CHAPITRE 43 - Un grand-père tout feu tout flamme

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Dimanche 21 juin 2065
8 h 16, moulin des Brumes, Bully, Seine-Maritime, Normandie


Après m’être douché, je commence à m’habiller tout en me délectant de Dark Side of the Moon, de Pink Floyd, album mythique qui m’inspire depuis qu’Isabelle a quitté cette vie terrestre. À travers les envolées lyriques de The Great Gig in the Sky, je parviens à imaginer qu’elle se cache quelque part derrière l’astre lunaire, attendant ma venue.

And I am not frightened of dying, any time will do,

L’année précédente, Claire avait tenu à me préciser « Mais seulement quand Dieu l’aura décidé ! » après m’avoir entendu fredonner le refrain de ce tube légendaire qui explorait le thème de la peur face à la mort.

Si je ne lui ai pas répondu sur le coup, restant méditatif sur son propos, j’étais revenu sur l’étrange épisode partagé avec ma douce Isabelle en juin 2014, le 21 au juste. Mon soleil avait rejoint les autres étoiles depuis exactement cinquante et un ans. Depuis cette visite insolite provenant d’outre-tombe, j’avais éprouvé la nécessité d’aller la retrouver, et peu importe la constellation où elle s’était rendue.

À cette époque, malgré l’entière compassion générée par mon entourage, j’avais fini par abandonner cette idée morbide et destructrice en me rapprochant davantage de mon petit mec qui, chaque week-end, me réclamait sans relâche. C’est quelques semaines plus tard, début octobre et par une fin d’après-midi bien ensoleillée, que le hasard était intervenu, lorsque j’avais pu surprendre Astrid en train de lire, tranquillement assise dans le parc Monceau. Ces retrouvailles imprévues avaient entraîné de facto d’autres rendez-vous plus amicaux et réguliers jusqu’au réveillon du Nouvel An, lequel avait favorisé une fréquentation plus assidue pour ne pas dire charnel. C’est le jour de notre mariage que j’ai pris conscience que cette femme m’a apporté toute la sérénité dont j’avais besoin, à une époque où je me sentais au plus mal. C’est en sortant de l’église qu’il m’était apparu que cette rédemption tenait du miracle.

Je quitte la chambre d’Isabelle devenue la mienne pour aller monter dans l’ascenseur que Éric Tuttavilla, alors bien malade, avait fait installer quelques mois avant son décès. Directement, je me dirige vers l’office pour aller récupérer mon café que le bras du bot-cuisinier m’a versé dans une grande tasse. Tandis que je me pose dans l’un des canapés pour demeurer informer des dernières nouvelles du monde, les fortes vibrations de mon bracelet m’indiquent qu’un proche cherche à me contacter. Je consulte le cadran fixé à mon poignet pour découvrir que c’est Claire qui me téléphone pour me souhaiter mon anniv…

Immédiatement, je place mes mains de chaque côté du crâne et constate que j’ai oublié dans ma chambre mon IND[1], une sorte de fin bandeau, fabriqué dans un récent matériau ultra mince et ultra léger. C’est Chloé qui a tenu à me l’offrir depuis Los Angeles, le réceptionnant la veille au courrier. Bien que mon anniversaire soit aujourd’hui, je n’ai pu résister à l’envie d’ouvrir ce cadeau royal, devinant ce qu’il y avait à l'intérieur.

À part sa souplesse, son extrême minceur et son côté pratique, ma nouvelle IND est équipée d’une caméra frontale de la taille d’un petit pois, dénommé troisième œil en raison de sa forme évoquant le globe oculaire. De plus, la notice me renseigne sur la manière d’utiliser le microphone miniaturisé, les OCO, c’est-à-dire les oreillettes à conduction osseuse, ainsi que les capteurs neuronaux qui traduisent les signaux électriques de mon cortex en n’importe quelle action à distance. Ainsi, muni de cette merveille de technologie, je peux intervenir tant que je veux et où je veux et sur n’importe quels appareils numériques présents dans cette pièce ou se situant à n’importe où sur terre, voire dans l’espace. Mon appétit pour les objets high-tech a toujours sidéré Claire qui estime que je n’ai plus besoin de ces technologies dernier cri, vu mon grand âge. Que lui répondre quand ce type de remarque vous touche de plein fouet, et surtout quel culot de sa part lorsque, à maintes reprises, j’ai surpris ma délicieuse épouse se complaire dans tout ce que la société moderne lui apportait ? Ce qui ne doit pas m’étonner !

Ma montre vibre à nouveau et je n’ai franchement pas le désir de remonter dans ma chambre pour récupérer la nouvelle IND. Peu importe puisqu’il me suffit d’annoncer d’une voix claire, haute, intelligible, voire joyeuse, si l’envie me prend : « METTRE LA MUSIQUE EN SOURDINE ; APPEL ACCEPTÉ SUR ÉCRAN TROIS » pour me retourner vers l’un des moniteurs et apercevoir Claire qui, dans son appartement parisien, s’est abandonnée dans son fauteuil de prédilection. À mon tour de m’installer dans l’un des canapés pour correspondre avec ma conjointe, si je puis m’exprimer de cette manière du fait que, depuis sa retraite, Claire se plaît à voyager où le hasard la mène. Sur une table, à côté d’elle, son café est encore fumant.

