CHAPITRE 37 - L'incroyable secret de Claire

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Mardi 24 juin 2014
9 h 24, Hôpital de la Timone à Marseille, Bouches-du-Rhône, PACA


Dans le hall de l’hôpital de la Timone, les mains tremblantes, je tourne en rond, attendant qu’Olivier se pointe. Il devrait être déjà là, me répété-je sans cesse, lorsque je l’aperçois enfin, courant dans ma direction. Se postant devant moi, les yeux perdus, il m’embrasse maladroitement, cherchant à camoufler son chagrin.

— Bonjour, Olivier ! Est-ce que ça va ?

— Je fais aller, Claire ! Et toi ?

— Pareil ! Veux-tu que je t’offre un café ?

— Merci, Claire ! J’en ai pris un à la gare. Je n’ai pas dormi de la nuit, mais j’essaie de tenir le choc.

— Comment se portent les Tuttavilla ?

— Ce n’est pas simple. Ils sont dévastés. Ils viennent de me raccompagner à l’aéroport de Bastia. J’ai passé presque trois jours avec eux à Abbazia. J’ai pu voir Isabelle à la morgue de l’hôpital, hier. Je suis resté un bon moment auprès d’elle. Son visage est demeuré intact. Je ne parviens pas à concevoir sa mort. Des médecins, c’en était, je crois, m’ont sollicité pour savoir si Isabelle avait rédigé un document sur lequel elle aurait exprimé un vœu concernant ses organes après son décès… Je leur ai indiqué que je n’en ai pas eu connaissance.

— Éliane m’a demandé la même chose. Je suis comme toi, Olivier, je l’ignore. Personnellement, je ne le pense pas…

— Un jour, il faudra que je t’apprenne quelque chose, Claire.

— Fais-le présentement, si ça peut te soulager.

— Je ne peux pas. C’est une histoire de fous que je serai contraint de te raconter… un de ces jours. Mais pas maintenant ! Je sais que je devrai libérer ma conscience. Je le conçois désormais !

— C’est si grave que ça ?

— Ce n’est pas ça, Claire !

Aussitôt, Olivier me prend dans ses bras et se tient longtemps accolé contre moi, ce qui surprend une infirmière de mon service qui circule dans le hall. Olivier se détache de moi pour continuer.

— Claire ! Éric et Éliane m’ont informé qu’ils projetaient d’inhumer Isabelle à Bully, samedi prochain, car rien ne les attache en Corse. Ils sont dévastés et nous n’avons pas arrêté de pleurer sur le canapé. Claire, je n’ai plus de larmes.

— Mon Dieu, Olivier ! Je le sais pour Bully. Éliane m’a appelée ce matin… Olivier. J’envisage naturellement de me rendre à la cérémonie, mais je vais être obligée de venir par le train, car je n’ai pas du tout confiance en la nouvelle voiture que j’ai acquise d’occasion. Elle est déjà tombée en panne la semaine dernière. « Ce n’est rien », m’a pourtant affirmé le garagiste. Si tu pouvais me récupérer en gare de Lyon, cela me conviendrait et on pourrait faire la route ensemble. Cela te pose-t-il une difficulté ?

— Ce ne sera pas un problème, Claire. J’ai une Clio qui est déjà réservée. Tu dois concevoir que je pense constamment à Isabelle, mais aussi à William avec qui j’ai pu jouer jusqu’à ce qu’il s’assoupisse. J’étais très triste devant lui. Il a dû s’en rendre compte, car il me regardait bizarrement.

— Il doit voir que quelque chose ne va pas. C’est intelligent, un gosse… Tu as dormi avec lui dans la chambre d’Isabelle ?

— Oui ! La dernière controverse avec Éric et Éliane, c’est d’embaucher une employée de maison capable de s’occuper d’enfants. Ce sera pour soulager Éliane. Si je pouvais faire autrement, je serais tenté de récupérer mon fils. En même temps, il est bien, là-bas, chez ses grands-parents.

