CHAPITRE 34 - Une envie irrésistible de me fondre en toi

19 minutes de lecture

Vendredi 20 juin 2014
9 h 12, Abbazia, hameau de Prunelli-di-Fiumorbo, Haute-Corse


Les pleurs de William me réveillent, ce qui m’oblige à me lever pour l’allaiter après l’avoir embrassé tendrement. Depuis peu, je pense à diversifier sa nourriture pour l’habituer à d’autres aliments qui lui feront repérer des saveurs nouvelles. Après la tétée, je le repose dans son berceau et le couvre de baisers, puis je descends dans la cuisine pour prendre mon petit-déjeuner.

Ma mère est là qui m’examine comme une bête curieuse.

— Ta journée s’avère compliquée, Isabelle, me dit-elle. J’entends que tu veuilles retrouver Olivier pour célébrer vos anniversaires, mais, honnêtement, ce n’est pas raisonnable.

— Je sais, maman, mais ma psychothérapeute m’a signifié que ce serait une excellente idée d’aller le surprendre alors qu’il ne s’y attendra pas. Cela fera un an exactement qu’on est ensemble !

— Je respecte ton choix. Avant ton départ, as-tu tiré un peu de ton lait pour le conserver au frigo ?

— Il y en a déjà au réfrigérateur, maman ! ne t’inquiète pas ! Je gère…

— J’ai bien compris que tu espérais passer un week-end en amoureux avec lui, mais quand même. Tu reviens lundi, c’est bien ça ?

— Oui, maman, j’ai même pris mon billet d’avion pour le retour. Papa viendra me chercher. Après, je resterai à l’agence. Sinon, j’irai faire une petite balade dans Bastia.

— Bon ! Il est presque dix heures… Ton père et moi n’allons pas tarder à déguerpir… Cette après-midi, c’est l’inauguration avec le ministre de la Culture, mais…

— Ah ! Jean sera présent lui aussi !

— Oui ! Ton père m’avait présenté les plans de la ZAC sur laquelle des équipements culturels, sociaux et sportifs avaient été prévus en plus des logements HLM. Nous t’abandonnons, car, avant l’inauguration, Salvador nous a conviés à déjeuner dans une rôtisserie non loin d’Ajaccio. Lorsque tu partiras à Ghisoni pour y laisser William, embrasse bien Letizia de notre part.

— Je n’y manquerai pas, maman.

— Nous te confions la Citroën, mais nous préférons que tu la ramènes ici et qu’ensuite tu puisses rejoindre l’aéroport avec le voisin. Je lui en ai déjà parlé…

— Ah ! Il est prévenu, le voisin ?

— Oui et il est d’accord pour t’emmener puisqu’il doit récupérer sa femme à Bastia.

— Merci, maman. Je vais préparer William. Bonne journée et bonjour à Jean !

— Le soir, ce sera Jean qui nous invitera au restaurant. Et il y aura Robert, ton fameux Robert ! Étant donné que Jean adore commander les excellents crus bordelais, il est plus raisonnable que nous dormions à l’hôtel ce soir.

— Je comprends ! Pour Robert, heureusement que je m’envole pour Paris !

Le babyphone m’alerte que bébé s’agite et qu’il couine. Je remonte très vite pour m’assurer qu’il se porte bien. Quelques larmes perlent sur ses joues que j’efface avec mon pouce. Aussitôt qu’il m’aperçoit, William commence à me faire des risettes en même temps que je tends les bras pour le prendre. Je l’emmène directement dans la salle de bain, puis le déshabille et l’étends dans sa minuscule baignoire que j’avais préalablement remplie d’eau et à la température adéquate. William s’égosille et se débat dans cette eau tiède où flotte une multitude de hardis bateaux qu’il n’avait pas encore réussi à couler. Après m’avoir éclaboussé en clapotant la surface de ses deux mains, il se calme en manifestant sa joie et en exposant son plus joli sourire. William n’est-il pas mon portrait craché, même si je retrouve de faux airs d’Olivier ? Après l’avoir endormi dans son berceau, je pars vite me doucher et réapprendre les gestes que j’avais délaissés depuis plusieurs mois, puisqu’avant de récupérer mon avion pour Paris, je dois me préparer. Très impatiente, il me tarde de me farder, de me lotionner et de me parfumer, puis d’enfiler la longue robe bleue et fleurie, celle à vingt-neuf boutons pour faire la surprise à Olivier. À partir de ce soir, ce qui l’attend va le frapper d’étonnement. « Encore une idée à mettre sur le compte d’Isabelle ! » va-t-il s’exclamer !