À ma grande stupéfaction, je constate qu’elle n’est point là où je l’imaginais, mais qu’elle s’est retirée sans même me le signaler dans la ferme des Roys à deux cents mètres d’ici à peine, ce qui me surprend davantage. Mince alors ! Elle se trouve à côté du moulin et elle n’a même pas pris la peine de venir me rejoindre ! Mais à propos, ne devait-elle pas rester à Paris jusqu’à fin juin pour profiter de la piscine municipale, m’a-t-elle affirmé, la semaine dernière ? Depuis le temps que je vivais avec Claire, je ne suis pas sans savoir que l’un de ses rares plaisirs consiste à enchaîner les longueurs suivant différents styles de nage. En la découvrant ce matin, sur mon écran, ce qui me sidère, c’est qu’elle semble s’être apprêtée, comme si elle avait un rendez-vous galant avec je ne sais qui. Interrogatif, je me vautre au milieu des coussins pour entretenir la conversation.

— Coucou, Claire ! Je constate que tu te trouves actuellement à la ferme des Roys ? Tu aurais pu m’avertir, tout de même ! Où pars-tu, habillée comme ça ?

À cet instant, je distingue « petite Isabelle » qui apparaît comme par miracle derrière le siège de sa mère, ce qui me surprend davantage, car si ma mémoire ne me fait pas défaut, elle devait assurer une opération chirurgicale en urgence absolue, m’avait-elle déclaré la veille avant d’accéder au bloc.

— Bonjour, ma chère fille. Comment allez-vous toutes les deux ? Explique-moi, Isabelle, comment se fait-il que tu sois à Bully ? Je te croyais à Charles Nicolle !

— Bonjour, papa ! Très bon anniversaire ! Je me suis amenée ici pour retrouver maman. Je me suis couchée fort tard pour me lever très tôt… Pour tout te dire, le patient, qui devait subir un remplacement de la valve aortique à cœur ouvert, est décédé brusquement au moment de son intervention. On n’a rien pu faire pour le réanimer. C’est inhabituel, mais c’est arrivé.

— Voilà pourquoi Isabelle m’a rejointe, laissant Victor avec les plus jeunes, confirme Claire. Bon… Pour Isabelle, c’est une blague… En fait, je te téléphone pour te proposer de fêter avec moi tes 86 bougies !

— Pourquoi pas, mais déjà, c’est vraiment un émerveillement de vous voir réunies toutes les deux… C’est plutôt rare !

— Si je suis venue à Bully, c’est pour toi, mais aussi pour honorer la mémoire de celle qui fut mon amie de toujours… de ta chère Isabelle. Ta fille, qui a pris le temps de lire complètement ton bouquin, désire t’accompagner sur sa tombe, continue Claire. Elle a compris pour quelle cause, tu t’étais attelé à ce projet d’écriture.

— Ah ! C’est donc pour cette raison que mon livre se trouvait sur sa table de chevet ! Il ne servait pas que de décoration, ce qui me rassure finalement. Dis-moi, Claire ! Quand est-ce que tu as eu l’idée de débarquer à Bully ?

— Grand curieux ! Il faut sans cesse que je t’explique tout : Chloé et Benjamin sont revenus jeudi soir de Los Angeles. Ils m’avaient mise au courant à l’avance.

— Sauf à moi !

— Attends la suite ! Ils ont passé la nuit à Paris, pas dans un hôtel comme tu le crois fréquemment, mais chez toi, mais ça, je ne devais pas te le rapporter.

— Mais pour quelle raison, Claire ?

— Considère que tu n’as rien entendu ! Et puisque tu veux tout maîtriser comme d’habitude, je peux t’informer que Chloé m’a appelée mardi pour me demander quel était le moyen de transport le plus rapide et adéquat pour se rendre en Normandie. Nous sommes donc partis hier en fin de matinée, après m’être débrouillée pour rechercher sur le Net un véhicule autonome. J’ai fini par dénicher un modèle récent, comme tu peux l’imaginer.

— Première nouvelle ! Mais essaie d’abréger ton discours, Claire ! Comment se fait-il qu’ils soient arrivés en France, les Debaulieu, alors que Chloé m’a prévenu qu’elle allait en vacances dans le Colorado, pour deux semaines, cela à partir de lundi ?

— À mon humble avis, tu as dû mal comprendre. C’est dans un mois que Benjamin et Chloé s’envolent pour le Colorado. Mais là, tu vas encore me balancer que je suis une madame je sais tout ! Ils sont en France, car ils ont un dossier à défendre au tribunal de commerce de Paris, mercredi prochain.

— Dans ce cas-là, à quoi servent leurs avatars ? demandé-je.

— C’est simple ! Il s’agit d’une grosse affaire et qui, de plus, s’avère compliqué. Compte tenu de cette extrême complexité, ils préféraient venir sur place, quitte à rester chez toi quelques jours.

— En même temps, c’est rassurant ! Le monde n’est pas devenu que virtuel.