— Olivier, je suis heureuse d’avoir parlé avec toi en de pareilles circonstances, mais, là, je dois aller rejoindre mes collègues. Je vais avoir beaucoup à faire. On rediscute de tout ça lorsque je rentrerai chez moi tout à l’heure. Je te laisse les clés de mon appartement qui n’est pas trop loin d’ici. Voici l’adresse et les codes de la résidence. Jette un œil dans le frigo pour voir s’il y a quelque chose qui te dit, car je pense que tu dois avoir faim !

Sur les seize heures, je retourne vite chez moi pour retrouver Olivier, ayant abandonné mon service un peu plus tôt que prévu. Visiblement, après l’avoir interrogé, je me rends compte qu’il n’a pas déjeuné à midi, ce qui m’oblige à insister pour qu’il avale au moins quelque chose, lui tendant à ce moment-là une pomme et une banane. Déroutée, je l’invite à s’asseoir près de moi sur le canapé. C’est un regard désemparé que je croise alors que je lui prends la main pour la serrer très fort dans la mienne. Dans ces circonstances, je me dois de lui apporter le plus de réconfort possible. Pourtant, il m’apparaît que j’en ai tout autant besoin que lui, Isabelle ayant été ma meilleure amie, et cela depuis toujours.

Sur le soir, pour lui changer les idées, je lui suggère d’aller nous balader dans Marseille, du côté du Vieux-Port et du quartier de la Canebière, endroits qu’il n’a pas revus depuis son enfance. Là, il s’étonne de l’ampleur des rénovations et des nouvelles opérations immobilières. Après quoi, nous récupérons les rues de traverse pour retourner à la maison, ayant l’idée de passer devant un restaurant que je connais fort bien, espérant qu’il y rentre pour enfin grignoter quelque chose. Il avalise ma proposition après avoir regardé le menu et c’est en souriant qu’il a la délicatesse de m’inviter pour que je lui parle d’Isabelle exclusivement.

En définitive, il n’a carrément rien avalé à part une bouchée ou deux d’une spécialité de Marseille. C’est donc le ventre vide qu’il est revenu chez moi pour se reposer, comme je lui avais suggéré avant qu’il ne débarque à Marseille. De mon côté, je suis embarrassée, car je n’ose pas lui faire entendre que je dois reprendre mon service assez tôt, alors que lui éprouve le besoin de communiquer, car ça le soulage, m’explique-t-il. À un moment, je suis obligée de le réprimander, lui faisant comprendre qu’il est temps pour lui d’aller se coucher. Je lui offre ma chambre après en avoir remplacé les draps. En même temps, je me dis que sombrer dans le sommeil dans le lit d’une femme qui côtoie la mort certains jours, cela ne doit pas être si évident. Pour ma part, j’ignore si j’aurais pu dépasser ce stade si je m’étais trouvée à sa place. Je choisis de dormir sur le canapé qui a l’avantage de se transformer en couchette. Avant qu’il s’allonge, je l’invite à prendre une douche, lui proposant même de se faire couler un bain pour se détendre.

Après ses ablutions, il ressort de la salle de bain, torse nu et en simple caleçon, sans aucun souci de pudeur, ce qui m’étonne. Je constate qu’il a beaucoup changé depuis que je l’ai vu en tenue d’Adam sur la plage de Bagheera. Je m’en amuse encore, car le pauvre avait commencé à en ressentir les effets, n’ayant pas l’habitude de se retrouver dans le plus simple appareil en pleine nature. C’est Isabelle qui avait dû le cacher en se pelotonnant contre lui, ce qui n’avait pas arrangé les choses, surtout que son homologue de l’Observatoire de Paris était présente sur cette plage. À force d’évoquer les coïncidences exagérées, celle-ci concernant sa collègue ne manquait pas de saveurs. Que c’est bien triste de penser à ces moments heureux.

À vingt-trois heures, malheureusement pour moi, il est toujours éveillé, préférant s’étendre sur les plus belles pages vécues avec Isabelle. Néanmoins, il m’explique que les relations avec sa dulcinée s’étaient compliquées après les vacances d’été, après qu’elle eut ressenti un terrible pressentiment à l’endroit où avait eu lieu l’accident. Il est littéralement submergé par l’émotion, découvrant des larmes qui coulent sur son visage. Il ne peut m’en dire plus et c’est là, pour changer de sujet, qu’il me demande des nouvelles d’Astrid, ce qui me tétanise sur le coup.