L’eau tiède ondule par vagues sur ma peau. Je repense à toutes ces fois où nous nous savonnions de concert, ce qui nous avait permis quelques écarts de conduite jusqu’à savourer de délicieux et tendres moments. Il y a un peu plus d’un an, je croisais Olivier, hésitante à m’offrir à lui. Quand bien même je lui avais reproché à tort son manquement, je ne pouvais pas regretter cet instant, car de cette union, il m’a offert le fruit d’un miraculeux amour. En même temps, je ne comprends toujours pas la logique de cette relation particulière, car beaucoup trop de coïncidences sont apparues au fil des jours en commençant par l’existence de ces deux horloges. À cause d’elles, ou grâce à elles, Olivier m’a affirmé que notre rencontre ne s’était pas produite par hasard, pressentant qu’un plan merveilleux ou diabolique avait été élaboré par il ne savait qui. En tout cas, il était parvenu à faire toute la lumière sur l’origine de mes hallucinations à la faveur d’une EMI, m’avait-il avoué, mais ce vécu bel et bien étrange ne devait pas être évoqué devant n’importe qui, car comment expliquer au simple quidam qu’Olivier s’était rendu sur la tombe du premier amour de sa vie, sa chère Vanessa, et qu’il m’avait envoyé la photo de la sépulture, ainsi que le portrait de la défunte ? Et cela, j’en avais été témoin d’une manière indirecte. Cet épisode signifierait qu’il aurait réellement traversé un vortex quantique, d’après sa propre définition, et qu’il aurait croisé une entité du nom de Vanessa. Par la suite, j’avais bien perçu que cette expérience l’avait totalement dépassé, et moi bien plus. Il pensait écrire un article sur ce sujet précis, mais, ce qui le retenait, c’est que la communauté scientifique lui tourne le dos pour être tombé dans une espèce d’irrationalité. Bref, on gardait notre histoire pour nous, d’autant que la venue prochaine de notre futur bébé avait eu raison de nos inquiétudes.

Je m’échappe de la douche pour récupérer mon peignoir que j’endosse, m’essuyant les jambes avec une serviette que je jette dans la panière avant de retrouver ma chambre. William dort, ce qui me tranquillise. Je sors un sac de voyage pour y glisser ce qui sera nécessaire pour deux jours. Je saisis ma longue robe, celle que nous n’avions jamais étrennée en raison de mon ventre qui s’arrondissait. Ce soir ou demain, suivant l’heure où je t’approcherai, mon amour, ce sera pour toi le moment de me démontrer si tes doigts feront merveille. J’ai même cousu un trentième bouton, tout à fait identique aux autres pour te faire la surprise. Tu me fais vibrer, Olivier. Je n’oublierais jamais ton arrivée triomphale à la maternité, alors que tu étais chargé d’un énorme bouquet de fleurs composé de quelques roses vermeilles en son milieu. N’avait-il pas fallu qu’une infirmière revienne dans la chambre pour que ce bouquet soit retiré illico presto ? Après trois jours d’observation, je t’avais enfin rejoint à Abbazia pour le reste de la semaine, après quoi tu étais rentré à Paris pour reprendre ton activité. Mais pendant ce bref séjour, nous n’avions pas échangé que des banalités, car le langage des sens avait retrouvé leurs mots d’avant ton départ. Cela n’avait pas empêché de nous poser toujours les mêmes questions récurrentes comme « le pourquoi de notre rencontre ? » ou « pourquoi tant de coïncidences sur une aussi courte durée ? »

Tout n’était-il que du hasard ?

