CHAPITRE 39 - La revenante

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Samedi 4 octobre 2014
16 h 12, les colonnes corinthiennes, parc Monceau, Paris 8e arrondissement


J’accélère mon rythme, profitant de cette belle journée ensoleillée pour entreprendre une montée rapide des marches du pont vénitien. Je fonce sans détour dans l’allée de la Comtesse-de-Ségur pour rattraper mon trajet traditionnel. Courir me permet de songer à bien d’autres choses que les tracas routiniers auxquels je suis sans cesse confronté. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser à Isabelle, mais aussi à Claire, étant donné que cela fait déjà quelques semaines que je n’ai plus aucune nouvelle d’elle, ni directement ni par téléphone, comme si elle évitait mes appels et mes SMS. En dernier lieu, j’ai relevé qu’elle a préféré coincer ses congés en juillet plutôt qu’en août, comme elle en avait pris l’habitude les années précédentes. De ce fait, la maison des Tuttavilla m’a semblé vide et surtout triste, beaucoup trop triste, lors des dernières vacances d’été. Peut-être que les impératifs liés à son service l’ont contrainte à différer ses congés ? Finalement, à mon retour à Paris, j’avais estimé dommage de ne pas l’avoir revue, après la difficile épreuve que nous avions traversée et qui nous avait obligés à nous serrer les coudes. L’existence est ainsi, pleine de surprises, bonnes ou mauvaises, et il faut faire avec.

Après la mort d’Isabelle, j’ai pu partager des moments forts avec ses parents lorsqu’il m’arrivait de débarquer à Abbazia, pour un simple week-end, voire davantage. Ces instants sont toujours chargés d’émotions. Ce que je redoute au plus haut point, c’est qu’un jour, ils m’interrogent sur la boucle d’oreille que Claire a retrouvée par magie, près de son sac à main, à la tête et au pied même de mon sommier. À force de réflexion, j’ai bien compris que Claire a préféré garder ce secret pour elle, mais a-t-elle eu raison en fin de compte ? Ce mutisme dont elle a su faire preuve peut-il expliquer une attitude que j’ai vraiment du mal à appréhender ? Comment peut-elle se complaire dans ce silence surprenant ? Avec du recul, je m’arrive de me remémorer de cette journée du 29 juin 2014 et pour cause, car lorsque Claire avait quitté mon domicile sans même exprimer un sobre au revoir, j’avais consigné dans mon agenda l’étrange anecdote qui m’avait profondément marquée, et que je devrais me souvenir à jamais.

Une boucle d’oreille ramassée sur le sol, près de mon lit peut-elle briser un début d’amitié ?

Ce dimanche matin 29 juin, après avoir enfilé ma robe de chambre pour rejoindre Claire dans la cuisine, je l’avais découverte attablée devant un café au lait. Mon étonnement fut de la retrouver habillée jusqu’au cou et prête à sauter dans le premier train après avoir annulé celui dans lequel elle aurait dû monter sur le coup des dix heures. Tout d’abord, particulièrement inquiet par sa mine déconfite, je lui avais demandé si elle s’était bien reposée. Un regard noir et oblique suivi d’un long silence m’a vite fait comprendre que ce n’était pas le cas. Pressentant sa mauvaise humeur et n’en sachant pas la raison, je m’étais platement excusé de n’avoir pu lui fournir un meilleur couchage.

Je me souviendrai toujours de cet instant lorsque je lui ai déclaré : « À ton air fatigué, j’imagine que tu as dû mal dormir ! » Devant son mutisme, ce qui me surprit, j’avais poursuivi mon monologue dans l’espoir d’obtenir une réponse : « Pardonne-moi, Claire, mais j’ai dû beaucoup bouger, car je dois te confier qu’Isabelle n’a pas arrêté de me tourner dans le ciboulot. Ce matin, j’ai encore l’odeur de son parfum préféré dans les narines, t'en rends-tu compte ? Je dois t’avouer que je sens trop sa présence dans cette chambre et ça me travaille continuellement la cervelle. » ce à quoi elle m’a rétorqué : « J’en suis témoin ! Mais là, tu vois, franchement, ce n’est pas le sujet ! »

Tout en essayant de comprendre le sens de sa phrase sibylline, je me suis assis près d’elle, prenant ma tête entre les mains pour pleurer. Claire a attendu que j’écluse mes larmes pour me montrer la boucle d’oreille d’Isabelle qu’elle avait dissimulée dans sa paume.