Vers minuit, je ne dors pas, ne le pouvant pas, car il continue de pleurer dans ma chambre. Lasse, je quitte le canapé pour me coucher tout près de lui, après avoir passé un peignoir. Immédiatement, les longs sanglots cessent, tandis que je sens bien qu’il tombe dans un demi-sommeil.

Vers deux heures du matin, après avoir beaucoup remué pour se retourner, il se rapproche davantage de ma personne. J’entends distinctement qu’il prononce le prénom d’Isabelle, tout en effleurant légèrement mon flanc, ce qui m’oblige à rejoindre le bord du lit. Je présume qu’il me confond avec sa bien-aimée, à moins que ce soit la sensation d’une présence féminine à ses côtés qui l’anime. Après m’avoir frôlé un sein, il chavire de l’autre bord pour verser des larmes. Je suis désespérée par cette situation que je ne parviens pas à maîtriser. À l’aide de la petite torche électrique que j’ai activée sur mon iPhone, je me rends compte qu’il somnole en pleurant. Là, je suis certaine qu’Isabelle hante ses rêves, car il ne cesse pas de l’appeler par son prénom. Pour le réconforter, je tente de me laisser couler contre son corps. Joue contre joue, je le serre de toutes mes forces pour apaiser sa douleur. Un geste malheureux fait que mon bras contourne sa hanche et que ma main frôle accidentellement son membre légèrement érigé, ce qui prouve qu’il continue de la chérir dans ses songes. Après quelques minutes, je regagne le canapé pour enfin me reposer.

Au petit matin, je m’habille très vite pour aller chercher des croissants à la boulangerie. À mon retour, je découvre qu’il s’est levé. Visiblement heureux de me retrouver, il me demande si j’ai bien dormi. Je constate qu’il a déjà passé un pantalon et un polo avant de s’installer devant le bol de café qu’il s’est offert.

— J’ai encore rêvé d’Isabelle, me déclare-t-il. J’ai l’impression qu’elle veille sur moi.

Bien évidemment, je me tais, écoutant attentivement tout ce qu’il veut me dire. Chaque mot articulé pèse comme un poids dans ma caboche. Il a faim, très faim, avalant jusqu’à la dernière viennoiserie. Après avoir siroté son café, il me sollicite pour connaître mon opinion sur un sujet que je maîtrise pour l’avoir traité avec lui l’année précédente.

— À quel propos, Olivier ?

— Toi, qui m’as interrogé l’année passée sur un sujet délicat, est-il possible de faire l’amour en dormant ?

C’est là que m’emparant de pincettes, je lui remémore qu’il a tenté de forcer Isabelle pendant son sommeil, alors qu’il se trouvait dans un état de léthargie. Je lui rappelle qu’il a déjà fait une crise et qu’il est tombé à la renverse, après qu’Isabelle l’eut repoussé. Ne sachant quoi lui révéler de plus, je déroule tout ce qui s’est passé cette nuit-là, ma meilleure amie m’ayant tout de suite téléphoné, ce qui m’avait obligée à organiser les secours à distance. Je n’ai pas eu besoin de lui expliquer que les pompiers sont intervenus rapidement pour l’emmener à la Pitié-Salpêtrière, l’hôpital le plus proche et qu’il a été aussitôt pris en charge par le docteur Diaz, mon ancien amant. Mais ça, Olivier n’a pas à le connaître, même si je soupçonne qu’il est déjà au fait de cette liaison par Isabelle. Peu importe finalement !

