libre.

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