Chapitre 6 - Brassemont

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Brassemont se dressait au confluent de trois vallées comme une fourmilière géante. Même à distance, Erian entendait le brouhaha constant qui s'élevait de ses murailles --- voix humaines mêlées à des cris plus aigus qu'il ne reconnaissait pas encore. Des colonnes de fumée s'élevaient au-dessus des toits, certaines grises et familières, d'autres teintées de bleu-vert qu'il n'avait jamais vues.

Trois routes convergent ici, pensa-t-il en observant les flux constants de voyageurs. Exactement ce que Kael avait dit : un carrefour d'informations.

Une file d'attente serpentait devant les portes principales. Erian compta machinalement --- un réflexe que Kael lui avait inculqué --- au moins quarante personnes devant lui. Des familles entières avec leurs maigres possessions, des marchands aux chariots surchargés, et beaucoup d'autres comme lui : des jeunes gens seuls, le regard dur, portant tout ce qu'ils possédaient sur le dos.

Des réfugiés. Comme moi.

--- Avance ! grogna un garde en armure de cuir renforcée.

Erian observa discrètement l'homme. L'équipement était de bonne qualité mais usé, et surtout, il portait ce qu'Erian reconnut immédiatement : un cristal d'Odre serti dans son pommeau d'épée. Pas décoratif, nota-t-il. Fonctionnel. Pour la détection ?

Quand son tour arriva, deux gardes l'examinèrent de la tête aux pieds. Le plus âgé, un homme aux cheveux grisonnants, avait cette fatigue particulière dans les yeux --- celle de quelqu'un qui a vu trop de problèmes défiler.

--- Nom ? Origine ? Destination ?

--- Erian. Je viens du sud. Je cherche du travail et des informations sur les routes vers l'est.

Il avait répété ces réponses simples pendant des jours. Pas de mensonge, mais pas toute la vérité non plus. Comme Kael me l'a appris.

--- Tu as des affaires à déclarer ? Des objets... inhabituels ?

Le fragment dans sa poche sembla pulser légèrement. Erian maintint son expression neutre --- autre leçon de Kael : contrôle ton visage avant tout.

--- Des effets personnels. Des outils. Rien de plus.

Le garde le scruta encore quelques secondes, puis hocha la tête.

--- Taxe d'entrée : deux pièces de cuivre. Si tu cherches du travail, évite le quartier des entrepôts --- les dockers locaux n'aiment pas la concurrence. Et si tu causes des problèmes, tu sors de la ville par le chemin le plus court. Compris ?

--- Parfaitement.

Erian paya sans discuter. L'ancien moi aurait posé des questions sur cette taxe. Le nouvel Erian comprend qu'il vaut mieux observer d'abord.

En franchissant les portes, Erian fut frappé par trois choses simultanément.

La première : l'odeur. Un mélange de sueur, de cuir, de nourriture épicée, et par-dessus tout, quelque chose de métallique et d'électrique qu'il associait maintenant à l'Odre concentré.

La deuxième : le bruit. Pas seulement des voix humaines, mais des sons plus aigus, des battements d'ailes au-dessus de sa tête, et un grondement sourd qui semblait venir des profondeurs de la terre.

La troisième : la diversité.

Dans la foule qui l'entourait, Erian aperçut pour la première fois de sa vie d'autres races que la sienne. Un groupe de voyageurs passa près de lui --- des hommes et femmes plus larges et plus trapus que la moyenne, la peau légèrement cuivrée et les cheveux tressés de fils métalliques. Des Khaorns, réalisa-t-il en se souvenant des descriptions de Kael.

Quelque chose dans leurs traits lui rappelait vaguement... Kael ? Il secoua la tête. Son ancien mentor lui avait parlé des différentes races en passant, mais il n'avait jamais fait le rapprochement sur le moment. Décidément, je ne suis pas très observateur, pensa-t-il avec ironie.

Plus loin, quelque chose bougea au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et retint son souffle. Une silhouette élancée descendait en spirale, de grandes ailes membraneuses battant avec une grâce qui défiait toute logique. L'Élyrien --- car ce ne pouvait être qu'un Élyrien --- atterrit sur un toit proche avec une légèreté parfaite.

Ils existent vraiment, pensa Erian, émerveillé malgré lui. Ce ne sont pas juste des légendes.

--- Tu débarques, toi, dit une voix amusée à ses côtés.

Erian se tourna. Un homme d'une quarantaine d'années, aux vêtements poussiéreux mais de bonne coupe, l'observait avec un sourire en coin.

--- Ça se voit tant que ça ?

--- Tu as le regard de quelqu'un qui voit des Élyriens pour la première fois. Et tu regardes partout sauf où tu devrais regarder.

--- C'est-à-dire ?

L'homme désigna du menton une direction précise. Erian suivit son regard et découvrit ce qu'il avait manqué : des cristaux. Partout.