Après ma requête auprès du chef de service, c’est Marc qui s’était collé à entreprendre les diverses analyses et autres contrôles pour définir la cause de son malaise. Même si l’électrocardiogramme n’a rien révélé, il semblait qu’Olivier avait été victime d’un arrêt cardiaque, mais rien ne le prouvait. Le mardi suivant, j’avais dû faire appel à l’une de mes consœurs qui considérait que mon patient avait dû expérimenter une période sexsomnique consécutive à un fort choc émotionnel. À ce sujet, après que j’eus asticoté Olivier sur la nature de ses sentiments avec Isabelle, j’avais spontanément abordé les questions d’ordre intime, ce qui l’avait scandalisé. Puis, peu à peu, il était parvenu à se confier, puis à me déballer qu’il avait cauchemardé, me laissant, là, comme une idiote qui ne pouvait pas croire qu’un mauvais rêve puisse produire un tel état. Puis rebelote à Bully, lors de son séjour au moulin des Brumes. J’ai dû constater par moi-même que ses battements de cœur s’étaient amenuisés tandis que je tentais d’établir un diagnostic précis.

Olivier a-t-il oublié ces deux épisodes ? Pourquoi me demander maintenant s’il est réellement possible d’avoir des relations sexuelles tout en dormant ! Que puis-je lui répondre ? J’ai alors quitté ma chaise pour m’approcher de lui, posant ma main sur son épaule et lui avouant que dans la nuit, je me suis levée pour me coucher auprès de lui en cuillère, le serrant très fort, pour le réconforter.

Mais cet aveu n’a pas suffi à le faire taire, car il est en train de m’exposer qu’Isabelle lui est apparue en chair et en os, chez lui en prime, dans la nuit du 20 au 21 juin à minuit, donc quelques heures après sa mort. Il me divulgue même qu’il a fait l’amour avec elle, ce qui m’oblige à réagir sans ménagement à son encontre. Il s’est immédiatement tu, reprenant son discours quelques instants après pour me prouver sa bonne foi, m’affirmant qu’Isabelle portait sur elle sa longue robe bleue et fleurie, un bracelet et la paire de boucles d’oreilles, celles que j’avais auparavant aperçues dans le coffret que m’avait exhibé Isabelle, après les vacances de l’année dernière.

Après m’être calmée, que puis-je lui répondre après avoir écouté de pareilles absurdités ? C’est pourtant moi qui lui ai dit qu’Isabelle portait la robe bleue à vingt-neuf boutons, celle qu’on a forcément découpée après son admission à l’hôpital. Par contre, j’ai omis de lui préciser qu’elle portait ses boucles d’oreilles, dont une avait disparu dans l’accident. Comment a-t-il pu savoir qu’elle les avait mis ? Par les Tuttavilla ?

Par ailleurs, j’estime extrêmement indécent qu’il me confie qu’il a bel et bien honoré Isabelle, ce qui est inconcevable puisqu’elle était déjà morte cérébralement. Je me rends compte que quelque chose le tétanise dans le récit qu’il me développe. D’autre part, il ne comprend pas que les aiguilles de son horloge aient pu sauter d’une heure, comme par miracle. Le pire dans son histoire, c’est qu’il me jure qu’il n’a pas rêvé. C’est là que je lui donne deux comprimés de Lexomil pour le calmer.

Subséquemment, méconnaissant ce qu’il a derrière la tête, il me demande pour quelle raison je ne me suis pas cherché un mari, ce qui m’aurait permis de goûter aux joies de la maternité avec tout ce que cela comportait comme bonheur. À cette question saugrenue, je sursaute, m’offrant aussitôt un café pour pouvoir répondre à sa question, tout en pesant mes mots. En fin de compte, j’ignore ce qui m’a prise, puisque je me suis littéralement livrée, lui narrant ma vie de carabin. C’est durant l’externat que je m’étais liée d’amitié avec Marc Diaz, le médecin qui avait observé Olivier lorsqu’il a été admis dans le service d’urgence de la Pitié-Salpêtrière. À cette époque, en cinquième année d’études de médecine, Marc Diaz et moi-même n’étions encore que des amis avant que tout bascule en passant au stade suivant, c’est-à-dire en devenant des amants plus que passionnés. Faute de logement à moi, j’allais chez lui, ne pouvant pas le faire venir en douce dans l’appartement des parents d’Isabelle. Puis, à 28 ans, je m’étais retrouvée stérile. C’est alors que Marc, l’apprenant, s’était acoquiné avec une infirmière de l’unité de réanimation, l’épousant deux années plus tard.