— Comme tu dis ! Pour en revenir à Chloé et Benjamin, hier, après m’avoir déposée à la ferme des Roys, ils ont repris leur véhicule pour aller te saluer au moulin, mais tu n’étais pas là. La surprise ne fut donc pas au rendez-vous. Au passage, Benjamin s’est incliné sur la tombe de ses parents avant de repartir pour le Mesnil-Peuvrel. Quant à Chloé, elle avait besoin de rencontrer William au plus vite. J’aurais pu t’aviser plus tôt, mais je n’ai pas eu le temps. À part ça, comment te sens-tu présentement ?

— Bah ! tant bien que mal ! Mais je pourrais aller beaucoup mieux à cause de cette maudite arthrose qui me gêne au niveau d’un genou. Je compte remédier à cette douleur en allant faire un peu de vélo ou de marche dans les rues de Mexico.

Claire s’est de toute évidence amusée de ma plaisanterie qui n’en est pas vraiment une. Dans mon esprit, j’ai bien envie d’aller me perdre en distanciel dans Mexico. Mais pour cela, je dois remonter dans ma chambre pour revêtir une combinaison intelligente quadrillée d’un réseau de microcapteurs relayant les signaux électriques générés par les mouvements de mon corps vers une micropuce implantée sous ma peau, celle-ci étant alimentée par induction, grâce à ma propre énergie. Ma satisfaction est grande, car l’IND que m’a offerte Chloé s’avère être un petit bijou de technologie et va compléter l’équipement.

— Mais je dois bien t’avouer, Claire, que j’aimerais bien tenter le pèlerinage, à partir du Puy-en-Velay jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, même si je n’ai pas eu le temps d’essayer le tapis roulant que m’a fait livrer Mathieu, le mois dernier.

— Et que vas-tu faire avec ton nouveau tapis roulant ? C’est encore un gadget, je présume !

— Euh ! Je projette d’explorer la Mésopotamie, pas celle à laquelle tu penses, mais celle située en Argentine pour y découvrir les chutes d’Iguazú qui sont, paraît-il, remarquables. Et il y a bien d’autres endroits à voir !

— C’est tout ? Et ton vieux tapis, que vas-tu en faire ?

— Je le garde pour l’instant, car je m’y suis familiarisé. Je ne te l’avais pas rapporté, mais dimanche dernier, j’ai été flâner du côté de la jetée de Santa Monica et j’ai croisé l’avatar de Chloé. Elle terminait son footing…

— Oui ! Elle m’a raconté ça. Et vous avez pu bavarder de choses et d’autres, même si le réseau laissait à désirer à ce moment-là, m’avait-elle mentionné.

Maintenant, si tu me dis que Chloé se trouve au Mesnil-Peuvrel, cela m’étonnerait qu’elle envisage de courir… Justement, au moment où tu m’as appelé, je projetais de revivre la même expérience que la semaine dernière… Donc, ce n’est pas la peine que je me déshabille pour enfiler une combinaison, les gants haptiques, les lunettes à réalité virtuelle et…

— Olivier, je ne sais pas ce qui me retient de hurler de rire avec ton équipement à faire pâlir d’envie Mathieu ! Tiens ! Il faut que je te raconte ce que j’ai fait hier. Tu vas être surpris ! Prise de nostalgie, j’ai été tentée de me retrouver dans les rues d’Athènes. En me promenant, j’ai pu pénétrer dans un magasin dans lequel je suis parvenue à m’offrir des souvenirs qui me seront expédiés à la ferme des Roys et par drone !

— De la Grèce ?

— Non ! Là, je vois que tu n’adhères pas à ce type de modernité et c’est bien dommage pour toi. Au début de notre conversation, j’ai bien repéré que tu continuais à recevoir des paquets par la poste !

— Je préfère et cela me tranquillise.

— Je me rappelle du temps où tu te trimbalais avec ton vieux smartphone. Depuis, tu as profondément changé sur ce point-là, sauf pour les colis que tu dois réceptionner. Ce qui m’amène à te dire, pour te rassurer, que les envois provenant de n’importe quel endroit du monde arrivent en France par avion ou par bateau, puis par train pour être déposés dans un entrepôt situé à Rouen. Le drone est ensuite utilisé pour le trajet final. Lorsque l’engin est en approche, je perçois une alerte sur ma micropuce qui transmet un signal sur mon bracelet. Localisée au mètre près, il me reste plus qu’à recueillir le colis, voire de le refuser si je me trouve hors de chez moi. N’est-ce pas plus pratique, Olivier ?

— Je ne le pense toujours pas !

— À part ça ! As-tu changé de fournisseur de données récemment ? Mathieu m’a évoqué quelque chose comme ça ?

— Je suis au fait que Mathieu m’a installé un programme le week-end dernier, depuis la Chambre des députés et qu’il a été aidé par l’un de ses collègues, un pro dans ce domaine. Mathieu m’a précisé que j’allais pouvoir bénéficier du métavers Google Map4 qui me permettra d’avoir accès à une carte géographique extrêmement détaillée, prenant en compte la météo, d’après ses dires. Une seconde implantation dans le système est prévue, mais je ne sais toujours pas quand. Pour le reste, c’est une autre compagnie qui va s’en occuper.

