CHAPITRE 41 - L'invitation

19 minutes de lecture

Samedi 15 août 2020
11 h 30, aire de Bosc-Mesnil, autoroute A28, Seine-Maritime, Normandie


— Il nous reste encore à faire une bonne dizaine de kilomètres avant notre arrivée… Astrid, désires-tu que l’on stoppe sur cette aire d’autoroute pour aller boire un café ?

— Bien entendu ! Je n’osais pas te proposer cette idée alors que je n’en peux plus de Mathieu qui marmonne en continu sa comptine… elle tourne en boucle depuis quinze minutes et Chloé qui ne cesse pas de brailler pour que son frère suspende son numéro. Tu as raison ! Arrêtons-nous là !

Les quelques bouchons que j’ai dû déjouer dès la sortie de Paris m’ont bel et bien épuisé. De plus, mon envie pressante ne pourra attendre davantage…

En descendant de la voiture, je constate qu’il a bien plu dans la matinée. Levant les yeux, je découvre que le ciel est nuageux et que cela ne va pas s’arranger. L’humidité qui stagne dans l’air m’oblige à récupérer mon pull, celui que j’ai négligemment abandonné dans le coffre depuis dimanche dernier. Je suis désabusé, car habituellement, un 15 août, il fait toujours un temps magnifique.

En pénétrant dans la Croissanterie, je me lance mentalement Haut les cœurs, car ce 15 août ne sera pas une journée comme les autres, puisque nous sommes conviés chez les Tuttavilla qui vivent à présent au moulin des Brumes. À l’issue du déjeuner, je vais devoir reprendre William pour le ramener au Mesnil-Peuvrel, Père et Mère désirant vivement s’occuper de lui durant les deux semaines suivantes, avec même traitement pour Mathieu et Chloé qui, eux, pourront jouer avec leur frère, ce qu’Astrid a consenti de bonne grâce.

C’est lundi que j’ai appris de la bouche de Mère (qui doit pourtant accomplir de réels efforts pour garder un secret) que les Tuttavilla m’ont réservé une surprise en nous invitant au repas du 15 août. Depuis peu, je n’ignore plus que les témoignages de sympathies entre les Prevel et les Tuttavilla sont au beau fixe, Père étant revenu à Bully pour la énième fois pour leur rendre visite. À mes yeux, notre participation à un repas traditionnel s’avère exceptionnelle, car j’avais coupé les ponts, ou presque, avec eux. Ce revirement de situation provient-il des liens d’amitié entretenus entre mes parents et ceux d’Isabelle, ce qui daterait de leur tout premier séjour à Abbazia ? M’interrogeant davantage, je me retourne la cervelle pour essayer de comprendre de quelle sorte de surprise il s’agit.

Pourtant, dans mon for intérieur, je suppose que l’origine de cette surprise concerne William qui, une fois de plus, a dû réussir à étonner ses grands-parents en réalisant quelque chose d’imprévu, ce qu’on va découvrir en arrivant là-bas, à moins que la présence de l’abbé Anquetil, qui cherche à me rencontrer en personne depuis si longtemps, soit confirmée, ce qui n’était pas le cas la semaine dernière lorsque j’avais pu converser avec lui au téléphone au sujet de l’oncle Alexandre qui, lui, se trouvait actuellement au centre hospitalier de Chartres pour se requinquer à cause de ses ennuis de santé. Aux dernières nouvelles, ce serait la Covid que mon oncle aurait contractée, on ne sait comment ni par quel intermédiaire, mais il vaut mieux éviter de le croiser en ce moment.