Aurais-je pu tomber amoureuse d’une autre personne ? C’était là les secrets impénétrables de l’être humain capable d’émotions. D’ailleurs, Claire le lui avait bien signifié : « il y a beaucoup de choses dans la vie qui ne s’expliquent pas ! Ne traverse-t-on pas le temps avec des perceptions que l’on ne maîtrise pas, des émois que l’on éprouve ou non au plus profond de notre être ? C’est le grand mystère de notre existence et il faut vivre avec. »

Durant les sept jours où Olivier fut auprès de moi, j’avais été réconfortée par sa présence, car il me rassurait. J’avais même regretté d’avoir accouché en Corse, en raison des cauchemars qui m’avaient poursuivie et qui finalement s’étaient estompés jusqu’à disparaître au fur et à mesure de ma grossesse. Bien heureusement, ma psychothérapeute, mademoiselle Pietri m’avait bien épaulée par la suite.

J’envisage de porter des bas pour rappeler à Olivier notre premier rendez-vous d’amour, mais ce n’est pas une bonne idée, même si la température va s’avérer fraîche ce soir, à Paris. Pas besoin de soutif non plus, juste une culotte pour ne pas perturber mon Olivier. N’a-t-il pas réalisé de considérables efforts grâce à Claire qui lui a permis de découvrir le baptême du feu sur la plage de Bagheera ? Il ne manque que l’oncle Alexandre pour participer à cette cérémonie improvisée et le tableau sera complet.

Ah, Claire ! Comme tu me fais rire encore avec ton idée d’emmener Olivier sur cette plage. Bien entendu, tu ne pouvais pas savoir que la Pénélope, la collègue d’Olivier, s’y trouverait et que mon Olivier ne raterait pas l’occasion de manifester son trouble à mon endroit, à ce moment-là ? Depuis, ce qui m’énerve un peu, c’est que cette Pénélope n’arrête pas de lui tourner autour, ce qui ne me tracasse pas outre mesure, car je pense qu’il déteste vraiment ce type de femme. N’empêche que dans mon esprit, je l’ai quand même surnommée « Pénélope la salope. »

En plus de ma robe, je prendrais un manteau léger que je glisserai dans mon sac de voyage. 21 juin 2014 ! Déjà un an. Olivier allait avoir 35 ans et moi 30. Cela devait se fêter dignement…

Depuis la naissance de William, même si Olivier m’avait rejointe trois fois en Corse, j’éprouve l’envie de me réapproprier mon appartement ou, le cas échéant, de demeurer dans celui de ses parents pour y voir grandir notre fils.

Il y a une semaine, Olivier m’a fait la surprise en débarquant vendredi, en soirée, pour repartir dimanche, sur le tard. Après cela, j’ai longuement pleuré dans la voiture, ne parvenant pas à me ressaisir. Avant de franchir la villa, j’avais séché mes larmes. Depuis, je ne cesse de penser à lui, ressentant le besoin viscéral de le retrouver. Hier après-midi, ce désir est devenu si fort que, sur un coup de tête, j’ai décidé de sauter dans un avion, laissant préalablement William chez les Colonna en escomptant que mes parents le récupèrent le lendemain dès leur retour d’Ajaccio.

En peu de temps, j’avais conçu un plan, une idée folle telle qu’Olivier les adorait, une idée qu’il n’oubliera jamais : le surprendre et faire en sorte qu’il ne s’attende à rien. Certes, je ne recommencerais pas le coup du déguisement révolutionnaire, ce qui l’avait tant déconcerté. Par contre, je devais, à part revêtir cette longue robe qui allait le rendre dingue, porter mon bracelet et mes sublimes boucles d’oreilles en corail, bien obligée de délaisser le collier bien trop volumineux pour traverser la capitale.