— Je te communiquerai la firme qui est la plus intéressante actuellement. Chaque semaine, je suis informée des innovations. Il ne faut pas hésiter à changer de prestataires de service. D’abord, tu solliciteras Mathieu pour qu’il te fasse une mise à jour ! Il maîtrise parfaitement la procédure pour pénétrer au cœur du système informatique du moulin. Je te le répète si tu as oublié !

— Je n’ai pas oublié, Claire, n’étant pas devenu gaga, comme tu le penses parfois… Je sais comment opérer… Au fait, Claire, je t’interromps… Je ne t’ai pas encore demandé comment tu allais avec ton souci d’hier ! Tu m’as fait peur, si tu veux savoir mon ressenti !

— C’est du passé ! Ne t’inquiète pas ! Si je te téléphonais ce matin, c’était pour te dire que ta chère fille avait l’intention de te rejoindre en passant par la claire-voie, c’est-ce qu’elle m’a signalé, avant mon appel, mais la connaissant, vu sa versatilité, je suis certaine qu’elle va choisir une autre option. Pour l’instant, elle se fait belle. Alors, ne sois pas surpris si tu découvres un intrus, ou plutôt une intruse, sur ton système de surveillance.

— Merci de l’info ! Si je saisis bien, « petite Isabelle » se prépare à cette heure pour se recueillir sur la tombe d’Isabelle, bien que ce ne soit pas sa mère. Une question me saute immédiatement à l’esprit…

— Tu peux toujours la poser ! Je vais y réfléchir dès que je l’aurais entendu !

— Est-il logique de s’habiller comme une princesse pour se rendre dans un cimetière ?

— Pas vraiment ! D’un côté, je dois t’avouer qu’elle ne repart pas à Rouen pour retrouver Victor !

— Ah ! Elle s’est trouvé un amant ?

Claire se met à rire et ne parvient pas à se reprendre, avant de me préciser :

— Quelle idée ! Isabelle avec un « Jules » ! On aura tout vu !

— Je plaisante en lançant ça… Mais, explique-toi mieux, car je ne comprends rien ! Pour quelle raison se fait-elle belle, « petite Isabelle » ? Tu m’en as déjà parlé au moins ?

— Eh non ! Je ne t’en avais pas soufflé un mot jusque-là, car après, on va dire que la vieille Claire ne sait rien garder pour elle.

— Ce qui n’est pas faux !

— Donc, je confirme que ta fille va bien t’accompagner jusqu’au cimetière. De plus, elle ne retourne pas à Rouen, car Victor et les enfants sont actuellement au Mesnil-Peuvrel. Si Isabelle a débarqué ici, c’est qu’elle a l’intention de m’y emmener, ce qui est gentil de sa part, sauf que William a eu exactement la même idée, s’étant proposé le premier, hier après-midi.

— Qui sera le gagnant ? Bon point pour « petite Isabelle » qui... Au fait, elle se trouve à côté de toi ?

— Elle est encore dans sa chambre, finissant de se maquiller, je pense !

— … Isabelle change continuellement d’avis comme de chemise. Elle devait déjà passer la semaine dernière au moulin. Eh bien ! Je te le donne en mille, je l’attends toujours ! Comme quoi, elle ressemble véritablement à sa mère.

— Eh oui, elle est un peu comme moi. Les chiens ne font pas des chats. Tu es informé à présent ! Pour ta gouverne, elle avait été appelée en urgence pour une opération, lorsque tu l’attendais ce jour-là.

— Ah ! Bien ! Je l’ignorais.

— Elle aurait pu te prévenir ! Mais j’imagine qu’après douze heures de présence dans un bloc, on ne s’intéresse qu’à se reposer après.

— Je te crois !

— Que je t’explique maintenant : on va se rendre au cimetière tous en même temps. Je pense que William ne va pas tarder à nous rejoindre, car s’il vient, ce n’est pas pour nous chercher, mais c’est pour aller sur la tombe de sa mère. Il y tenait et particulièrement aujourd’hui.

— Cela tombe bien ! Il y a un mois, il m’avait demandé de lui collecter tous les documents que j’avais en ma possession concernant sa pauvre mère. J’ai même retrouvé des articles inédits sur un ancien disque dur. Je lui ai préparé tout ça.

— Très sympa !

— N’est-ce pas ! Il pourra la découvrir à travers les magazines, les photos, la presse, les affiches, les vieilles vidéos que l’on peut toujours dénicher sur le web. J’ai l’ensemble du dossier, conservé en mémoire. Je peux tout lui transférer en un clin d’œil. Ensuite, il n’aura qu’à consulter les données sur n’importe quel écran.

— En outre, je dois te signaler qu’il m’a longuement interrogée sur ce fameux bouquin que tu as écrit. Il désirait savoir si cette histoire de femmes qu’on avait suppliciées autrefois était vraie ou si c’était une création de ton imagination. J’ai dû lui préciser que j’avais été témoin indirecte de ce qui s’était déroulé en 2014. Tu lui clarifieras tout ça dans la voiture et Isabelle écoutera par la même occasion.

— En route ? Jusqu’au cimetière ? Mais comment veux-tu que je raconte un tel récit en cinq minutes ?