C’est juste après son départ que j’ai consigné dans mon agenda, un déroulé aussi fidèle que possible de la discussion qui s’en était ensuivie et qui mériterait de paraître dans une nouvelle d’Edgar Allan Poe.

— Claire, que fabrique ici cette boucle d’oreille au bout de ton doigt ?

— C’est plutôt à toi que je devrais réclamer ça ! Elle était sur le parquet, près du pied et à la tête de ton lit. Je l’ai découverte en voulant récupérer un Kleenex dans mon sac à main.

— Que tentes-tu de me faire avaler ?

— C’est très simple, Olivier ! C’est à toi de m’expliquer la raison de cette boucle d’oreille près de ton plumard !

— Je…

— Réponds donc !

— Claire ! Écoute-moi bien une minute ! Tu vas encore me prendre pour un doux dingue, mais Isabelle se trouvait bien dans mon lit dans la nuit du 20 ou 21 juin… D’ailleurs, je te l’avais déjà dit lorsque j’ai couché chez toi à Marseille ! À ce moment-là, j’ai bien saisi que tu ne me croyais pas, ce qui m’a obligé à ne pas t’en exposer davantage, mais je peux t’assurer qu’Isabelle était bien chez moi et en chair et en os… Je n’ai absolument pas rêvé et ce n’est pas le fruit de mon imagination !

— Qu’est-ce que tu me racontes, Olivier ?

— Là, tu vois ! je suis en train de me répéter, Claire ! Souviens-toi que quand j’ai séjourné chez toi, à Marseille, je t’ai demandé s’il était possible de faire l’amour en plein sommeil. Tu m’avais aussitôt évoqué que mon désordre psychique s’apparentait à un trouble que tu avais désigné par le terme sexsomnie. Tu te remets ?

— Oui, je me remémore. Trop bien même. Et ?

— Alors il faut que je te le réexplique tout en détail : le soir du 20 juin, j’étais en train de terminer une recherche dans le bureau de mon père. À un moment, je me suis assoupi… Maintenant, je ne sais plus quoi te dire de plus…

— Tu t’étais assoupi… Et après…

— … Comment te dire ! Je me suis ressouvenu bien plus tard que j’avais rêvassé d’une cavalière qui avait les traits d’Isabelle.

— C’est dingue, ça ! charmante rêverie !

— Ne te moque pas, Claire ! Ce que j’ai songé à ce moment-là se déroulait en plein Moyen Âge. Cette femme est descendue de son cheval et m’a invité à me rendre à l’autel où un prêtre nous attendait pour nous marier.

— Je présume que c’est la petite chapelle qui se trouve dans la propriété de tes parents !

— Oui !

— Comme par hasard ! Tu te fous de moi, Olivier !

— Non ! Ce songe correspond à l’un des rêves qu’Isabelle m’avait raconté l’année dernière, lorsque nous étions à Bully.

— Celui-là, elle ne me l’avait pas évoqué.

— Il faisait partie de notre secret, Claire !

— Secret ! Hum ! Continue…

— Dans mon rêve, j’ai bien senti qu’une personne me touchait l’épaule. En ouvrant les yeux, j’ai aperçu Isabelle, tout près de l’horloge et il était minuit !

— « Minuit, l’heure du crime », aurait déclamé Isabelle, citant le poète Maurice Carême. Comme c’est amusant. Tu en as beaucoup des histoires comme ça ?

— C’est exactement les paroles qu’elle m’a sorties… Ne me regarde pas ainsi, Claire ! Je t’affirme que c’est vrai…

— Tu racontes n’importe quoi, là pour me faire marcher, Olivier. S’il te plaît ! Olivier, récupère tes esprits ! Un peu de respect pour Isabelle. Merde alors !

— Je te le jure, Claire. C’est pendant mon assoupissement qu’Alix… euh… la cavalière m’a touché…

— Alix ?

— Oui, le prénom de la cavalière était Alix !

— Comment le sais-tu ?

— Cela fait partie du secret que nous gardions, Isabelle et moi. Si je t’exposais comment nous l’avions appris, tu m’expédierais tout de suite à l’asile psychiatrique. La cavalière s’appelait Alix Malet de Graville. Je n’ai même pas osé te préciser son , hier dans la voiture. Là, je t’explique simplement les tenants et les aboutissants de nos cauchemars à nous deux. C’est cette Alix qui fut brûlée vive en 1483.

— 1483 ! Et il me sort l’année par-dessus le marché ! Mon Dieu ! J’ai du mal à te croire, mais continue ton histoire pour voir jusqu’où ça va finir !

