CHAPITRE 40 - C'est la faute à ce qu'on ne peut maîtriser

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Jeudi 26 mars 2015
10 h 30, Maternité de Bois-Guillaume, Seine-Maritime, Normandie


Cette fois, ce n’est plus dans l’arceau des étriers d’un cheval que je vais devoir insérer mes pieds, mais bien dans ceux d’une table d’accouchement, ce que m’a expliqué la sage-femme qui a pris son temps pour tenter de me rassurer. On a beau être médecin et réaliser des opérations complexes à l’intérieur du corps humain, mais je crains que l’on procède à l’épisiotomie, acte devenu banal et barbare lorsque ce n’est pas nécessaire. J’aurais nettement préféré mettre mon enfant au monde en me positionnant sur le côté, à la manière anglaise, afin de mieux ouvrir le col de l’utérus, diminuant ainsi la douleur, ce qui avec la conjugaison de la péridurale, m’aurait permis de me détendre. Même en tant que médecin, je n’ai pas eu la possibilité de choisir, ce qui est un comble.

Lorsque j’ai perdu les eaux, Christine s’est tout d’abord inquiétée, n’ayant pas l’habitude de ce type de problème qui peut survenir dans la vie d’une femme. Mais grâce à Dieu, ma brave petite sœur avait compris l’impératif de la situation. Aussitôt, sans même s’habiller, revêtant sa robe de chambre, elle m’avait emmenée au plus vite à la maternité de Bois-Guillaume, distante d’une bonne trentaine de kilomètres. N’ayant pas de famille en Provence et envisageant de m’installer pour de bon en Normandie, j’avais décidé de donner naissance à ma progéniture ici, non loin de la ferme des Roys. Dès que la gynécologue avait confirmé que j’étais enceinte à mon très grand étonnement, j’avais commencé à regarder les petites annonces dans le but d’acquérir un appartement à Rouen, ou bien dans les proches environs, ma zone de recherche se situant du côté de la gare ou dans le centre de la ville, tout en ayant une prédilection pour l’achat d’une maison que je pourrais débusquer à Bois-Guillaume ou sur le Mont-Saint-Aignan.

Dès mon congé maternité, j’ai choisi d’attendre l’arrivée de mon enfant à la ferme des Roys pourtant bien isolée au sein du hameau des Brumes. Un matin, longeant la haie, histoire de me trouver quelques morilles, j’avais repéré un Touran, garé à l’écart du moulin. La présence de ce véhicule ici était la preuve que les Tuttavilla étaient revenus pour passer quelques jours à Bully. Ne pouvant franchir la claire-voie en raison de mon ventre bien rond, je m’étais empressée de leur téléphoner pour leur faire part de ma surprise. En fait, c’est Éliane, avec pour seul compagnon le petit William bien casé dans son siège-auto, qui avait effectué tout un trajet de plus d’un millier de kilomètres, réservant une traversée à bord d’un ferry qui assurait la liaison entre Bastia et Marseille. Au cours de la discussion qui s’était éternisée, Éliane m’a affirmé qu’Éric avait l’intention de créer une nouvelle agence d’architecture à Rouen ou ses proches environs et qu’elle devait examiner le secteur dans le but d’explorer les aspirations des seino-marins à travers les données de l’INSEE[1] et du bulletin officiel des annonces de marchés publics, le BOAMP, se plaisait-elle à dire, durant la conversation.

Je ne peux pas savoir si ce qu’elle me rapportait était véridique concernant sa démarche marketing, mais Éliane fut extrêmement dévouée lorsque j’avais eu besoin d’elle, et cela jusqu’à l’arrivée de Christine, laquelle avait eu l’extrême générosité de prendre quinze jours de congés, pressentant que mon heure était proche.

Depuis peu, je ne peux plus aller sur la tombe d’Isabelle, pourtant toujours abondamment fleurie par sa famille, ses voisins et aussi ses admirateurs qui ont appris son décès par la presse. Je n’ignore pas qu’Olivier se rendait régulièrement dans le pays de Bray, préférant passer ses nuitées dans la ferme de son oncle André, lorsque le moulin était vide. À chaque occasion, Olivier effectuait un détour par Bully pour vénérer la mémoire de celle qu’il avait tant aimée.

À aucune personne, même pas à Christine, je n’ai révélé le nom de l’homme qui m’a fécondée. Cela doit rester un secret. Toutefois, quand le moment arriverait, il me paraît légitime que cet homme-là découvre la vérité, quitte à faire réaliser un test ADN pour qu’il n’ait aucun doute sur sa paternité. Probablement, s’étonnera-t-il du résultat, puisqu’il lui sera impossible de se souvenir de cette nuit-là ? Quand bien même cette colère que j’avais réussi à contenir le lendemain de l’enterrement d’Isabelle, je ne peux lui en vouloir, alors que l’idée de porter plainte contre lui m’était venue à l’esprit, mais en invoquant quel motif, dès l’instant où sa responsabilité n’aurait pu être mise en cause, en toute honnêteté ?