Je ris encore en réalisant tout ce que j’ai fait subir à mon bon moine. N’a-t-il pas les prunelles dilatées par l’étonnement ? J’ai dans ma réserve de quoi l’ébahir jusqu’à la fin de ses jours. La première chose que je concrétiserai en pénétrant dans l’appartement, c’est de pouvoir admirer la toile qu’Olaf avait fini par livrer à Olivier quelques jours après la fin de l’exposition. Lorsqu’il m’avait envoyé, par SMS, une photo du tableau accroché au-dessus de la cheminée, afin que je me rende compte du résultat, j’avais été grandement surprise, car, moi, à sa place, j’aurais appréhendé la réaction de ses parents. Comment avait-il pu pousser le bouchon aussi loin en échangeant la scène de chasse autour d’un château pour installer Freyja traînée sur son char par les chats Bygull et Tregull, juste en face du portrait d’Alexandre Romé de surcroît ?

Prête à démarrer, je vérifie si j’ai toujours caché dans mon sac le message suivi d’un poème qu’Olivier avait dissimulé habilement dans le bouquet qu’il m’avait apporté. Constatant qu’aucune plante ou fleur ne devaient pénétrer dans un hôpital, l’infirmière de passage l’avait fait retirer précipitamment de la chambre, rapportant, cinq minutes plus tard, une enveloppe portant la suscription « Pour Isabelle ». Je me souviens avoir attendu le départ de ma mère pour déplier la lettre pour la lire et la relire, pleurant après à gros sanglots.

     Paris, le 26 mars 2014

                                                              Très chère Isabelle,

Je n’ai jamais aimé que toi, et chaque jour, je pense aux merveilleux moments partagés à tes côtés. Parfois, lorsque je marche dans la rue, je me mets à rire en songeant à toi, mais aussi à Claire qui continue même de m’en faire voir de toutes les couleurs. Les gens doivent considérer que je suis fou. Et pourquoi pas ?

Tu es constamment présente dans mon cœur et mon esprit comme tu l’as toujours été. Te souviens-tu lorsque tu m’as fait ta deuxième surprise (car la première, c’était toi dans le bus) ; tu avais rédigé des vers, parfaitement dissimulés dans le peignoir que tu m’avais offert. À cette heure, je voudrais que tu saches que moi aussi, j’en avais écrit un que je ne t’avais jamais dévoilé. Aujourd’hui, ces vers t’appartiennent.

J’avais mes habitudes,

Ressentant parfois de la solitude,

Toujours à la recherche de mon âme sœur,

Et de l’infime battement de mon cœur,

Je vénère en toi ta plénitude,

Et je t’admire avec béatitude.


J’aimerais explorer les profondeurs de ton âme,

Lécher avec toi le soleil et toutes ses flammes,

J’adorerais allumer tes yeux dans un océan de tendresse,

Puis coucher ton corps dans un lit de caresses,

De l’aurore au crépuscule, et toutes les nuits,

Par tous les temps, que tombe la neige ou la pluie.


Tu sembles toujours gaie, spontanée et rieuse,

Je crois bien que tu es sans cesse amoureuse,

Je vénère ton regard qui oublie d’être sage,

Que je garderai dans mon livre d’images.

D’un invincible feu, j’embraserai tes yeux,

Et te parlerai d’un sourire amoureux,


Puis viendra le plus profond des silences,

Comparable à celui de ta si longue absence.

J’irai parcourir l’immensité des cieux,

Pour aller à la rencontre des Dieux,

Nous célébrerons notre passion dans la cathédrale,

Celle où les chevaliers ont déposé le Graal.


Tu m’emmèneras dans le palais de l’amour,

Éclatant de sa splendeur pour toujours,

Je t’aimerai d’une tendresse qui ne se consumera pas,

Comme une étoile qui brille et ne s’éteindra pas.

Olivier

Après mon accouchement, je me suis sentie obligée d’aller consulter une psychothérapeute, mademoiselle Pietri, qui avait estimé qu’au moins deux visites par semaine seraient nécessaires pour que je me sente mieux. Petit à petit, j’étais parvenue à chasser les idées noires qui avaient commencé à me perturber depuis l’incroyable vérité qu’Olivier avait fini par découvrir et par me dévoiler. Grâce à cette femme âgée d’une cinquantaine d’années, j’avais réussi à vaincre mes phobies en lui avouant l’histoire de ma famille, puis celle de la mienne en déroulant tout ce qui en avait découlé depuis ma rencontre avec Olivier.