— Lorsque j’ai senti que l’on me touchait l’épaule, je me suis réveillé et je me suis retrouvé face à Isabelle qui m’a d’abord souhaité un bon anniversaire. Elle paraissait triste et portait sur elle, la robe bleue que je lui avais offerte, ainsi que le bracelet et les boucles d’oreilles en corail. Puis, Isabelle m’a entraîné dans le grand salon pour aller jeter un œil sur son tableau, entreprenant, au passage, un geste de défiance envers l’oncle Romé… Ça, je m’en suis bien souvenu. Ensuite, elle m’a agrippé par le poignet pour m’emmener là où elle désirait aller…

— Je devine la conclusion ! Elle visait à se rendre dans ta chambre ?

— C’est cela, Claire ! Maintenant, tu me soutiens qu’elle avait expiré la veille à plus de dix-sept heures, ce qui fait beaucoup d’heures entre son apparition dans cet appartement et l’heure légale de sa disparition, tu ne crois pas !

— Olivier, mon cher Olivier, mon pauvre Olivier… Je dois te dire qu’Isabelle était déjà partie au ciel le 20 juin et il était un peu plus que dix-sept heures. Oui, je te l’affirme, cérébralement, elle était morte… Par contre, la date officielle remonte au 21 juin et elle est indiquée sur un procès-verbal que je pourrais te retrouver dans les archives de l’hôpital. Quant à l’heure, elle correspond exactement à la fin du deuxième encéphalogramme qui s’avérait être plat. C’est la procédure réglementaire édictée par l’Agence de biomédecine. C’est à partir de ce document qu’est enclenché le timing pour récupérer les organes et les tissus.

— Claire, je n’en exigeais pas tant. Ce que je voulais dire, c’est que le 21 juin, c’était la date de nos anniversaires et aussi celui de notre rencontre. Pour célébrer ce jour, elle est apparue à minuit, puis sous l’emprise de la passion, elle m’a conduit dans la chambre. C’est elle qui a entrepris tout ce qui s’est déroulé après.

— Oh la belle histoire ! Je n’y crois pas !

— Pour en revenir à Isabelle, bon prince, je lui ai permis de garder ses boucles d’oreilles… puisqu’on en est à converser de ce détail précis à propos du bijou que tu tiens dans ta main.

— Bon prince ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Pour tout te dire, je lui avais confisqué ses vêtements.

— Confisqué ?

— C’était un jeu entre elle et moi… Tu vois, ça me gêne d’évoquer cette soirée avec toi !

— Quelle drôle d’idée !

— Je te répète que c’était un jeu entre elle et moi et qui datait du début de notre rencontre… Je faisais le douanier. Je ne pourrais t’en dire davantage.

— Le douanier ?

— Peu importe, Claire. Elle portait ses boucles d’oreilles tandis que nous nous chérissions. Cela m’embarrasse de t’en parler, tu saisis ! À un moment, la boucle de gauche s’est détachée pour glisser derrière le traversin. Comment interprètes-tu ça ? C’est bien cette boucle que tu as retrouvée, ce qui démontre qu’Isabelle était bien avec moi cette nuit-là.

— Je n’arriverai jamais à me l’expliquer. Maintenant, ça me fait peur ton histoire. Je ne sais pas ce qui m’empêche de te faire enfermer, rien que pour me rassurer. Là, je nage dans l’irrationnel le plus complet. Cela dit, tu es un scientifique reconnu par ses pairs, Olivier.

— Claire ! Écoute-moi… Pourtant la preuve est devant tes yeux… Le matin, en me réveillant, je pensais qu’Isabelle se reposait à mes côtés, mais elle s’était évaporée ! Tu sais Claire, je n’ai aucun intérêt à te mentir.

— Attends ! Il y a une chose que je ne comprends pas… C’était le 21 juin et nous sommes le 29. Tu ne renouvelles pas les draps toutes les semaines ? La boucle apparaît comme par magie, huit jours après !

— Bah si ! Je confirme que la literie est remplacée régulièrement. Je la jette moi-même dans la panière et Léone s’en occupe… D’ailleurs, elle a changé les draps vendredi. Tu as dormi dans des draps propres.

— Léone ?

— Notre employée de maison… Mais je ne saisis pas ta question ?

— Je présume que la boucle d’oreille a pu glisser sur le sol lorsque j’ai tiré sur le drap un peu trop fort cette nuit.