— Ah ! Tu n’as toujours pas saisi pourquoi nous avons réservé cette journée du 21 juin ! Pourtant, je n’arrête pas de jeter des cailloux, comme le petit Poucet, afin que tu comprennes. Alors, je te l’annonce pour que tu t’habilles pour la circonstance. Plus besoin que tu enfiles une combinaison. Il est prévu de t’emmener au Mesnil-Peuvrel pour un repas de famille. Cela fait déjà un bail qu’on n’en ait pas fait un et, là, c’est l’occasion rêvée, d’autant que toute la tribu est réunie. Ce sera une sorte de cousinade avec en toile de fond la fête de la musique. Ça te va ?

— Ce n’était pas planifié au programme ça !

— Pas vraiment, mais c’est moi qui fus l’investigatrice de cette fête et ce rendez-vous va se réaliser au Mesnil-Peuvrel, dans ce qui est devenu aujourd’hui une véritable maison agréable à vivre, grâce à ton papa et à celui d’Isabelle.

— Claire ! Je suis ému, d’un coup. Je sens à plein nez que vous avez fait des folies et que je vais devoir faire face à un tas d’impondérables comme pour l’anniversaire de Charles Bohon. Tu vois, les larmes me montent aux yeux. Et mes petits-enfants, sont-ils tous présents également ?

— Ils seront tous là, sans exception ! Je t’arrête, car j’aperçois William qui pointe le bout de son nez. Du coup, Isabelle me fait signe qu’elle privilégie la voiture plutôt que de traverser la prairie. J’imagine qu’elle ne veut pas salir sa belle robe. Désolée.

— Je suis donc obligé de m’endimancher. Mince !

Mon Dieu ! Voilà que Claire a déteint sur Isabelle ! Comment pouvais-je soupçonner qu’il y aurait un tel chambardement, aujourd’hui ?

« APPEL TERMINÉ ; EXPRESSO », dis-je.

En attendant qu’on vienne me récupérer, je consens à me fringuer convenablement, étant contraint d’abandonner ma balade à travers les rues de Mexico. Il leur faut bien un bon quart d’heure pour faire tout ce détour alors que deux cents mètres à peine séparent le moulin de la ferme des Roys. Sur l’écran, j’ai bien perçu que « petite Isabelle » avait enfilé une robe bleue qui lui tombait jusqu’aux chevilles, ce qui, inévitablement, va l’empêcher de franchir la claire-voie. Si elle avait revêtu une mini-jupe, comme les femmes osaient en porter à mon époque, je serais déjà en train de discuter avec elle de mon bouquin.

Le long du ruisseau, guettant l’arrivée des autres, je suis bien forcé de revenir en pensée sur la date du 15 août 2020. Ce jour dédié à la Sainte-Marie avait été, pour moi, l’occasion de renouer davantage avec les Tuttavilla et c’est bien à compter de ce jour mémorable que j’avais pu me rapprocher de Claire, laquelle m’avait révélé que « petite Isabelle » provenait de mes œuvres. Mon très cher père, aussitôt mis au courant de cette nouvelle paternité, s’était naturellement empressé, le lendemain, de commander des kits ADN auprès d’une compagnie américaine. Le résultat ne se fit pas attendre, car un mois après, j’avais découvert que je matchais réellement avec une certaine Isabelle Bertaux avec un taux avoisinant 50 % de centimorgans en commun. À partir de ce constat, nul doute n’étais permis ; la petite princesse de Claire s’avérait bien être issue de mon propre sang, reprenant l’expression que l’on utilisait autrefois. Cependant, je ne comprends toujours pas comment Claire, infertile, avait pu se retrouver enceinte.

Davantage surpris, mais également heureux, j’ai reconnu ma fille devant notaire lorsqu’elle avait atteint ses 6 ans, consignant noir sur blanc les données communiquées par la société américaine. Il allait de soi que ma démarche d’identifier petite Isabelle comme progéniture légitime avait pour but d’assurer son bien-être et aussi celui de me déculpabiliser. Muni de ma minute signée et cachetée en bonne et due forme, la légalisation s’était effectuée auprès de l’officier d’état civil du lieu de sa naissance, Isabelle Bertaux modifiant son patronyme en celui d’Isabelle Prevel-Bertaux.

Plus tard, lorsqu’elle eut l’idée de célébrer ses 20 ans, une fête fut organisée au Mesnil-Peuvrel au cours de laquelle ma princesse m’étreignit longuement, me remerciant du fond du cœur de l’avoir admise dans le clan Prevel. Ce jour-là, je me suis rendu compte que la propriété du Mesnil-Peuvrel s’avérait bien trop vaste pour moi et qu’il était temps de penser à l’avenir, tout en espérant que mes successeurs préservent ce domaine en particulier.

Puis, en 2046, j’avais remarqué que le Mesnil-Peuvrel s’était métamorphosé en une maison de famille, ou plutôt une sorte d’auberge espagnole, laquelle était à tout instant envahie par l’un ou par l’autre de mes enfants, voire de mes petits-enfants se plaisant en ce lieu. Quant à la petite chapelle, parfaitement rénovée, elle ne fit plus parler d’elle après les fouilles archéologiques. La dame blanche s’était définitivement évanouie après qu’on eut retrouvé le squelette de son époux Guillaume de Pevrel, mon aïeul, découverte qui avait permis l’identification d’Alix Malet de Graville dont l’ombre avait tant effrayé les générations passées.