Les yeux aussi grands ouverts que des soucoupes, mademoiselle Pietri m’avait regardée interrogative, me considérant comme une folle jusqu’à ce que je lui sorte le dossier jaune de ma mère et que je lui montre les photos enregistrées sur mon smartphone ; d’abord les horloges jumelles, puis les inscriptions énigmatiques gravées sur le bois, ensuite les portraits d’ancêtres trop ressemblants sur plusieurs générations, continuant avec les clichés de la petite chapelle.

Mademoiselle Pietri, après avoir remonté ses lunettes sur le front, avait eu beaucoup de mal avec mon récit, mais elle avait fini par me croire, estimant que durant l’ensemble de sa carrière professionnelle, elle n’avait jamais connu un tel cas. Il y a un mois, le pompon de nos entretiens fut quand je lui avais évoqué l’expérience de mort imminente qui nous avait permis de résoudre un mystère datant de plusieurs siècles et de découvrir l’existence de la tombe de Vanessa. Cette prise de conscience m’avait bouleversée, compromettant mon avenir avec l’amour de ma vie. D’après mademoiselle Pietri, il était temps pour moi de bousculer le moment présent.


Il est plus de onze heures lorsque je pénètre dans la propriété des Colonna, garant la petite Citroën C3 devant la villa. Je déclipse les sangles du siège auto, puis m’extirpant de la voiture, j’attrape William pendant que Letizia, son bébé au bras, m’ouvre la porte de la terrasse.

— Bonjour, Letizia, comme convenu, je t’amène William ! Et toujours comme convenu, mes parents le récupéreront demain à leur retour d’Ajaccio.

— Je n’ai pas tout compris, Isabelle. Tes parents sont à Ajaccio avec mon beau-père pour une inauguration, c’est bien ça ? Tiens ! Voici Pascal, mon cousin qui était absent à notre mariage. Il déjeune avec moi à midi.

— Bonjour, Pascal ! Moi, c’est Isabelle ! On se connaît déjà… Je me souviens vous avoir présenté mon amie Claire… Je suis comme toi, Letizia, dans leur précipitation, je n’ai pas tout saisi concernant leur planning. Je suis au fait, depuis ce matin, qu’ils ont été invités le soir au restaurant par Jean Maillard… le ministre de la Culture… Ce qui va les obliger à dormir la nuit à l’hôtel. Demain, dans la journée, ils rappliqueront par Ghisoni pour s’occuper de William. Je passe en coup de vent. Je te laisse les biberons, les couches et tout ce qui va avec. S’il y a un problème, tu m’appelles. Je n’ai pas emporté le chauffe-biberon, car je savais que tu en possédais un.

— Si tes parents sont à Ajaccio, comment vas-tu faire pour prendre ton avion ?

— Je dépose la Citroën à Abbazia… l’un de mes proches voisins s’est proposé pour m’emmener à Bastia : il doit aller rejoindre sa femme à la maternité, d’après ce que j’ai saisi. Deuxième option, je gare la voiture sur le parc de stationnement de l’aéroport pour que mon paternel ou l’un de ses collaborateurs la récupèrent plus tard.

— Là, tu leur compliques vraiment l’existence. À quelle heure est ton vol, Isabelle ?

— Il est prévu pour dix-huit heures environ, mais je dois partir plus tôt en raison du voisin, qui s’avère être quelqu’un de pointilleux sur les horaires. Finalement, je préfère encore m’engager avec lui pour éviter à mes parents de rouler des kilomètres pour rien.

— J’ai cru comprendre que tu comptais retrouver Olivier pour lui faire une surprise. À propos, je te souhaite un bon anniversaire, un peu en avance. Ta valise est dans ton coffre ?

— Je n’ai qu’un sac de voyage, Letizia !

— Ma chère Isabelle, j’ai une autre option à te proposer, si Pascal est d’accord, car il demeure Bastia. Je sais qu’il ne travaille pas aujourd’hui. On peut lui demander de t’accompagner. Tu téléphoneras plus tard à ton voisin que tu as trouvé une solution intermédiaire.