— Oui ! C’est vrai ! Merci à toi d’évoquer ce point, Claire ! j’ai cru que c’était à cause de mon rêve. Ah ! C’est donc toi qui m’as mis le lit dans un tel état ? On dirait qu’une tornade est passée dans la pièce. Ne te fâche pas pour ça, je ne t’en veux pas. Je demanderai à Léone de faire le nécessaire…

— Pour les draps dans tous les sens, je te laisse trouver la réponse tout seul ! Je ne pourrais pas te donner d’explications.

— J’ai une idée pour la boucle. Elle était peut-être accrochée ! Ou bien elle était déjà tombée sur le parquet depuis le 21 juin… hormis que je n’avais rien constaté d’anormal, ni Léone d’ailleurs, ce qui est logique puisqu’elle n’a pas accès à ma chambre, sauf pour retaper mon lit tous les vendredis. Mais en déplaçant le sommier, elle aurait dû la découvrir…

— J’ignore comment ton employée de maison réaménage ton lit et ça ne me regarde pas. En tout cas, la boucle était bien là depuis une bonne semaine. Maintenant qu’envisages-tu comme solution pour la ramener aux Tuttavilla ? Tu vas leur raconter ta petite histoire aux Tuttavilla ? Que tu as baisé avec Isabelle alors qu’elle était décédée ? Pardonne-moi, Olivier, stoppons-là, car je suis obligée de partir si je ne veux pas rater mon train.

Aussitôt, Claire s’était levée, puis avait récupéré sa valise, ne prenant même pas la peine de me faire la bise avant de sortir de l’appartement, me laissant là comme deux ronds de flan à comprendre ce qui lui arrivait d’un seul coup.

Je n’avais pas su quoi faire de cette boucle d’oreille que j’avais déposée dans un premier temps sur un plateau d’argent qui trônait sur la tablette de la cheminée, tout en dessous du tableau acheté à Olaf, ce coûteux Olaf avec qui j’avais dû marchander pour l’obtenir à un bon prix.

Le week-end suivant, avec pour bagages principaux des secrets innombrables tapis au plus profond de mon esprit, je m’étais rendu à Bully pour m’incliner sur la tombe d’Isabelle. Après quoi, repassant par le moulin des Brumes, j’étais allé embrasser mon fils, les Tuttavilla me priant de rester en leur compagnie pour la nuit, ce que j’avais naturellement accepté. Ces quelques moments partagés avec eux furent fondateurs, car, par la suite, suivant mes disponibilités, je pouvais réserver un vol pour Bastia tous les quinze jours, débarquant à l’aéroport le vendredi soir, ce qui obligeait Éric à me récupérer au terminal avant de repartir pour Abbazia. Depuis peu, Éliane aspirait à revenir plus souvent à Bully, ayant le besoin viscéral de se retrouver près de sa fille en allant fleurir sa sépulture, ainsi que celle de ses chers parents.

Bien évidemment, Éliane fréquentant Bully depuis la mort d’Isabelle, j’avais tendance à me rendre plus fréquemment en Normandie. Ces courts séjours me permettaient mon entrée au château des Lestandart pour rendre visite à Aurore avec qui je m’étais raccommodé depuis la cérémonie d’inhumation. Pendant une heure ou deux, nous nous remettions du bon vieux temps, sous l’œil soupçonneux de monsieur de Marescourt et de l’abbé Anquetil qui, lui, ne perdait pas une miette de nos passionnantes discussions. Mais peu importe, ce bon vieux temps était désormais révolu, même si Éliane se demandait ce qui se tramait dans ma tête, ayant été forcé de lui révéler que, naguère, la comtesse avait entrepris de me faire goûter à la bagatelle, rien que pour fêter mon anniversaire, ce à quoi Belle-maman avait rétorqué « un cadeau pareil, cela ne s’oublie pas ! » Pour conclure, je lui avais assuré que cette histoire, qui avait tant amusé Isabelle, était belle et bien terminée, et cela depuis fort longtemps.

Tandis que je déboule devant les fenêtres de mon appartement, je continue de courir, crachant mes poumons. J’ai bien envie de refaire un dernier tour par l’allée Jacques-Garnerin avant de remonter les marches du pont vénitien. J’effectue quelques gestes d’assouplissement près de la pyramide, petit monument qui m’a toujours étonné depuis ma plus tendre enfance. Il est vraiment dommage que Claire n’ait jamais pris le plaisir de visiter ce magnifique lieu dédié principalement à la promenade.