En cette journée consacrée à Sainte-Marie, ce qui me ravit avant tout, c’est que Astrid va réapparaître au moulin des Brumes, en tant qu’épouse légitime, ce qui n’était franchement pas gagné au départ. La dernière fois qu’Astrid avait pu mettre les pieds à Bully, c’était à l’occasion des 90 ans de Charles Bohon, ce qui faisait un sacré bail puisque cela datait du 20 juillet 2013, soit sept ans déjà que le grand-père d’Isabelle était décédé. Comme le temps passe ! Dans un premier temps, cet encouragement à participer à un repas familial de cette nature m’avait beaucoup surpris, tout ça à cause d’une brouille qui avait eu lieu dans le cadre de mon mariage avec ma future épouse en juillet 2015, cette cause étant relative à mon souhait de récupérer William après mon union. À mon infini regret, en raison de ces broutilles, les Tuttavilla n’avaient jamais pu faire plus ample connaissance avec Astrid, dans la mesure où ils ne s’étaient jamais rencontrés ou presque. À partir ce constat, c’est moi-même, comme un malheureux, qui parvenait à faire la jonction entre Paris, Bully, le Mesnil-Peuvrel ou Abbazia pour emmener ou ramener mon fils pendant les congés scolaires. L’origine de notre fâcherie remontait bien loin, à tout début mars 2015 précisément, durant mon séjour à Abbazia tandis que j’avais annoncé à Éliane et Éric que je me sentais prêt à convoler en justes noces avec Astrid, une jeune femme qu’ils avaient déjà croisée à Bully. À cet instant, j’avais pu lire dans leurs regards une forte émotion qui avait semblé s’apparenter à un choc. Pour tenter de les rassurer, je leur avais alors expliqué que quand bien même j’épousais Astrid, je ne pourrais oublier leur fille Isabelle, bien au contraire.
Ce que je ne pouvais pas leur révéler, c’est que je vouais un culte sans pareil à la mère de mon garçon pour des raisons que je ne pourrais jamais leur dévoiler. Seule Claire avait compris mon point de vue puisque j’étais désormais certain qu’elle gardait jalousement son secret pour elle et c’était bien mieux ainsi.

Il y a de cela cinq ans, le 28 mars 2015 précisément, j’avais abusé du bref séjour des Tuttavilla à Paris pour les inviter à dîner dans l’appartement familial, mais sans Astrid pour éviter que le repas dégénère, ce qui advient parfois lorsqu’un désaccord semble planer dans l’air. Ce soir-là, j’avais pressenti que je devais calmer le jeu. Dès leur arrivée, Éliane d’abord, puis Éric ensuite furent étonnés de la magnificence des lieux qui leur rappelait l’intérieur d’un château breton, mais les connaissant davantage, après près de deux ans de fréquentation, je considérais que cette appréciation frisait l’exagération. Après leur avoir offert la visite des lieux, je les avais priés d’aller se poser dans le grand salon pour profiter d’un apéritif.

Dans cette immense pièce, j’avais deviné qu’ils se trouvaient fort émus de découvrir Isabelle incarnant Freyja, exposée en bonne place au-dessus de la cheminée de marbre blanc. Bien entendu, j’avais pris l’infinie et nécessaire précaution de retirer le plateau d’argent sur lequel dormait la boucle d’oreille, cette boucle tant recherchée par Letizia Colonna.

Par la suite, je leur avais proposé de passer dans le petit salon arrangé de main de maître par Léone, laquelle avait mis les petits plats dans les grands. Au cours du repas, nous avions échangé à propos de tout et de rien jusqu’à ce que je puisse dresser un court portrait d’Astrid, leur expliquant que pendant la fête d’anniversaire de Charles Bohon, ma future avait choisi de se faire discrète auprès de son mari Paul, alors qu’elle se sentait de trop pour un évènement privé qui ne la concernait pas.

Probablement à tort, j’avais développé mon propos, explicitant que c’était Isabelle qui avait eu l’idée de convier cette jeune femme, malade de surcroît, pour lui permettre de croiser Claire, laquelle était parvenue à l’orienter dans un parcours de soin, ce que les Tuttavilla semblaient ignorer. J’avais quand même continué mon exposé en précisant que cette démarche avait porté ses fruits puisque Astrid était sortie de son tourment en recevant le cœur neuf provenant d’un donneur, information qui les avait fait immédiatement sourciller, ce que je regrettais, vu qu’ils ne souhaitaient plus entendre parler des dons d’organes. Accusant le coup, je n’en exprimais pas davantage de peur de leur rappeler de trop mauvais souvenirs. Un long silence s’en était résulté, ne pouvant leur dévoiler que des soupçons avaient émergé dans mon esprit après avoir identifié un document administratif important, émanant du centre hospitalier de la Timone, qu’Astrid avait négligemment laissé traîner parmi toute sa paperasse.

