Chapitre 5 - Kael

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Cette nuit-là, dans leur campement à l'écart du village, Kael resta silencieux une heure durant. Erian fixait le feu, rongé par la culpabilité.

— Je voulais juste...

— Tu voulais quoi ? Jouer les sauveurs ?

La voix de Kael était dure, plus dure qu'elle ne l'avait jamais été.

— Tu as un pouvoir que tu ne maîtrises pas, dans un monde que tu ne connais pas, et tu décides d'expérimenter sur des gens désespérés ?

Erian encaissa le coup.

— Comment étais-je censé savoir ?

— En apprenant d'abord ! En observant ! En posant des questions !

Kael se leva, fit quelques pas. Sa cicatrice au cou se contracta : elle le faisait encore souffrir quand il était en colère.

— Tu crois que les bonnes intentions suffisent ? Dans trois semaines, je repars vers le nord. Si tu veux vraiment trouver tes réponses, il va falloir que tu grandisses. Vite.

Il se rassit, sa colère retombant.

— Et surtout, il va falloir que tu acceptes que tu ne peux pas sauver tout le monde. Parfois, on ne peut même pas se sauver soi-même.

Il sortit son propre fragment, l'observa dans la lumière du feu.

— Ma sœur... quand elle a disparu, j'ai passé des mois à me dire que j'aurais pu faire quelque chose. Que si j'avais été plus rapide, plus intelligent... Mais la vérité, c'est que l'Odre ne nous demande pas notre avis. Il prend ce qu'il veut.

— Alors pourquoi continuez-vous à chercher ?

Kael lui lança un regard surpris.

— Parce qu'abandonner, ce serait la trahir une seconde fois.

Le lendemain, Kael emmena Erian hors du village pour une "leçon pratique". Ils marchaient sur un sentier de montagne quand trois hommes sortirent des buissons.

— Eh bien, qu'avons-nous là ? dit le plus grand, une cicatrice barrant sa joue gauche. Un Khaorn et son petit ami en promenade ?

— Passez votre chemin, dit calmement Kael.

— Oh, nous passerons notre chemin. Dès que vous nous aurez donné vos bourses. Et ce joli petit objet que le gamin cache dans sa poche.

Erian sentit son sang se glacer. Ces hommes savaient qu'il avait quelque chose, mais comment ?

— Cours, murmura Kael.

— Quoi ?

— Cours ! Maintenant !

Mais Erian ne bougea pas. Il ne pouvait pas abandonner Kael.

Le bandit sourit et dégaina une épée ébréchée mais efficace.

— Le môme a du cran. Tant mieux, ça sera plus amusant.

Erian dégaina l'épée d'entraînement que Kael lui avait confiée.

Ce qui suivit fut une humiliation complète. Erian, décidé à ne pas laisser Kael seul, se jeta dans la mêlée. Mais sans la moindre technique, il fut balayé aussitôt : il perdit son arme d'un revers, un coup de poing le projeta au sol, un coup de pied dans les côtes lui coupa le souffle.

— Pas terrible ton élève, dit le bandit à Kael qui se battait contre les deux autres.

L'homme leva son épée pour porter le coup final... et s'effondra, une dague de Kael plantée entre les omoplates.

Les deux autres bandits, voyant leur chef mort, prirent la fuite.

Kael s'agenouilla près d'Erian, le nez en sang, les côtes douloureuses.

--- Ça va ?

--- J'ai... j'ai été pathétique.

--- Oui, dit Kael sans détour. Complètement pathétique. Un gamin de ferme t'aurait mieux défendu.

Il l'aida à se relever.

--- Maintenant, tu comprends ? Cet homme avait peut-être quinze ans d'expérience. Toi, tu en as zéro. Et dans le monde réel, il n'y aura pas toujours quelqu'un pour planter sa lame dans le dos de tes ennemis.

Erian cracha un peu de sang.

--- Alors apprenez-moi. Vraiment.

--- C'est ce que je compte faire. Mais comprends bien : tu ne seras jamais un héros de légende. Tu apprendras juste à survivre.

Ce qui suivit fut les trois semaines les plus dures de la vie d'Erian. Kael ne le ménagea pas.

Chaque matin : course dans les collines jusqu'à vomir. Chaque après-midi : maniement d'épée jusqu'à ce que ses bras refusent de bouger. Chaque soir : observation, discrétion, survie.

--- Comment savoir si quelqu'un ment ? --- Comment reconnaître une embuscade ? --- Comment dormir sans se faire égorger ? --- Comment fuir quand il le faut ?

Erian apprit. Lentement, douloureusement. Chaque leçon lui rappelait les enseignements de Jarn sur les dangers de la mer --- même vigilance, même respect de forces plus grandes que soi. Il perdait encore tous ses duels d'entraînement, mais tenait maintenant dix secondes au lieu de trois.