Ils émergeaient des murs comme des excroissances naturelles, mais leur disposition était clairement artificielle. Certains pulsaient d'une lumière douce, d'autres restaient sombres. Le plus impressionnant était une formation de cristaux bleu-vert intégrée dans ce qui ressemblait à une fontaine publique --- sauf que l'eau qui en jaillissait avait un éclat nacré.

--- L'Odre, murmura Erian.

--- Exactement. Brassemont a été la première ville à vraiment l'intégrer dans son infrastructure. Éclairage, purification de l'eau, même une partie du chauffage en hiver. Révolutionnaire, disent les uns. Dangereux, disent les autres.

L'homme tendit la main.

--- Marcus. Marchand en tissus, à mes heures perdues. Et toi ?

--- Erian. Chercheur d'informations, on va dire.

--- Ah, un diplomate ! J'aime ça.

Marcus regarda autour d'eux, puis se pencha légèrement vers Erian.

--- Un conseil gratuit ? Cette ville est sur le fil du rasoir. Trop de réfugiés, pas assez de travail, et les autorités qui paniquent à la moindre rumeur d'accident d'Odre. Si tu veux des informations, évite les questions trop directes. Et surtout...

Il désigna discrètement un groupe de gardes qui patrouillaient dans la foule.

--- Ne montre jamais que tu as quoi que ce soit d'inhabituel. Ils confisquent d'abord, posent les questions après.

Le fragment dans la poche d'Erian sembla peser soudain plus lourd.

Au fur et à mesure qu'Erian explorait les rues, les conseils de Marcus prenaient tout leur sens. Brassemont était une ville magnifique, mais à bout de souffle.

L'architecture mélangeait harmonieusement la pierre traditionnelle et les innovations liées à l'Odre. Des cristaux de lumière illuminaient les artères principales, leurs lueurs changeantes créant des jeux d'ombres fascinants. Des conduits de métal poli, vraisemblablement alimentés par l'énergie des cristaux, transportaient l'eau propre vers des fontaines publiques.

Mais cette beauté était écornée par la réalité de la crise.

Dans les ruelles adjacentes, des familles entières campaient sous des bâches de fortune. Erian vit des enfants aux vêtements déchirés jouer avec des morceaux de cristal cassés --- dangereux, pensa-t-il immédiatement. Près d'une fontaine d'Odre, une dispute éclatait entre un marchand local et un réfugié au sujet de l'accès à l'eau purifiée.

--- C'est pour les résidents ! criait le marchand. Vous payez la taxe de purification ou vous allez au puits normal !

--- Mon fils est malade ! répondait la femme, désespérée. Il a bu de l'eau contaminée sur la route !

La foule s'agglutinait, prenait parti. Erian observa la scène en restant en retrait --- nouvelle habitude acquise pendant l'entraînement. Il remarqua que les sympathies étaient partagées : certains soutenaient le marchand ("Les règles sont les règles !"), d'autres la réfugiée ("On ne refuse pas l'eau à un enfant malade !").

Finalement, une patrouille de gardes arriva et dispersa tout le monde sans résoudre le problème. La femme repartit avec son fils, toujours sans eau propre. Le marchand retourna à son étal en maugréant.

Personne n'a gagné, constata Erian. C'est exactement ce que Marcus voulait dire par "sur le fil du rasoir".

Plus loin, il entendit des conversations entre commerçants :

--- Si ça continue, je ferme boutique et je repars vers Valmont. Au moins là-bas, on peut travailler tranquille.

--- Tu rigoles ? Valmont, c'est fini. Il paraît qu'une zone entière s'est cristallisée la semaine dernière. Plus personne n'ose y aller.

--- Alors on va où ? On peut pas tous s'installer dans les Hautes Terres !

Erian s'arrêta pour acheter du pain à une boulangère, autant pour manger que pour glaner des informations.

--- Vous êtes d'ici ? demanda-t-il en payant.

--- Née et élevée à Brassemont, fiston. Quarante ans que je tiens cette boutique.

--- Ça a beaucoup changé ?

La femme eut un rire amer.

--- Tu parles ! Avant, on était une petite ville tranquille. Les caravanes passaient, on faisait du commerce, tout le monde se connaissait. Maintenant...

Elle désigna la rue d'un geste large.

--- Regarde-moi ça. Deux fois plus d'habitants qu'il y a six mois. Des gens qui arrivent chaque jour avec des histoires de villages disparus, de zones mortes, de monstres. Et le conseil municipal qui nous dit de "faire notre part" pour l'effort humanitaire.

--- Vous n'êtes pas d'accord ?

--- C'est pas la question ! Bien sûr qu'il faut aider les gens. Mais on peut pas nourrir tout le monde ! Les prix montent, les tensions aussi. Et quand il y aura plus de place, plus de nourriture, plus de travail... qu'est-ce qui va se passer ?