En fin de soirée, les Tuttavilla étaient repartis chez eux, rue de Navarre, pleinement ravis et enchantés d’avoir découvert l’endroit où j’avais connu des moments heureux avec Isabelle. Devant la porte palière, Éliane était revenue vers moi, m’offrant son consentement pour cette union avec Astrid, ce qu’elle avait tenu à me témoigner avant de s’envoler le lendemain pour la Corse.

Depuis que les Tuttavilla connaissaient l’existence d’une autre femme qui partageait mon quotidien, j’avais gardé mes habitudes, dont celui de revoir les Tuttavilla en Corse, mais sans Astrid, dans l’unique but de retrouver William qui continuait de grandir. Très vite et à mon immense tristesse, j’avais dû plaider coupable, considérant qu’il ne me semblait pas convenable qu’Astrid puisse coucher dans le lit d’Isabelle. Pour cette raison, j’avais dû estomper mes visites dans l’île de Beauté, m’obligeant à m’y rendre moins souvent, tandis que l’action d’une vie commune avec ma nouvelle compagne s’installait durablement.

La seconde fois que les Tuttavilla avaient pu rencontrer Astrid, ce fut à l’occasion de mon mariage qui remontait au samedi 11 juillet 2015, une date à marquer d’une pierre blanche. La cérémonie civile s’était déroulée en la mairie du huitième arrondissement de Paris, laquelle fut ensuivie de celle religieuse en la paroisse Saint-François-de-Sales. La journée s’était terminée par un banquet à l’hôtel de Poulpry, épisode qui m’avait rappelé, par la force des choses, un fameux dîner, lequel fut générateur d’une passion amoureuse que je ne pourrais jamais oublier et que je ne devrais désormais plus jamais évoquer au sein de mon couple.

Dehors, il commence à pleuvoir. Après avoir quitté les sanitaires, je parcours les quelques gondoles chargées de victuailles ou de livres divers, avant de me rendre en direction des distributeurs de boissons pour retrouver Astrid qui s’était attablée pour aider Chloé à grignoter une moitié de pain au chocolat. Je m’assois en face pour tenter de faire goûter l’autre part à Mathieu qui ne cherche même pas à avaler une miette, me signifiant un net refus. Au bout de cinq minutes, j’abandonne la partie, suggérant de reprendre le trajet pour nous arrêter à Neufchâtel à proximité de l’église, espérant dégoter, dans l’une des boulangeries ouvertes, une ou deux tartes aux fruits, malgré ma totale ignorance en ce qui concerne le nombre de convives. Toutefois, je songe que nous serons plusieurs invités autour de la table en comptant le couple Häkkinen et leurs enfants qui vivaient désormais dans l’ancienne demeure de Charles Bohon.

Cette question me taraude tandis qu’Astrid se lève après avoir nettoyé la bouille de Chloé. Je fais de même, quittant mon siège à mon tour pour rassembler les déchets que je jette dans une poubelle, puis je remise les plateaux sur une desserte. Main dans la main, nous sortons de la cafétéria pour nous diriger vers la voiture que je démarre aussitôt, désertant rapidement l’aire de Bosc-Mesnil pour rejoindre la A28, dénommée par les gens d’ici la route des estuaires.

Je regarde à nouveau le ciel, puis je repars dans mes pensées, ne pouvant m’en empêcher bien malgré moi. Il faisait vraiment beau le jour de mon mariage avec Astrid : aucune pluie n’avait été prévue et une température agréable nous avait permis de fusionner nos âmes lors de la cérémonie au cours de laquelle j’avais eu la surprise de découvrir l’oncle Alexandre qui s’était imposé comme dignitaire particulier de la sainte Église catholique pour servir la messe.