La semaine précédente, j’ai enfin pu obtenir de ses nouvelles par l’entremise d’Éliane, à savoir que Claire était enceinte de quatre mois. Comment interpréter cette situation inattendue alors que son infertilité était irrémédiable ? Je me suis souvenu que j’en avais été chagriné quand elle m’avait annoncé qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant, le soir même où j’avais dormi chez elle à Marseille. Cependant, ne m’avait-elle pas confié qu’elle vivait seule, depuis sa rupture avec ce médecin ; le docteur Diaz, Marc Diaz se dénommait-il, m’étant rappelé de ses nom et prénom que j’avais fini par noter dans mon agenda au cas où je devrais me retrouver en observation à la Pitié-Salpêtrière. Aurait-elle renoué des liens avec ce toubib qui l’avait laissée tomber avant de se marier, puis d’être père de deux jeunes enfants ? Raisonnablement, je ne parviens pas à imaginer Claire, résidant désormais dans la bonne ville de Marseille, se remettre avec un homme qui demeurait à Paris, dans un immeuble cossu, à moins que ce docteur invoque des déplacements illicites, bien loin de chez lui, jusqu’à se rendre dans les Bouches-du-Rhône pour passer du bon temps avec elle.

Un autre cas de figure me parcourt soudainement l’esprit : Claire aurait-elle bénéficié du coup d’un soir, mais qui, d’un point de vue obstétrique, n’explique pas le polichinelle qui s’est niché dans son ventre et qu’elle a préféré conserver pour des motivations que je comprends ? Quelle que soit la raison de son état, je suis très heureux pour elle, d’autant qu’elle mérite tout le bonheur que je peux lui espérer. Avec ce bel évènement à venir, elle va devoir apprendre à se métamorphoser en mère, ce qu’elle avait toujours désiré.

« Et le père, vous le connaissez ? » avais-je demandé à Éliane qui m’avait répondu que Claire ne souhaitait pas en parler.

Mardi dernier, j’avais fini par envisager de prendre un train pour Marseille afin que Claire puisse me donner des nouvelles d’Astrid. Ne pas être au fait de ce que devenait mon ancienne camarade de lycée m’inquiétait considérablement. Mais à l’inverse, pour quel motif, Astrid n’avait-elle pas cherché à se confier à celui qui était toujours son meilleur ami, moi en occurrence ?

Ah ! Paul, comme je te regrette ! Tu avais été plein de bon sens à propos de Pénélope… Si tu savais ?

Toutes ces questions, à propos d’Astrid, tournent maintenant en boucle dans mon esprit. Me confronter à l’avenir traduit une profonde tristesse, pressentant qu’il s’est passé quelque chose de grave concernant cette amie de toujours, ce qui est la raison principale du silence de Claire qui n’ose pas m’avouer qu’Astrid est décédée, elle aussi. Très vite, j’abandonne l’idée d’effectuer un voyage en direction du sud de la France, car, par lâcheté probablement, je ne souhaite pas connaître l’indicible vérité, l’abominable réalité, estimant avoir assez donné ces derniers temps.

Désormais, je me contenterai de me rendre à Abbazia ou à Bully pour le bonheur de voir mon fils grandir. Si je ne peux pas encore jouer avec lui, il m’apporte des joies insoupçonnées, surtout lorsque je reste toute une semaine en sa compagnie. De son côté, Éric envisage d’ouvrir un nouveau bureau à Rouen et de faire gérer l’agence de Bastia en s’associant avec un jeune architecte dont il a le nom en tête. Dans son for intérieur, il souhaite que William puisse suivre son propre chemin en devenant entrepreneur à son tour, lorsqu'il sera devenu un adulte. Lors de mes séjours, je me garde bien de révéler la malédiction qui plane sur les descendants des porteurs du nom Tuttavilla, n’étant pas tout à fait certain de ma thèse.

Je suis suffoqué par l’effort, en ayant trop demandé à mon organisme. Je me sens obligé de me tenir à un arbre, espérant récupérer mon souffle au plus vite. En même temps, je repense à mes parents qui ont appris, assez tôt, mon drame à travers les médias numériques français. Je crois qu’Isabelle aurait été fière si elle avait pu lire tous ces encarts journalistiques qui honoraient sa mémoire. Continuant de cracher mes poumons, je pars m’asseoir sur un banc pour me reprendre, tandis que je réalise que Père envisage vraiment son retour définitif en France, mais d’ici deux ou trois ans, voire quatre ans. De même, je ne m’étais pas imaginé que mes parents se rendraient en Corse, pour une quinzaine de jours, car sans me prévenir, ils avaient débarqué à Roissy, le mois dernier, filant directement à Orly où un avion de ligne les attendait pour un décollage immédiat vers l’île de Beauté, les Tuttavilla les récupérant à l’aéroport. Certes, je n’ignorais pas que l’envie première de mes parents était de pouvoir faire connaissance avec le petit William, sans compter que Père avait aussi tenu à s’entretenir avec son architecte.