Toujours en 2046, j’avais dû consigner, devant notaire l’état de mon patrimoine à partager entre mes chacun de mes légataires universels et réservataires, à savoir ; William dit le sage, Isabelle dite la princesse, Mathieu dit l’avisé et Chloé dite la tempête.

Concernant William, le premier de mes rejetons, il venait de fêter ses 51 ans depuis le 26 mars. À la mort de Éric Tuttavilla, il avait fondé l’ETWP holding récupérant les initiales « ET » de son grand-père maternel et « WP » pour William Prevel. Architecte DPLG depuis de très nombreuses années, son souhait avait été de vivre dans l’appartement de la rue de Navarre pour profiter de la magnifique vue sur les arènes de Lutèce, ce qui me rappelait des souvenirs heureux lorsqu’il me venait l’idée de lui rendre visite. Au cours d’un voyage en Finlande, il avait fait connaissance avec Amélie Armfeld, une Finlandaise de la région de Turku, lointaine cousine apparentée à l’entourage de Anton et Béatrice Häkkinen. Se mariant rapidement, il avait eu de cette union, trois gamins, chacun s’engageant vers les métiers de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire. William, devenu l’héritier principal de plusieurs agences d’architecture à la mort de son grand-père, avait dû remodeler à la hâte, après un audit, la structure et l’organigramme de la holding en plaçant son fils Gérald à la tête du bureau de Bastia, sa fille Olivia à Ajaccio et son autre fils Gautier à Rouen. Pour ce qui concerne les lieux d’habitation, Gérald avait pu bénéficier de la villa d’Abbazia, Olivia de l’appartement d’Ajaccio, quant à Gautier, il s’était fait construire une maison sur le Mont-Saint-Aignan. Leur histoire n’était pas terminée, car chacun d’eux avait prévu d’épouser très prochainement l’élu de leur cœur. Il ne restait plus qu’à fixer les dates !

Concernant ma deuxième, « petite Isabelle » que j’avais choisi d’appeler ainsi, ce qui ne la dérangeait aucunement, même si elle était très grande et racée avec ses beaux yeux verts et ses cheveux devenus châtains. Étonnamment versatile, « petite Isabelle », 50 ans, cardiologue et responsable d’unité comme sa mère, s’était mariée avec Victor Delamare Deboutteville, éminent chirurgien thoracique et chef de clinique, qui avait préféré revenir sur les terres normandes. Leur dernière, Bérénice, adorait se fondre dans le paysage champêtre du hameau des Brumes, allant se perdre jusqu’au manoir pour y rencontrer sa meilleure amie Anne-Sophie Häkkinen, journaliste, qui n’était que la fille de Joonas, lequel s’était installé définitivement en France, après la mort de ses parents.

Mon troisième, Mathieu, 49 ans, avait épousé la profession d’avocat d’affaires comme mon père. Il s’était casé à 28 ans avec Daphné Martel, à peine âgée de 20 ans, comédienne, et petite-fille d’Aurore de Lestandart. Évidemment, retrouver Aurore, dans mon esprit, me rendait on ne peut plus nostalgique, car ce fut la première femme que j’eus charnellement aimée. À regret, elle était décédée, il y a cinq ans d’une embolie pulmonaire, mais elle avait pu transmettre le flambeau à mon fils, élu député de cette circonscription depuis une dizaine d’années. Je me souviens que lors de l’échange des anneaux nuptiaux entre Mathieu et Daphné, un détail m’avait amusé qui avait pour cadre un pont imaginaire, mais pas n’importe quel pont, mais celui du pont des Arts, celui qui avait tant séparé la mère du marié à celle de la mariée. Quelle ironie du destin ! Sur cette passerelle mythique, aurais-je pu concevoir qu’un jour Aurore et Astrid banquettent ensemble dans la nouvelle salle des fêtes de Bully ? Durant les noces, aucune de ces mères ne fit allusion à une histoire oubliée qui avait fait l’objet d’un terrible quiproquo.

Après le mariage en grande pompe de Mathieu et Daphné, il m’était désormais devenu plus aisé de me rendre au château des Lestandart, Mathieu ayant bénéficié du clos et du couvert jusqu’à son élection, l’obligeant à s’installer ensuite à Paris pour accomplir son mandat. Là encore, le hasard était intervenu puisqu’il résidait dans l’appartement de la rue du Bac. Cependant, je regrettais de le voir moins souvent, ainsi que leurs deux enfants Pierre et Aude qui préféraient la compagnie de leurs amis parisiens, tous exerçant leur activité dans le cinéma comme acteurs ou actrices, réalisateurs ou producteurs.