Mais ce détail n’a aucune importance, car d’autres petits tracas ont ponctué la marche d’un évènement solennel qui aurait dû se dérouler en principe sans accrocs. Le premier grain de sable avait eu lieu la veille de notre union, Astrid ayant remémoré à sa future belle-maman qu’il fut un temps où elle n’avait pas toujours été en odeur de sainteté en raison des jupes trop courtes qu’elle portait à l’époque. C’était bien envoyé, mais connaissant le caractère de Mère, ce fut la pique de trop, quand bien même ce fut la première. Néanmoins, Mère fit profil bas, étant au fait de l’état de santé de sa future bru, remise de son opération, même si on se méfiait des suites à venir. Et puis, il y avait la singulière complicité qui me liait à mon affectueuse fiancée depuis les années lycée et, de ça, Mère s’en souvenait et je ne manquerai pas de le lui rappeler lorsque cela s’avérera nécessaire.

Le jour de nos noces, quelques anicroches avaient quand même émaillé les rapports entre Astrid et sa belle-doche, terme qu’elle adorait entretenir en ma présence. Et pour déconcerter celle qui allait devenir sa belle-doche, Astrid avait souhaité revêtir une longue robe d’un blanc immaculé. Chacun des invités s’était étonné de la traîne qui fut portée par quatre enfants d’honneur.

Le deuxième grain de sable s’était déroulé dans ma chambre, alors que je commençais tout juste à m’habiller pour la circonstance. Mère, s’occupant de tout et de rien comme d’habitude, m’avait apporté un épais paquetage comme si je devais partir à la guerre comme futur soldat. Après l’avoir ouvert, par curiosité, j’avais découvert un pantalon, une jaquette et un gilet, le tout de couleur grise et à ma taille, l’ensemble plié correctement, ainsi qu’un haut de forme qui était remisé à part dans une volumineuse boîte ronde. Je lui avais exprimé un net refus, préférant de très loin mon costume avec chemise et gilet d’inspiration Empire dans lequel j’avais glissé une montre à gousset pour faire plaisir à Père qui me l’avait confiée pour l’occasion.

Plus tard, accompagné par la marche nuptiale de Mendelssohn, Mère m’avait piloté jusqu’à l’autel, puis Astrid avait suivi, son plus proche cousin ayant consenti à l’escorter, à défaut de son cher papa disparu. Si la cérémonie d’union religieuse avait duré un peu plus d’une heure, cela m’avait paru assez court et cela me satisfaisait.

Lorsque mon oncle Alexandre m’avait offert de prendre place devant le micro, j’ai énoncé un discours pour honorer le souvenir de Paul, rappelant les grands moments de son existence et explicitant qu’il fut mon alter ego, tant sur le plan professionnel qu’en amitié. À cette marque d’intention, Astrid avait fondu en larmes. Puis, sans trop révéler à l’auditoire les tenants et les aboutissants du mal auxquels Astrid avait dû faire face, secret médical oblige, j’en avais profité pour évoquer la mémoire d’Isabelle, et aussi pour remercier le docteur Claire Bertaux dont je regrettais l’absence, d’autant qu’Astrid comptait sur Claire pour qu’elle devienne son témoin de mariage. Après la bénédiction nuptiale, le clap de fin fut ordonné par l’oncle Alexandre qui nous avait rejoints plus tard à l’hôtel de Poulpry pour le repas de noces.

À la sortie de l’église, parmi l’assistance qui nous guettait, plusieurs figures inattendues s’étaient imposées, dont Pénélope qui, elle, s’était positionnée aux toutes premières loges. Plus loin, j’identifiais Corinne, Aurore, le président de l’Observatoire accompagné de quelques collègues et de bien d’autres visages que je connaissais bien, voire peu ou prou, et que je saluais du chef dès le porche franchi. Concernant la présence d’Aurore, nous avions été fort étonnés de sa venue. Elle se tenait près de son époux (qui devait être en fin de compte rassuré de me visualiser avec la corde au cou). Dans le fond, je ne suis pas sûr qu’Aurore eût reconnu Astrid immédiatement, l’affaire du pont des Arts datant d’une bonne quinzaine d’années. Pourtant, à l’évocation du prénom « Astrid », pas trop courant, cela aurait dû faire tilt dans les méandres de l’intellect d’une aristocrate fort cultivée. Bien malgré moi, au bras de la mariée, je repassais dans mon cerveau le film à jamais inscrit dans mon esprit, me ressouvenant d’une authentique comtesse, chaussée d’escarpins luxueux, asséner des gifles magistrales sur la pauvre Astrid, sa supposée rivale. Il n’empêche qu’Astrid Seyer, en cet instant solennel et entourée de sa parentèle et de ses amis, était devenue ma légitime épouse devant Dieu.