Ce que j’avais pu comprendre à propos de ce voyage improvisé, c’est que cela avait été décidé au dernier moment en raison d’un important procès reporté à une date ultérieure. Dès son atterrissage, Père avait quand même pris le soin de m’informer qu’ils étaient bien arrivés en Corse. Le lendemain, il m’avait rappelé pour m’annoncer qu’Éric Tuttavilla avait pu fournir un travail exceptionnel concernant le projet de rénovation du Mesnil-Peuvrel et qu’il était fort heureux d’avoir pu faire connaissance avec son petit-fils. Passant après le relais à Mère, c’est elle qui avait pris un infini plaisir à monopoliser la parole, m’expliquant, à la virgule près, leur périple, depuis leur départ de Los Angeles jusqu’à Abbazia. Après ce long coup de fil, au cours duquel, j’avais revisité les tribulations de mes chers parents, j’avais jugé bon d’aller les retrouver en Corse.

Après avoir réglé les problèmes administratifs avec Corinne et pu joindre Pénélope pour la suite, j’avais décidé de m’envoler aussitôt vers l’île de Beauté. Lors de ces six jours, j’avais pu participer aux diverses discussions concernant le Mesnil-Peuvrel, ce qui m’avait permis de traverser des moments heureux en leur compagnie. Je dois bien avouer que depuis la naissance de William et le décès d’Isabelle, la notion de famille avait germé au plus profond de mon âme. On ne s’en rend pas vraiment compte, car on vit avec eux, mais quand ils ne sont plus là, ils vous manquent cruellement. C’est la disparition d’Isabelle qui m’avait obligé à réfléchir à cet aspect des choses. Durant ce séjour, j’avais pu assister aux singuliers échanges d’ordre culturel entre mes parents et les Tuttavilla. Ce fut l’un des plus curieux moments de mon existence puisque ce rapprochement avait constitué à mes yeux la découverte de deux univers différents, celui d’une bourgeoisie ancienne se perdant dans un certain décorum et conformisme datant d’une époque révolue, tandis que l’autre émergeait pour se fondre dans un monde d’avenir. Cependant, mon père se fourvoyait dans son analyse, car il ignorait l’origine des Tuttavilla. Dorénavant, Claire et moi-même étions au fait de l’extraordinaire secret qui se dissimulait dans cette famille, ainsi que l’abbé Anquetil qui avait appris toute l’histoire, laquelle était à l’origine de la tragédie qui s’était jouée.

Je récupère peu à peu mon souffle, tout en me dirigeant vers la rotonde de Chartres, prenant la décision d'aller vers le jardin d’enfants, marchant en effectuant des mouvements de bras pour me remplir les poumons, expirant, inspirant… Soudainement, je repère le visage d’Astrid qui lit tranquillement sur un banc. J’accélère mon pas pour aller à sa rencontre.

— Astrid ?

— Olivier ?

— Comme je suis heureux de te revoir ! Tu ne peux pas savoir. Cela m’émeut même, car je m’inquiétais pour toi.

— Mais moi aussi, Olivier, je suis très contente de te retrouver en pleine forme. Dis-moi, tu transpires…

— J’ai beaucoup couru aujourd’hui ! Que deviens-tu, Astrid, raconte-moi ? Je te pensais à Aix…

— Non ! Je retravaille depuis peu, car je suis rentrée d’Aix la semaine dernière et là, j’avais besoin de me réapproprier ce parc Monceau si cher à mon cœur… Il me manquait.

— Ah ! C’est donc ta première sortie depuis ton retour d’Aix ! J’en ai fait plusieurs fois le tour et je ne t’avais pas remarquée.

— Je viens d’arriver. J’avais envie de profiter du soleil.

— J’ai souvent essayé de te joindre, Astrid.

— Je m’en doute, Olivier. Je dois te dire que j’ai égaré ou perdu mon iPhone, à moins que l’on me l’ait volé. En tout cas, je ne sais pas ce que j’en ai fait. Raconte-moi ! Comment se porte Isabelle ?

— Isabelle ! Ah ! Mon Dieu ! Tu n’es pas au courant, Astrid ?

— De quoi ?

— …Isabelle est décédée…

— Noooooon ! De quoi ? Quand ?

— Claire ne t’a donc pas prévenue ? Isabelle a été victime d’un accident en juin !