Vraiment navré de découvrir mon infortune, Olivier me demande des précisions sur la cause de cette infertilité. Je lui spécifie que la raison principale en est les trompes de Fallope obstruées, lui expliquant ensuite que j’avais été obligée d’enchaîner les rendez-vous avec d’éminents spécialistes qui ont tous diagnostiqué qu’il n’y avait rien à faire pour y remédier. Olivier me tend un kleenex pour que je puisse sécher ma joue, puis me prend par les épaules, avant de me déposer un baiser sur le front, me déclarant qu’il est chagriné par ce qu’il vient d’apprendre.

Il est temps pour moi de rejoindre mon service et pour lui de se rendre à la gare. Tandis que je récupère mon sac à main, je reste avec le récit qu’il a osé me confier, une histoire sans queue ni tête, à laquelle personne ne peut porter crédit. En même temps, je prends conscience que je n’ai pas à rougir de lui avoir révélé que j’avais entretenu une liaison avec Marc, ainsi que mon infécondité. En conséquence, mon secret n’en est
plus un pour Olivier. Comme quoi la mort d’un proche nous oblige à nous ouvrir davantage aux autres.

Comme je dispose d’encore un peu de temps avant de retourner à la Timone, je m’offre le luxe de le raccompagner jusqu’à la gare de Marseille Saint-Charles. Dans le hall, je le prends dans mes bras, le cœur rempli de tristesse. Les larmes aux yeux, je l’embrasse pour le laisser partir. Aussitôt, il s’empare de sa valise à la main pour aller grimper dans son train.

Tandis que je regagne mon service, je ne peux penser qu’à Olivier qui devra ignorer mon terrible secret, celui que je ne pourrai jamais lui dévoiler au nom d’une règle déontologique à laquelle je ne peux déroger. C’est pourquoi je n’ai pas été particulièrement à l’aise en sa présence. Comment lui expliquer que j’ai été appelée en urgence, le samedi en soirée, pour une transplantation cardiaque, laquelle avait duré près de neuf heures ? Lorsque j’étais arrivée, ma surprise avait été de constater que le receveur ou plutôt la receveuse était Astrid, inscrite sur la liste nationale d’attente depuis moins d’un an. Par le plus grand des hasards, elle avait été sélectionnée par Cristal[1], en raison du caractère de super urgence, de la compatibilité ABO[2] et de la presque parfaite adéquation HLA[3] donneur/receveur, sans compter différents paramètres biologiques, physiques, morphologiques, ainsi que la proximité des zones géographiques et divers renseignements enregistrés dans la base de données. En fait, c’est bien curieux ce qui s’était passé, car quelques jours avant la mort d’Isabelle, j’avais ressenti un drôle de pressentiment, un pressentiment plutôt étrange que je ne saurais expliquer puisque j’avais demandé à Astrid de ne pas trop s’éloigner de Marseille.

D’après le Procès-verbal, dressé par l’infirmier coordinateur des prélèvements d’organes et de tissus, il avait été noté que le donneur était décédé le 21 juin à dix-sept heures trente-quatre. Après quoi, l’opérateur avait procédé à renseigner le système informatique en apportant des précisions concernant les greffons : cœur, poumons, reins et foie. Peu de temps après, notre service cardiologie fut le premier informé pour nous signaler qu’un donneur s’était avéré concordant pour un receveur qui dépendait de notre hôpital. L’accord avait été immédiat. Au sein de notre unité, ce fut aussitôt le branle-bas de combat. En amont, j’avais pu joindre Astrid pour savoir si elle se sentait prête pour l’intervention, ce qui fut le cas puisqu’elle était en train de faire sa valise pour se rendre à la Timone. Elle avait été donc déjà prévenue par je ne sais qui. Pendant ce temps, le chef de service avait constitué en urgence un groupe de coordination pour aller récupérer le muscle cardiaque à Bastia pendant que la cadre de santé appelait différentes entreprises de logistique routière et aérienne, avec lesquelles notre unité avait une totale confiance.