« Dieu ne joue pas aux dés ! » me dis-je avant de retourner aux prémices de mon premier tête-à-tête avec Astrid lorsque je l’avais revue, non loin de la rotonde du parc Monceau, en pleine lecture. Bien évidemment, je ne pouvais concevoir, à ce moment-là, que ces retrouvailles inattendues m’auraient mené dans cette paroisse. Au départ, ce qui fut une fréquentation fraternelle s’était métamorphosée, au fil des mois, en une relation plus assidue en raison de l’opération qu’elle avait subie. Ma compassion était telle que je fus aux petits soins pour elle, étant donné que sa famille la plus proche résidait dans la région havraise. Je dois avouer qu’entre Astrid et moi, il nous faudrait écrire des bouquins entiers pour retracer nos accords, nos disputes, ainsi que les discussions très engagées depuis le collège. Pour tout dire, ma tendre complicité, qui remontait à cette époque, s’était muée en solide connivence pour se convertir aussitôt en sentiment amoureux. Puis, il y eut ce petit moment de folie où Astrid, débordant d’enthousiasme, évoqua l’envie de vivre une expérience charnelle avec moi pour découvrir de nouvelles sensations entre adolescents du même âge. À regret, son rêve d’abord, le mien ensuite, ne s’était jamais réalisé en raison des thèses rétrogrades déversées sur les chaînes d’informations par mon oncle Alexandre (celui-là même qui avait béni notre union, ce qui était un comble), si bien que sans crier gare, Astrid avait préféré maintenir une idylle purement platonique, remisant aux calendes grecques mon idée de perdre mon pucelage avec celle qui m’attirait viscéralement. C’est bien plus tard que mademoiselle de Lestandart m’offrira cette opportunité inespérée, ce qui entraînera une histoire vaudevillesque sur ce pont des Arts, l’amitié entretenue avec Astrid se transformant du jour au lendemain en inimitié. Grâce à Dieu, nous n’en étions plus là, tandis que j’observais Astrid et Aurore s’embrasser comme du bon pain.

« Dieu ne joue pas aux dés ! » me répété-je tandis que je repasse maints souvenirs au fin fond de mon esprit. Ainsi, Astrid s’était mariée avec Paul, lequel avait été victime d’un banal accident de la route. Cette abominable date du 21 octobre 2013, consécutive à la mort de mon meilleur ami avait rejoint celle du 21 juin 2014, horrible journée qui avait scellé la disparition de ma chère Isabelle. Depuis, la chose que je ne parviendrais jamais à m’expliquer, c’est de ressentir l’omniprésence de celle qui n’était plus là aujourd’hui, même lorsque je poursuivais mes pérégrinations à travers le monde. À partir de ces considérations, il m’était impossible de me confier à mes homologues qui ne pourraient jamais comprendre qu’un scientifique se perde dans l’irrationnel en affirmant qu’une espèce d’ange gardien le surveillait en permanence, ce qui n’était pas, non plus, mon discours.

De toute évidence, ce funeste 21 juin 2014 était relié au jour suivant, lequel fut rythmé par les gestes précis des chirurgiens pour réussir la transplantation cardiaque d’Astrid, soit quelques heures seulement après le décès d’Isabelle.
« Dieu ne joue pas aux dés ! », car il y a de cela trois ans, pendant qu’Astrid savourait son petit-déjeuner, j’en avais profité pour ranger le petit salon, pièce où elle préférait toujours s’installer pour rédiger son courrier. Après avoir jeté un œil sur la table à manger, j’avais repéré, parmi tous les papiers administratifs éparpillés un peu partout, une lettre avec l’en-tête de l’hôpital de la Timone. Une lecture rapide m’avait vite fait comprendre la relation entre la disparition de ma regrettée Isabelle et l’opération ultime endurée par Astrid. Suite à cela, bien forcé de m’interroger, des soupçons avaient commencé à m’assaillir. Petit à petit, j’avais réussi à connecter différents éléments relatifs à l’intervention de la dernière chance subie par mon épouse : le jour et l’heure de la mort légale d’Isabelle, la date de la transplantation, la proximité géographique qui ne me laissait aucun doute même si les villes de Marseille et Bastia étaient séparées par la Méditerranée. Le scepticisme s’était amplifié, me tourmentant davantage quand j’avais pu lire le nom de Claire Bertaux, laquelle avait bien participé à l’opération cardiaque d’Astrid et qui ne m’avait alors rien révélé lorsque j’ai séjourné chez elle à Marseille.