— Ah ! Mon Dieu. Je ne savais pas… Au mois de juin, je dois te dire que j’étais dans un sale état. Il faut que je t’explique. J’ai été opérée. J’ai eu droit à une transplantation cardiaque. J’aurais tellement voulu remercier Isabelle pour tout ce qu’elle a fait pour moi. Si elle ne m’avait pas fait rencontrer Claire, j’ignore où je serais à l’heure actuelle. Probablement dans un cercueil.

— Comme c’est curieux ! Claire ne m’a rien dit au sujet de ton hospitalisation. En fait, j’ai l’impression qu’elle est très fâchée contre moi ! Je ne sais pas pourquoi !

— Je ne pense pas, car elle me parle souvent de toi. As-tu appris qu’elle était enceinte, alors qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants ? D’après son gynéco, c’est un miracle.

— Effectivement, la maman d’Isabelle m’en a fait part. J’estime que Claire aurait pu m’appeler pour m’annoncer une aussi bonne nouvelle. Elle me déçoit.

— Je comprends ton ressenti, Olivier. J’ai été suivie par le service cardiologie dont dépend Claire jusqu’à ces derniers temps, ce qui m’a permis de réintégrer mon appartement parisien. Maintenant, ce sont les médecins de la Pitié-Salpêtrière qui vont me surveiller une fois par mois. Mon Dieu ! Pour Isabelle, cela me fait vraiment de la peine pour elle, pour toi, pour ses proches, pour son fils… Beaucoup de tristesse ! De toute évidence. Je tenais à la remercier pour tout ce qu’elle avait fait pour moi en l’invitant… toi pareillement d’ailleurs pour profiter d’un déjeuner entre nous, mais il me fallait, coûte que coûte, reconstituer mon agenda pour retrouver vos numéros de téléphone. Tu vois, cela me donne envie de chialer d’un seul coup.

— Je pleure souvent, Astrid. Je peux te l’avouer à toi… Tu devrais me donner tes nouvelles coordonnées si cela a changé.

— Effectivement, j’ai préféré prendre un autre numéro, car les entreprises n’arrêtaient pas de m’appeler pour me faire souscrire des contrats en tous genres.

— Astrid, tu dois me raconter ton opération. J’ai besoin de tout savoir. Je souhaite te convier au plus vite dans un resto sympa. J’en connais un dans la rue Legendre. Es-tu libre ce soir ?

— Pourquoi pas ? C’est une bonne idée. Là, moi, j’ai une envie irrésistible de te demander quelque chose.

— Vas-y !

— Claire m’a signalé que tu avais acquis le tableau, celui qui était exposé au musée d’Orsay. Ce qui me ferait le plus plaisir, c’est de retrouver Isabelle, telle qu’elle fut peinte. Tu vois, j’en ai les larmes aux yeux en te requérant cela.

— D’accord ! Tu passes chez moi d’abord vers dix-huit heures… Après on avisera pour aller dîner quelque part.

Il est un peu plus de dix-neuf heures lorsque Astrid se pointe chez moi. Elle est carrément ravissante, car elle a changé de tenue pour cette soirée improvisée. Je l’embrasse, la débarrasse de son manteau. Je constate qu’elle porte une longue robe jaune, toute fleurie, à plusieurs boutons, ce qui me surprend. Avant qu’elle fasse le tour de l’appartement, je lui propose de se poser un instant dans le canapé du petit salon en attendant que je réapparaisse avec des rafraîchissements. Préalablement, je lui demande ce qu’elle privilégierait comme boisson pour se désaltérer, à moins de lui offrir un apéritif ou une flûte de champagne pour fêter sa guérison, ou bien encore autre chose que je ne lui aurais pas suggéré. Sage, elle opte pour un verre d’orange pressée à mon retour.

Si je la convie dans le petit salon en particulier, c’est pour qu’elle puisse s’exprimer sur les étapes de son extraordinaire opération. Astrid entame son épopée en m’apprenant que cinq cents interventions de ce type sont réalisées par an, ce qui est rare, information que je garde dans un coin de mon esprit, considérant que ce n'est pas beaucoup en définitive. Puis, passant du coq à l’âne, comme savait si bien le faire Isabelle, Astrid m’évoque le souvenir de Paul, ce regretté Paul qui me manque tout autant. Buvant une gorgée de son jus d’orange, elle me narre ensuite les derniers jours de mon ami, ce qui m’intéresse fatalement, tout en me notifiant que je préférerais qu’Astrid ne s’échappe pas du fil conducteur que je cherche à canaliser. Une demi-heure après, tandis que mon ancienne camarade papote de tout et de rien, j’essaie de la réorienter sur le sujet qui me passionne au moment présent, n’ayant pas l’habitude de discuter avec une transplantée cardiaque. Elle finit par me parler de cette question délicate en commençant par les risques de rejet, me précisant que le cœur du donneur avait été parfaitement compatible avec elle en raison de variables définies par un logiciel traitant des bases de données.