Dès mon départ de chez lui, je me suis beaucoup questionnée sur ce que je devrais entreprendre à son sujet jusqu’au jour où j’ai perçu les premiers symptômes, des indices bizarres, ceux déterminant qu’une femme est enceinte.

Après confirmation de ce ressenti, ce fut la plus grande surprise de ma vie, laquelle fut mélangée à une joie immense qui m’obligerait à préserver le fruit d’un rapport sexuel en aucune façon consenti. Je m’étais mûrement creusé les méninges pour savoir si je devais en informer le responsable. M’aurait-il crue d’ailleurs dès l’instant où aucun souvenir ne lui serait resté dans son esprit.

Seul un test ADN pourrait prouver ma bonne foi. N’ai-je pas gardé dans un coin de ma mémoire que le respect des filiations était important pour Olivier et surtout pour son père ? Mais comment dévoiler que j’étais enceinte de lui ? Qu’en auraient pensé les Tuttavilla qui auraient alors opéré des calculs savants pour découvrir que j’avais été fécondée, à quelques jours près, autour de la date de la mort d’Isabelle ?

Que de regrets, sans compter qu’Éliane vient de me faire savoir qu’Olivier avait retrouvé quelqu’un, me mentionnant qu’il s’agissait de la jeune femme dont le mari s’était tué dans un accident de voiture dans le sud de la France et que je l’avais déjà rencontrée à l’occasion de l’anniversaire de Charles Bohon.

« C’est une amie d’enfance d’olivier ! » avais-je tenu à préciser aux Tuttavilla, sans en révéler davantage. Le silence s’était imposé ipso facto. Puis Éliane avait continué : « il ne pouvait tout de même pas demeurer célibataire durant toute sa vie ! Il nous a avoué, avec une certaine gêne dans la voix, que la dame qu’il devait épouser était enceinte d’un mois et qu’il ne devrait pas commettre la même erreur qu’il avait faite avec Isabelle. De plus, il nous a affirmé que quand bien même il se mariait avec Astrid, l’amour de sa vie resterait Isabelle dont il sentait toujours la présence auprès de lui. »

Ce que m’a rapporté Éliane ce jour-là m’avait décimée. Pouvait-elle savoir que le cœur d’Isabelle battait dans le corps de cette femme dont elle doutait du prénom ? Après avoir été l’investigatrice de la guérison d’Astrid qui s’avérait être en bonne voie, je me suis retrouvée bien malgré moi à l’écart de tout bonheur ! Comment cet enchaînement de destinées, qui ne pouvait être dû au hasard, pouvait-il être possible ? Et s’il n’y avait pas de hasards ?

Il est déjà tard. Les différentes phases que j’appréhende se sont bien déroulées. Je suis dans ce dernier sprint final où je vais devoir pousser plusieurs fois au rythme de mes contractions pour ne pas trop faire souffrir mon périnée qui pourrait être endommagé par un effort trop violent. L’obstétricien m’encourage tandis qu’il m’affirme apercevoir des cheveux, me confie-t-il.

— Bravo, docteur Bertaux ! C’est presque fini. Le bébé est en train d’arriver. Vous êtes au fait du sexe de votre bébé !

— Pas encore ! Je n’ai pas souhaité le connaître.

— C’est étonnant de la part d’un médecin. C’est navrant que le papa ne puisse pas être présent.

— Malheureusement, il n’aura pas de papa et je le regrette. Sincèrement...

— Ah !

— D’abord, il ne le sait pas, du moins, c'est ce que je pense. De plus, il va se marier au mois de juillet avec la femme que j'ai opérée du coeur.

— Pas banale, votre situation... Vous auriez dû lui dire que vous étiez enceinte de lui. Peut-être aurait-il changé d’avis s’il avait été correct !

— Ce serait une drôle d’histoire que j’aurai à vous raconter. Vous ne me croiriez même pas !

Dans une ultime poussée, la tête du bébé, se modelant à la forme de mon bassin, franchit le niveau des épines sciatiques. La sage-femme intervient pour saisir le crâne et tourner le nouveau-né pour l’aider à sortir complètement. Je suis bouleversée par un évènement qui me dépasse. Je remercie le personnel soignant qui m’assiste dans cette épreuve que je n’oublierai jamais.

— C’est une fille ! On s’occupe d’elle et on vous la ramène après. Comment va-t-elle s’appeler ?

— Isabelle… Isabelle Bertaux.

[1] Institut national de la statistique et des études économiques.

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