Après avoir terminé la lecture de cette lettre et réuni l’ensemble des éléments à ma disposition dans ma tête, j’avais tout compris, notamment la raison pour laquelle Claire avait disparu de la circulation. Passant outre, j’en avais été à me demander ; « mais qui est Astrid, réellement ? », car il était avéré que certaines de ses attitudes ou gestes m’obligeaient à me remémorer d’Isabelle, et cela à tout instant.

À partir de cette simple question, je m’étais ressouvenu de cette date du 4 octobre 2014, lorsque j’avais repéré Astrid, assise sur un banc. Le tout début de ces retrouvailles s’était révélé bien étrange, ayant mis un certain temps à m’habituer à sa réapparition, ayant présumé à tort qu’elle était décédée des suites de son problème cardiaque, de la même manière que son père. Puis, à l’instar des années lycée, le rapprochement amical interrompu depuis tant d’années avait recouvré ses marques jusqu’à l’acceptation d’une liaison sentimentale. La convergence sexuelle vint bien plus tard, ayant craint de m’engager charnellement avec elle, cela par le fait de l’opération lourde qu’elle avait subie et en raison des quelques similitudes comportementales qui me rappelaient Isabelle. Ces similarités s’étaient dévoilées au fur et à mesure que je partageais son quotidien. Nous étions parvenus à nous prendre dans les bras le soir de la Saint-Sylvestre après que j’eus réveillonné dans son appartement du boulevard Malesherbes. J’avais bien repéré que sa copine Mathilde, déjà croisée au musée d’Orsay, s’était éclipsée juste après minuit me laissant en tête-à-tête avec Astrid qui m’avait alors enjoint de déguster une dernière flûte de champagne. Ce fut le verre de trop, celui qui vous décourage d’effectuer un sacré détour pour rejoindre votre domicile. De fil en aiguille, après m’être réfugié sur le canapé en m’asseyant près d’elle, un baiser s’échangea, puis un deuxième, tandis que le troisième nous avait entraînés sur une pente bien plus fragile. Après avoir retiré la fermeture éclair de sa robe, j’avais commencé à la dévêtir, découvrant la spectaculaire cicatrice qui séparait son thorax en deux, ainsi que les stigmates de la cœlioscopie. Au cours de cette première étreinte, mon inquiétude fut que son nouveau cœur lâche durant un exercice que j’estimais périlleux. Autant avouer que notre première fois fut épique et maladroite. Par la suite, nos relations sexuelles avaient entamé un rythme de croisière jusqu’à cette date du 26 mars, jour d’anniversaire de William, jour où j’avais demandé à Astrid si elle consentirait à m’épouser. C’est le lendemain que j’avais invité les Tuttavilla pour qu’ils viennent dîner pour le samedi 28 mars, anticipant leur prochain départ pour la Corse.

C’est bien au cours de ce repas que j’ai appris que Claire avait déménagé et qu’elle avait accouché d’une petite fille prénommée « Isabelle » en l’honneur de sa meilleure amie disparue, ce qui m’avait beaucoup ému, me faisant la remarque que William et la jeune Isabelle étaient, tous les deux, nés un 26 mars. L’autre surprise de taille fut que Claire avait mis au monde ce petit bout de chou dans une clinique de Bois-Guillaume, près de Rouen, ayant choisi de profiter de son congé maternité pour demeurer dans la ferme des Roys, ce qui était en soi une très bonne idée. Je supposais que cette « petite Isabelle », qui devait avoir un peu plus de cinq ans maintenant, apportait des joies immenses à sa mère. Quant à cet amant de circonstance, avait-il eu la délicatesse de reconnaître sa fille ? Cependant, j’en étais resté sur la thèse que le géniteur devait être probablement le docteur Diaz, un homme pourtant courtois et si discret. Si c’était lui, je jugeais regrettable qu’il n’ait pas su saisir ses responsabilités, car cette fillette avait besoin d’un père qui devrait lui indiquer le chemin à suivre plus tard, telle était ma conviction.