Sans rien lui révéler, je lui affirme que j’ai déjà entendu le vocabulaire employé par le corps médical après avoir visionné une émission sur ARTE, ce qui était faux, puisque c’est Claire qui m’avait rapporté, au cours d’une conversation à n’en plus finir, les mots et les sigles tels que ABO, HLA donneur/receveur, morphologie, proximité géographique et différents paramètres. Je suis tenté de lui demander si elle ressent des émotions comme dans le roman Le cœur d’une autre de Tatiana de Rosnay. Elle ne connaît pas ce roman, alors qu’elle s’avère être une remarquable lectrice. Le sujet est clos tandis qu’elle me sollicite pour savoir si elle pouvait jeter un œil sur le tableau. J’acquiesce à son désir et lui propose de passer dans le grand salon.

Elle se campe devant la cheminée et semble scanner l’intégralité de la peinture, ce qui lui fait visiblement quelque chose. Puis son attention se perd vers la tablette de marbre s’attardant sur le plateau d’argent.

— Tiens, ma boucle d’oreille ! exprime-t-elle sans réfléchir.

— Que viens-tu de prononcer ? lui réclamé-je, soufflé.

— Je n’ai rien dit !

— J’ai distinctement bien entendu « Tiens, ma boucle d’oreille ! »

— Tu te trompes, Olivier. Je n’ai jamais dit cela… D’ailleurs, je n’ai même pas parlé.

Astrid m’observe bizarrement. J’abandonne, commençant à me poser des questions sur sa santé mentale ou sur le bon fonctionnement de mon système auditif. Puis, levant les yeux sur ceux d’Astrid, je me rends compte que son regard parcourt la pièce dans le sens des aiguilles d’une montre pour s’éterniser sur chacune des petites choses qui la rendent curieuse, comme la tapisserie des Gobelins qu’elle trouve magnifique. Je la vois dodeliner de la tête en passant devant le cadre sur lequel figure l’oncle Alexandre, ce qui ne me surprend pas. Puis, en silence, elle continue son exploration, s’orientant en direction de la bibliothèque où elle s’arrête à la limite de l’entrée du bureau de mon père. Je n’ose plus rien dire quand elle y pénètre alors que je ne l’ai pas invitée à s’y rendre. Néanmoins, je la laisse faire, la talonnant jusqu’au moment où je découvre qu’elle s’attarde un peu trop sur l’horloge. Un frisson me sillonne l’échine tandis qu’Astrid m’observe étrangement. C’est à présent un regard troublant qui me percute l’esprit, un regard qui me rappelle celui d’Isabelle et qui m’oblige à prendre peur. C’est à cet instant qu’Astrid m’empoigne pour me ramener dans le grand salon, stoppant sa marche devant le portrait d’Isabelle. Là, elle m’enlace pour m’avouer qu’elle m’a toujours apprécié et aimé. Je ne sais plus quoi faire, car la situation ne me plaît pas du tout, puisque je pensais qu’on avait clos le sujet à propos de cette ancienne amourette.

— Ma chère Astrid, reprends tes esprits et retournons nous asseoir… puis-je te demander quel jour on t’a effectué cette transplantation ?

— Le service cardiologie m’a invitée à me rendre à la Timone au mois de juin, c’était le 21 et il devait être dix-huit heures du soir. J’ai appelé un taxi qui est venu me chercher rapidement. Ensuite, j’ai été prise en charge par le personnel soignant. Une infirmière m’a briefée longuement, puis le chirurgien est arrivé pendant que l’on m’installait un cathéter et qu’on vérifiait mes constantes, ainsi que tout le tralala. Puis tout s’est enchaîné. Je me suis réveillée le lendemain, sonnée, mais en pleine vie.

Je commence à avoir des soupçons à partir des éléments que je récolte et que je décode dans le comportement étrange d’Astrid, me posant cette question essentielle : « Astrid a-t-elle bénéficié du cœur d’Isabelle ? » Je suis enclin à le croire, tant je suis troublé par certaines de ses attitudes et de la phrase que j’ai distinctement bien entendu ; « Tiens ! Ma boucle d’oreille. »

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