— Tiens ! Pourquoi pas ?

— Mon petit Pascal, serais-tu disposé à conduire mademoiselle Tuttavilla à l’aéroport ? C’est presque sur ta route ! Cela ne te dérange pas, Pascal ?

— Pas du tout ! Vous vous faisiez bien appeler Isabelle Bohon, il y a quelques années ?

— Effectivement.

— Alors ce sera un honneur pour moi de faire un bout de chemin avec une aussi jolie femme que vous !

— Ne l’écoute pas, Isabelle. De plus, il est marié. Ma chère Isabelle, Tu veux bien partager notre repas avec nous ?

— Oui, mais pour la C3 ?

— Puisque tes parents reviennent par Ghisoni, j’imagine que ta mère peut reprendre le volant, non ?

— C’est une solution à laquelle je n’avais pas pensé ! Elle tombe très bien ! J’appelle immédiatement ma mère pour lui faire part de la suite.


En galant homme, Pascal récupère mon sac de voyage qu’il entrepose dans le coffre de son Audi A4, puis avec toujours autant de savoir-vivre, il m’ouvre la porte du côté passager, m’invitant à m’installer confortablement. Je descends la fenêtre pour saluer et remercier Letizia de sa bienveillance.

— Je te souhaite un bon vol, Isabelle ! Embrasse Olivier pour moi. J’espère que tu as emporté une petite laine, car à Paris, il fera frisquet ce soir.

La voiture de Pascal s’engage sur D344, franchissant le pont, puis file en direction de Ghisonaccia. Même si la chaussée laisse à désirer, j’adore me fondre dans l’immensité de ce paysage tourmenté, de plus en plus fréquenté par les touristes d’ailleurs. Il y a de la roche partout et des arbres se sont inclinés en direction de la chaussée en poussant. Nous longeons un muret de pierre bordant un ravin d’où coule le Fiumorbo. De l’autre côté de la route, des massifs boisés apparaissent parfois à flanc de falaise. Tout ceci constitue le décor principal qui agrémente une traversée, d’ouest en est, menant vers la plaine orientale. Je connais par cœur cet endroit qui est sauvage et qui m’a tant perturbée l’année dernière. Je tente d’échanger des mots avec Pascal qui garde sa langue dans sa poche. Je sais tout juste qu’il s’appelle Pascal Paoli dit « PP », qu’il est cadre commercial dans une société vendant des matériaux, qu’il vit avec femme plus âgée que lui et qu’il se déclare marié pour avoir la paix auprès de clientes intéressées par son physique avenant. C’est ce qu’il me confie. Je suis donc tranquille pour le trajet, ce qui m’autorise à entreprendre une petite sieste réparatrice de quinze minutes environ, saisissant un objet quelconque dans mon sac. Les clés de l’appartement d’Olivier feront l’affaire.

Avant de sombrer dans une demi-somnolence, j’entends Pascal qui me félicite pour les magnifiques boucles d’oreilles que je porte, mais je me sens déjà engagée vers le non-être. Un léger soubresaut m’oblige à ouvrir les yeux, mais je repars aussitôt vers un néant, agrippant les clés bien fort dans la main jusqu’à ce qu’elles tombent sur le tapis, ce qui me réveillera à coup sûr. Des images commencent à m’assaillir. Ce sont les mêmes que celles de l’année dernière et, là, je ne contrôle plus rien, à part visionner des séquences comparables à celles qui pourraient être présentes dans un casque virtuel. J’ai l’impression d’expérimenter une réalité en rêve, redécouvrant les étreintes passionnelles que nous avions vécues aux quatre coins cardinaux de l’île de Beauté. Puis, vient l’étonnement d’Olivier qui s’impose à moi à propos de tout et de rien. Il me présente Vanessa dont je connais maintenant le visage, mais elle est là, bien là devant moi à exécuter des signes désespérés. Que me veut-elle ?