Au dessert, j’étais revenu sur le déménagement de Claire, questionnant Éliane sur la chronologie des cinq années passées. Depuis qu’elle était tombée enceinte, ou plutôt durant son congé maternité, Claire s’était d’abord établie à la ferme des Roys, nouant des liens d’amitié avec d’anciens carabins, lesquels l’informaient des occasions à empoigner pour intégrer l’hôpital Charles Nicolle. Par chance, une opportunité s’était libérée aux urgences, ce qu’elle avait accepté de bonne grâce dans l’espoir de se positionner pour rejoindre, si une autre opportunité se présentait, le service cardiologie. Au cours de cette période, elle avait loué un appartement situé à Bois-Guillaume, avant de se faire bâtir une maison dans la même localité après la naissance de la petite Isabelle. Réflexion faite, ces révélations expliquaient que Claire n’avait jamais reçu notre courrier, en raison d’un premier déménagement qui avait dû avoir lieu avant notre mariage.

À bien y réfléchir, quelque chose clochait dans cette histoire, étant donné que je n’avais jamais pu recueillir les nouvelles coordonnées de Claire par Éliane qui savait probablement ce qu’elle était devenue. Pour quelle raison, ce silence ? À partir de cette question, je me rendais compte que me rendre à Marseille en janvier 2016 pour rencontrer Claire, afin d’obtenir des éclaircissements sur ce qu’il était advenu d’Astrid, n’aurait servi à rien.


Parvenu aux portes de Neufchâtel, je franchis le pont-route, puis remonte la Grand-Rue Fausse Porte à la recherche d’une pâtisserie et d’un fleuriste. Garant la C5 hybride et laissant femme et enfants à bord, je me dirige vers une boulangerie du centre-ville pour sélectionner ce qui pourrait convenir au mieux pour dix convives, nombre estimé d’après les dimensions de la table de monastère. Après quelques hésitations, je choisis le fraisier que Chloé n’apprécie pas à cause des fruits et un opéra que certains vont adorer, j’en suis certain. Pendant que je glisse ma carte bleue dans le terminal, j’aperçois Astrid et les gamins qui sortent de la Citroën pour aller visiter l’église. Les rejoignant à grands pas, je constate que la gynéco exerce toujours, ce qui provoque en moi une profonde tristesse. Occultant ce souvenir de mon esprit, je m’oblige à poursuivre ma quête en continuant mon chemin jusqu’à la devanture d’un fleuriste.

Après avoir déposé mes emplettes dans le coffre, tout près du bouquet destiné à Éliane et d’une composition florale qui ensoleillera la tombe d’Isabelle, je remonte dans le véhicule, attendant patiemment mon épouse qui tire Chloé, rétive à faire un pas de plus. Quant à Mathieu, ouvrant la portière arrière, il grimpe sagement dans la voiture pour s’asseoir dans son siège-auto, allant jusqu’à préparer la sangle que sa mère verrouille dans le boîtier.

Maintenant, il va nous falloir les présenter aux Tuttavilla, d’abord Mathieu qui avait eu 4 ans au mois de juin dernier et Chloé, tout juste 3 ans, étant née un 3 août. Autant dire que la venue de ces deux gamins providentiels prouvait que nous n’avions pas chômé. Concernant William, en vacances chez ses grands-parents, ce fut l’objet d’un accord moral entre Éliane et moi, en raison de la fâcherie qui avait éclos à l’annonce de mon mariage avec Astrid. Cet accord, pas forcément acceptable pour les Tuttavilla, mais satisfaisant quand même puisque j’avais consenti à leur amener William pour chacun des congés scolaires. Petit à petit, les choses étaient rentrées dans l’ordre, notamment lorsque Éric Tuttavilla avait créé sa troisième agence d’architecture à Rouen sur la rampe de Bouvreuil, entraînant de facto leur installation définitive à Bully.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire hervelaine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0