Quant à ma quatrième, Chloé, 48 ans, elle avait aussi embrassé la carrière d’avocate, comme mon père, se spécialisant dans le commerce international. Ambitieuse et butée, elle avait repris le cabinet de Santa Monica avant d’épouser son mentor Benjamin Debeaulieu, le fils de Gueule-de-Broc. Après la mort de Charles Bohon, Benjamin avait hérité d’un sacré pécule, ce qui lui avait permis de s’engager vers des études de droit à Rouen, puis d’en poursuivre d’autres jusqu’à l’obtention de son doctorat à l’université d’Assas. Particulièrement habile, Chloé l’avait repéré pour ses qualités professionnelles. Sur le tard, elle l’avait embauché, lui offrant de suivre des examens complémentaires en Californie pour décrocher son Juris Doctor. À force de travailler face à face, l’amour avait fini par éclore, Chloé et Benjamin se mariant à Santa Monica pour donner la vie à Ashley, Bryan et Alice.

Parvenu dans la cour du moulin, William, tout joyeux de me retrouver, s’extirpe avec difficulté d’un nouveau modèle de véhicule autonome quatre places. Aussitôt, il se dirige vers moi pour venir m’embrasser. Tout juste derrière, je découvre « petite Isabelle », parée de ses plus beaux atours, qui réussit à s’arracher sans effort d’un siège pas vraiment adapté pour le transport terrestre. Je remarque une chose : c’est qu’à part changer d’avis à tout bout de champ, elle est tout à fait splendide avec sa démarche aérienne qui pousserait tous les anges du ciel à s’incliner devant elle. Câline, elle me prend dans ses bras pour me déposer une bise sur la joue.

— Bonjour, papa ! L’on ne s’était pas croisés depuis un moment.

— Depuis que ta chère mère priorise, un peu trop, son appartement parisien ! Tiens ! Attends, je vais l’aider à descendre de cette fichue voiture. Je ne comprends pas. Elle devrait être plus souple, ta mère, depuis le temps qu’elle se rend à la piscine !

À son tour, j’aperçois William qui s’élance pour sortir Claire du piège dans lequel elle s’est fourrée.

Isabelle, qui se gausse du tableau, récupère son légendaire sac en bandoulière pour inviter William à pénétrer dans la maison.

— Papa, j’ai une urgence à traiter impérativement avec mon frère. Je préfère le faire maintenant, car après cela ne sera plus possible. De toute façon, on est arrivé un brin en avance.

— Alors, je propose que vous alliez vous commander un café à la machine. Prenez votre moment, les enfants !

William et « petite Isabelle » se dirigent vers le bot-cuisinier, chacun s’escrimant manuellement à effectuer leur choix, ce qui m’amuse.

— Papa, veux-tu une viennoiserie ? Et toi, maman ?

— Non merci ! répondons-nous de concert.

Ce contretemps me fait comprendre que je vais devoir attendre encore un peu pour revoir Mathieu, ainsi que sa tendre et chère épouse Daphné qui me rappelle tant et si bien Aurore avec ses longs cheveux blonds, son regard affûté et son nez légèrement retroussé. La première fois que mon fils me l’avait présentée, j’avais été fort troublé, me gardant bien de lui en préciser la cause. J’imagine bien que certains, parmi mon entourage, n’ignoraient pas que j’avais été l’amant d’Aurore, notamment mon gendre Benjamin qui avait dû apprendre par sa mère cette très vieille rumeur comme quoi la comtesse m’avait enseigné le catéchisme.

Claire, qui s’était ruée dans les toilettes, s’avance vers moi pour entretenir la conversation.

— Je songeais à Daphné qui ne devrait pas tarder à accoucher de son dernier, me dit Claire.

— Moi aussi ! C’est fou cette ressemblance avec Aurore ! Tu ne crois pas ?

— J’en conviens, Olivier ! Je sais à quoi tu penses lorsque tu te retrouves face à ta bru ; mais oublie cette histoire ! En tout cas, c’est vrai ! Daphné, c’est tout le portrait de sa grand-mère.

— Pendant que personne ne nous écoute, je dois te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi depuis tant d’années…

— À quel propos ?

— À propos de ta présence, de ta bienveillance, mais encore pour Isabelle qui aurait eu 81 ans aujourd’hui. De plus, je ne manquerai pas de déposer des fleurs sur la tombe d’Astrid. Elle est partie là-haut depuis 21 ans.

— Je présume que c’est Isabelle qui t’a le plus marqué, si je considère les écrits que tu laisseras à ta descendance.

— En quelque sorte ! Je pense constamment à cette histoire pour des motifs que tu connais désormais. Mais, tu dois t’en douter, puisque tu avais fini par m’avouer qu’il en était de même pour toi à cause de cette boucle d’oreille que tu avais retrouvée près de mon lit.

— Pour quelle raison t’extériorises-tu de cette manière ? Tu parles comme si tu allais nous faire un malaise.

— Je m’exprime ainsi, car c’est mon anniversaire et que forcément, on fait un bilan de son existence.

— La mort d’Isabelle m’a bouleversée douloureusement parce que je l’appréciais énormément, mais aussi à cause de cette éthique qui m’a obligée à me taire. J’étais dans l’incapacité de te révéler que le cœur d’Isabelle battait dans le corps d’une femme que tu avais commencé à aimer et que tu venais de choisir comme épouse, en l’occurrence ma patiente. Comment, dans ce cas-là, pouvais-je te prévenir que j’étais enceinte de toi ? L’équation était devenue insoluble.