Le temps s’assombrit, de multiples éclairs frappent la terre, tandis que le grondement du tonnerre s’abat sur Paris. Le ciel s’éclaircit soudainement. J’ai les mains liées derrière le dos et mes cheveux ont été taillés au ras de ma nuque. Après Thérèse, c’est à mon tour de monter les marches de l’échafaud après avoir croisé le regard de mon amour infini qui pleure parmi l’assistance. On m’attache fermement sur la planche qui bascule aussitôt, alors que ma tête s’engage dans la lunette de la guillotine, puis je perçois la première vibration du couperet qui racle dans chacune des glissières, puis ma tête roule sur le plancher pendant que ma dépouille est jetée dans une espèce de malle en osier.

Je ne suis pas étendue dans une malle, mais je suis bien debout et à l’intérieur d’une horloge qui me sert de cercueil. Par magie, je m’intègre dans le tableau La chasse sauvage d’Odin, celui que j’ai tant admiré au musée d’Orsay et qui fut le témoin de mon premier baiser avec Olivier.

Dans toute la splendeur de mon songe poétique et intemporelle, je me compare à Freyja chevauchant à bride abattue un destrier blanc au-dessus de la vallée déchiquetée de l’Inzecca. Je suis accompagnée d’une cohorte de valkyries, solidement armées et en cotte de mailles. Ma mission : celui d’aller chercher le corps de mon héros. Dans toute l’incommensurable beauté de ce paysage désolé, un genou posé à terre, il attend la horde sauvage qui vient le recueillir pour le conduire au Walhalla.

***

Traversant au galop les nuages noirs qui se zébrent des éclairs d’un terrible orage, Isabelle se sépare du groupe pour immobiliser son cheval devant lui, prêt à s’abandonner à son destin.

Le ciel s’enténébrait…

Isabelle rêvait.

Dans toute l’immensité de son non-être, elle entendait les valkyries se rapprocher à vive allure, signalant leur présence en soufflant dans une longue corne d’ivoire.

Isabelle rêvait.

Ce furent les sapeurs-pompiers de Ghisonaccia qui arrivèrent toutes sirènes hurlantes sur la zone d’un accident qui s’était produit sur la D244 aux abords du barrage de Sampolu. Le jeune urgentiste fit au plus vite un diagnostic : le chauffeur était lucide et son état paraissait grave en raison de ses nombreuses blessures au niveau des membres inférieurs ; la passagère avait été épargnée et respirait, mais s’avérait inconsciente. Le médecin déboutonna le haut de la robe d’Isabelle puis promenant le stéthoscope à travers l’échancrure identifia que son cœur battait normalement. Au cours de son examen préliminaire, il remarqua que la boucle de son oreille gauche s’était détachée. Au bout de cinq minutes de vérifications de toutes natures, il jugea nécessaire qu’un hélicoptère parvienne d’urgence de Bastia pour évacuer dans les meilleures conditions les deux occupants de la voiture.

Des touristes, revenant d’Ajaccio, rapportaient à la police présente sur les lieux qu’une automobile, une Audi, roulant trop vite, avait ripé sur la chaussée, puis enfoncé le parapet avant de verser dans le ravin et de s’écraser contre des rochers quelques mètres plus bas.

Habituellement Pascal Paoli ralentissait toujours à cet endroit bien connu pour être dangereux dans la région. Le conducteur n’avait pas eu le temps de réaliser ce qui allait se produire, ayant bien tourné le volant pour amorcer la courbe. De toute évidence, il avait perdu le contrôle de son véhicule, lequel avait filé tout droit en défonçant le muret de protection. Les premiers témoins, arrivés sur place, avaient appelé les pompiers, puis certains étaient parvenus à descendre jusqu’à la voiture pour organiser les premiers secours.

Isabelle vivait, mais dans son esprit, les rideaux du cinéma de sa vie s’étaient ouverts en grand, lui révélant, tout en lumière, devant elle, sur un immense écran, le grand tourbillon de son existence. Elle distinguait dans une sorte de brouillard éclatant Charles Bohon de Secqueville qui lui tendait la main. Elle reconnaissait ses grands-parents paternels qui l’accueillaient à bras grands ouverts, puis, alternativement, elle discernait les physionomies d’Olivier et William.

Un éclair la darda alors que l’image omniprésente d’Olivier la submergeait.

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