Quelques heures plus tard, l’équipe composée d’un chirurgien expert et d’un interne était revenue avec un caisson de transport complètement hermétique sur lequel on pouvait déchiffrer sur une étiquette orange divers renseignements comme le numéro Cristal, la nature du greffon, le lieu du prélèvement, la date et l’heure du clampage aortique et du départ de la salle d'opération. Ces éléments que j’avais pu lire sur la première vignette du conteneur tertiaire m’obligeaient à croire qu’il s’agissait du greffon cœur qui avait été extrait du corps d’Isabelle, ce qui m’avait porté un coup terrible. Comment garder cela pour moi durant toute une vie, sachant qu’Olivier et moi connaissions Isabelle et Astrid  en personne ? Après ce coup dur, j’avais dû m’isoler quelques instants pour reprendre mes esprits. Était-ce vraiment le muscle cardiaque de ma meilleure amie ? En fait, rien ne le prouvait puisque je n’avais que les informations relatives au lieu du prélèvement et à la date et heure du clampage, ce qui correspondait, à quelques heures près, à la date de constatation de sa mort. Mais des greffes de cœur, il y en avait environ cinq cents par an sur l’ensemble de l’espace national, ce qui faisait peu en considérant le nombre de jours dans l’année et la centaine de départements et territoires d’outre-mer compris. Le calcul était simple ; cela faisait approximativement trente-six mille possibilités. Il aurait fallu qu’il y ait eu deux prélèvements d’organes ce même jour à Bastia, et ça, je n’y croyais pas. Pour en être certaine, je devrais joindre le coordinateur appartenant à l’équipe ayant réalisé ce prélèvement et, à ça, je n’y étais pas prête.

Pour moi, il ne faisait aucun doute que c’était le cœur d’Isabelle, celui que j’avais entendu battre tellement de fois. Devant ce conteneur, je devais me taire, ne rien dire, garder le silence tandis qu’on retirait du caisson le kit Biotainer, un bocal stérile, emprisonnant le cœur de mon amie, anonymisé, qui devrait être transplanté dans le corps d’une femme qu’Isabelle avait tant aidée. Quelle ironie du destin !

Lorsque Astrid pénétra dans le bloc, totalement tétanisée à la vue de toutes ces personnes présentes autour d’elle. J’avais bien vu qu’elle cherchait quelqu’un parmi l’équipe médicale et, ce quelqu’un, c’était moi, mais elle ne pouvait pas me reconnaître en raison de ma casaque verte, de la coiffe, des chaussures et de mon masque qui me couvrait le visage et aussi de mes lunettes de grossissement.

Donc, apporter une explication à Olivier en lui révélant qu’Astrid avait été opérée avec succès dans notre unité en cette période de deuil n’aurait pas été la meilleure idée.

Pour l’heure, Astrid se trouve en soin intensif dans mon service et elle y resterait le temps qu’il faudrait en attendant qu’elle puisse se reposer dans une chambre. Je sais déjà que son chemin sera long avant qu’elle puisse retrouver une vie normale. Ironie du destin, c’est Isabelle qui avait effectué les premières démarches pour que l’amie d’Olivier puisse s’en sortir et c’est un peu plus tard que je l’avais suivie médicalement depuis son premier rendez-vous avec moi, alors accompagnée par Paul, son mari, décédé lui-même d’un accident de voiture, il n’y a même pas un an.


[1] CRISTAL est un outil de travail informatique développé par l’Agence de la biomédecine et mis à la disposition de tous les professionnels de santé impliqués dans le prélèvement et la greffe d’organes. Il garantit le respect de l’anonymat entre le donneur et le receveur. CRISTAL a été conçu pour faciliter le travail des professionnels de la transplantation (médecins, chirurgiens, coordinateurs de prélèvement, régulateurs, répartiteurs, techniciens de laboratoire HLA…) en présentant les informations essentielles dont chacun a besoin.

[2] Le système ABO (et rhésus) détermine la compatibilité sanguine entre les individus. La distinction se fait suivant la présence des antigènes à la surface des globules rouges.

[3] Système HLA (Human Leucocyte Antigen) ; système qui est défini par des antigènes en lien avec le système immunitaire, notamment au niveau des globules blancs. Ces antigènes servent à aider le système immunitaire à faire la différence entre ce qui appartient à l’organisme de ce qui lui est étranger.

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