— Quant à moi, si j’avais appris que tu étais grosse avant que je croise Astrid dans le parc Monceau, j’aurais pu convoler en justes noces avec toi, puis on aurait pu enchaîner nos vies pour mettre au monde d’autres enfants. Malheureusement, le destin en a décidé différemment.

— Pour les autres bébés, je n’en suis pas certaine ! Et concernant le rapprochement qui n’a pas eu lieu, ne sois pas triste pour ça, Olivier ! Tu ne pouvais pas savoir ! C’est moi qui suis l’unique coupable. On a quand même eu une très jolie fille qui fait le bonheur de Victor. Nous avons un gendre exceptionnel. D’un autre côté, tu as pu aller de l’avant avec Astrid qui fut ta meilleure copine de lycée, je te le rappelle. Pouvais-je deviner que tu découvrirais le pot aux roses en repérant un papier qu’Astrid avait omis de ranger ? Ce qui fait encore une sacrée coïncidence, car il a fallu que tu épouses la seule femme qui avait bénéficié du greffon de celle que tu avais tant aimée. Quelle ironie ! Ne crois-tu pas ?

— Comme tu dis ! Sans compter que c’est Astrid qui est parvenue à me faire surmonter mon chagrin.

Il est dix heures. Visiblement, William et « petite Isabelle » doivent avoir énormément de choses à s’échanger puisque le bot-cuisinier distribue à nouveau du café. J’en recommande un à Claire qui refuse poliment.

— À propos, « Andrew » est-il toujours en panne, Olivier ?

— Un technicien doit passer demain lundi pour essayer de le réparer. De toute façon, je pense me débarrasser de lui, car, avec le web 5.0, ces antiques technologies sont à consigner dans les placards. Ma combinaison intelligente suffit pour intégrer les différents métavers. Maintenant, je te suggère de marcher un peu jusqu’au ruisseau, cela me fait un bien fou d’évoquer les vieux souvenirs, proposé-je à Claire.

Depuis les précédentes révolutions liées aux systèmes d’information regroupant la robotique, l’intelligence artificielle, la géolocalisation, les métavers, les interfaces neuronales, les micropuces implantées sous la peau, l’identification par l’ADN et bien d’autres innovations, j’avais bénéficié de la capacité de me déplacer virtuellement en n’importe quel endroit de la terre et même à l’intérieur de bâtiments, qu’ils soient officiels ou non, mais uniquement si j’avais l’autorisation d’un tiers ou d’une administration.

L’une de mes toutes dernières emplettes, un gadget fort coûteux, paraît-il, a estomaqué Claire qui s’est empressée de me demander si j’avais perdu la raison quand elle a découvert un exosquelette, une structure légère adaptée à mon corps et qui me permettait de réaliser ces déplacements virtuels. Celui-là, je l’avais dissimulé dans l’une des dépendances du moulin. Piloté par mon cerveau, j’avais accès à « Edgar », un cyborg de l’avant-dernière génération, stationné en permanence à Paris, dans l’appartement de la rue Murillo. Depuis quatre ans, « Edgar » avait remplacé « Andrew », un bot datant des années 2030, acquis par ma mère après que Léone ait pris sa retraite. Étonnamment, ce cyborg avait été baptisé ainsi par adoption de la première lettre de l’alphabet. Aucun autre robot n’avait succédé au premier de la série, jusqu’au jour où j’ai compris que « Edgar » me serait très utile pour le projet que j’envisageais à très court terme, c’est-à-dire l’écriture d’un mémoire relatant mon existence et ce que j’avais expérimenté.

Il faut bien avouer que ce type de machine avait bouleversé notre manière de vivre depuis les années 2030. Pour individus les plus en pointe des technologies novatrices, cela leur avait permis de s’épanouir, d’apprendre, de travailler différemment, de visiter des régions ou des continents entiers, de jouer à distance, que sais-je encore. Bien entendu, certains n’avaient pu s’adapter à cette profusion d’idées nouvelles, ce qui avait causé des problèmes sociétaux de considérable ampleur et des révolutions dans certains pays, en raison du chômage systémique qui avait fait des ravages parmi nos concitoyens.

Avec l’adoption de « Edgar », il m’avait fallu beaucoup de temps pour me familiariser avec lui, étant donné qu’il devait être interconnecté avec la plupart des « objets numériques » équipant l’appartement et au-delà. C’est lorsque je fus enfin prêt à m’atteler à l’écriture de mon manuscrit depuis le moulin des Brumes que le cyborg devint opérationnel, m’offrant la possibilité d’accéder à mes archives personnelles classées dans le bureau de mon défunt père, ainsi qu’aux ouvrages référencés dans la bibliothèque. Après m’être équipé de mon exosquelette et après avoir effectué quelques essais, j’étais parvenu à m’intégrer à l’intérieur de « Edgar » à ma très grande surprise, me comparant aussitôt à une âme agissant sur un vulgaire robot, stationné à près de deux cents kilomètres du moulin.




[1] Interface Neuronale Directe : est une interface reliant le cerveau à n’importe quelle machine. Le système permet de commander un ordinateur ou un système numérique.

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