--- Ce n'est pas suffisant, grognait Kael après chaque séance.

--- Je sais.

--- Dans le monde réel, tu serais mort vingt fois.

--- Je sais !

--- Alors pourquoi tu continues ?

Erian, le visage tuméfié par les coups d'entraînement, leva les yeux vers son mentor.

--- Parce que je dois retrouver Serra. Et que je ne peux pas la retrouver si je suis mort.

Kael hocha la tête.

--- Bonne réponse.

Les soirs où Kael se croyait seul, Erian le voyait sortir son fragment et fixer les étoiles, une expression de douleur pure sur le visage. Parfois, il murmurait un nom : "Lysa."

Sa sœur.

Une nuit, Erian osa lui demander :

--- Elle te manque ?

Kael ne répondit pas immédiatement.

--- Chaque jour. Et le pire, c'est que je ne sais même pas si elle est morte ou si elle souffre quelque part.

Il rangea son fragment.

--- C'est pour ça que je fais ça, gamin. Pas pour elle --- elle est peut-être hors d'atteinte. Mais pour empêcher que ça arrive à d'autres.

Au bout de trois semaines, Kael sella son cheval. Erian avait changé --- des muscles là où il y avait eu de la maigreur, des cicatrices où il y avait eu de la peau tendre, et surtout, un regard plus dur où il y avait eu de la naïveté.

--- Tu as appris les bases. Juste les bases. Tu sais tenir une épée sans te couper, reconnaître un piège grossier, et courir assez vite pour sauver ta peau. C'est tout.

--- Je sais.

--- Tu vas encore te faire botter le cul. Probablement plusieurs fois.

--- Je sais.

--- Et je ne serai pas là pour te sauver.

Erian hocha la tête. Ces trois semaines l'avaient changé. Il était encore faible, mais il n'était plus naïf.

--- Où vous allez ?

--- Au nord. J'ai eu des rapports d'un autre phénomène dans les Terres du Nord. Des gens qui disparaissent la nuit et reviennent... différents

Kael monta en selle, puis se pencha vers Erian. Pour la première fois, son expression se radoucit légèrement.

--- Tu veux un conseil ? Trouve-toi des alliés. Pas des gens comme moi qui passent et repartent. Des compagnons de route. Seul, tu ne tiendras pas un mois.

--- Comment je les reconnaîtrai ?

--- Tu ne les reconnaîtras pas. Tu devras leur faire confiance et espérer qu'ils te la rendront. C'est ça aussi, grandir.

Il fit faire demi-tour à sa monture, puis s'arrêta.

--- Et Erian ? Si tu retrouves ta sœur... elle ne sera peut-être plus la même. Prépare-toi à ça aussi.

Il partit au galop, laissant Erian seul avec ses maigres possessions et ses nouvelles cicatrices.

Dans le vent qui se levait, Erian crut entendre cette mélodie que Serra fredonnait toujours. Le fragment contre sa poitrine lui rappela qu'elle était encore quelque part, vivante.

Elle est vivante. Quelque part.

Pour la première fois depuis Myrin, Erian était vraiment seul. Plus de mentor, plus de guide. Juste lui et une route incertaine.

Il vérifia son équipement une dernière fois : épée correctement fixée, besace bien sanglée, couteau à portée de main. Kael lui avait aussi laissé quelque chose --- une page arrachée de son carnet. Un croquis grossier d'une ville à l'est, avec ces mots : "Brassemont. Carrefour commercial. Beaucoup d'informations circulent. Attention aux voleurs."

Il devait y avoir une trace d'Odre dans cette direction. Mais cela ne voulait rien dire sur ce qu'il y trouverait.

Erian regarda vers cette direction, où le soleil se levait lentement. Quelque part dans cette direction, peut-être, il trouverait des réponses. Ou peut-être Serra elle-même.

Il n'était plus le garçon terrifié qui avait fui Myrin. Il avait appris. Il avait échoué. Il avait payé le prix de ses erreurs. Et maintenant, il savait au moins une chose : le monde ne lui ferait pas de cadeaux.

Il ajusta son paquetage et prit la route de l'est. Dans sa démarche, on voyait encore le balancement du marin --- jamais complètement à terre, toujours prêt à compenser le mouvement d'un pont qui n'existait plus.

Dans sa tête résonnait encore la voix de Kael : "L'Odre révèle toujours ce qu'on est vraiment."

Alors montre-moi ce que je suis, pensa-t-il. Et aide-moi à la retrouver.

Derrière lui, Pierrefendue continuait sa lente agonie. Devant lui, l'inconnu l'attendait.

Il avait une direction. Il avait un but. Et il avait appris la première leçon du monde : survivre assez longtemps pour trouver les réponses.

Le vrai voyage d'Erian ne faisait que commencer.

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