Elle enveloppa son pain avec des gestes un peu trop brusques.

--- En plus, il y en a qui disent que les réfugiés amènent la contamination avec eux. Que l'Odre se propage comme une maladie. Moi j'y crois pas, mais...

Elle baissa la voix.

--- Il y a eu deux accidents depuis le mois dernier. Des cristaux qui ont explosé sans raison. Personne de blessé, heureusement, mais ça rend les gens nerveux.

Erian trouva un logement dans une petite auberge près du quartier des artisans. Le nom était ironique --- il n'y avait rien de tranquille dans cette partie de la ville. Le bruit des forges se mêlait aux cris des marchands, et une légère vibration constante dans le sol témoignait de l'activité des mines de cristaux sous la ville.

L'aubergiste, un homme corpulent aux mains tachées par l'Odre (signe qu'il travaillait directement avec les cristaux), lui loua une petite chambre au deuxième étage.

--- Première nuit d'avance, dit-il. Et pas de visiteurs après le couvre-feu. Les autorités sont strictes là-dessus.

--- Il y a un couvre-feu ?

--- Depuis le mois dernier. Trop de troubles nocturnes. Des gens qui voient des choses, qui entendent des voix... Probablement la fatigue et le stress, mais le conseil préfère jouer la sécurité.

Dans sa chambre spartiate mais propre, Erian posa son paquetage et observa par la fenêtre. De là, il avait une vue plongeante sur une partie de la ville qu'il n'avait pas encore explorée. Au centre d'une grande place, il aperçut quelque chose d'inhabituel : une structure temporaire, comme une scène ou une estrade, avec des gens qui s'affairaient autour.

Un spectacle, réalisa-t-il. Exactement ce que j'ai besoin pour observer sans me faire remarquer.

Il redescendit pour dîner dans la salle commune de l'auberge. L'endroit était bondé --- principalement des voyageurs de passage et quelques artisans locaux. Les conversations fusaient dans un mélange de dialectes qu'Erian ne comprenait pas tous, mais le ton général était clair : inquiétude, fatigue, tension.

À une table voisine, un groupe de mineurs débattait :

--- Ils veulent qu'on descende plus profond, mais moi je te dis que c'est de la folie. Plus on descend, plus l'Odre est instable.

--- Faut bien répondre à la demande ! Avec tous ces réfugiés, le conseil a besoin de plus de cristaux pour l'éclairage et la purification.

--- Et quand une veine va exploser et détruire la moitié de la ville, on dira quoi ?

--- Ça n'arrivera pas si on fait attention...

--- Tu peux pas faire attention avec l'Odre ! C'est comme essayer de dompter la foudre !

Erian mangea son ragoût en silence, enregistrant chaque information. Ce qu'il découvrait confirmait les soupçons qu'il commençait à avoir : Brassemont était un microcosme des tensions qui agitaient le monde entier. L'intégration de l'Odre dans la société apportait des avantages indéniables, mais aussi des risques nouveaux que personne ne maîtrisait vraiment.

Et moi, je me balade avec un fragment d'Odre dont j'ignore tout, pensa-t-il sombrement. Si ces mineurs ont raison sur l'instabilité...

Il termina son repas et remonta dans sa chambre. Dehors, la nuit tombait, et les cristaux d'éclairage commençaient à pulser plus intensément. Brassemont, vue de sa fenêtre, ressemblait à une créature fantastique aux veines luminescentes.

Belle et dangereuse à la fois.

Demain, il irait voir ce spectacle sur la place. Et peut-être qu'il y apprendrait quelque chose d'utile sur ce monde qui changeait si rapidement.

Ou peut-être qu'il y rencontrerait quelqu'un qui pourrait l'aider à comprendre ce qu'il était en train de devenir.

Erian descendit dans la salle commune pour un petit-déjeuner rapide. L'aubergiste essuyait des chopes en marmonnant quelque chose sur "ces saltimbanques qui attirent toujours les ennuis".

"Il y a un spectacle aujourd'hui ?" demanda Erian en payant son pain.

"Ouais, sur la place centrale. Maître Cornelius et sa troupe. Des bouffons qui se croient philosophes." L'homme cracha dans un seau. "Mais ça attire du monde, donc le conseil les laisse faire. Tant qu'ils n'insultent pas trop ouvertement les autorités."

Erian termina son repas et sortit. La place qu'il avait observée depuis sa fenêtre grouillait déjà d'activité. Des enfants couraient entre les jambes des adultes, des marchands profitaient de l'affluence pour installer des étals improvisés, et au centre, une scène de fortune prenait forme.

Il choisit un emplacement stratégique -- toujours avoir une sortie, avait dit Kael -- adossé à un mur, avec vue sur la scène et la foule et attendit que le spectacle commence.

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