Chapitre 5 : L’écho du hasard provoqué

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Lena se réveilla avant l’aube, sans alarme, sans bruit. Ses yeux s’ouvrirent comme si son corps avait deviné qu’aujourd’hui serait différent. Le plafond baignait dans une pénombre bleutée, le silence de l’appartement encore intact. Tout semblait figé, comme en suspens, juste avant que la ville ne s’ébroue.

Elle ne bougea pas tout de suite. Elle resta là, immobile, les draps enroulés autour de ses jambes, le souffle calme. Un sentiment diffus flottait dans sa poitrine, entre le pressentiment et l’anticipation. Ce n’était pas de l’anxiété. Plutôt une vibration, un écho intérieur. Comme si elle avait quelque chose à faire, mais qu’elle ne savait pas encore quoi.

Elle tendit la main vers son téléphone, non pour vérifier l’heure, mais pour regarder s’il s’était passé quelque chose. Aucun message. Aucun appel. Rien.

Et pourtant, elle sentait que quelque chose avait déjà commencé.

Elle se leva sans bruit, pieds nus sur le parquet froid, et se glissa dans la cuisine. Elle lança la cafetière avec lenteur, presque avec respect, comme si chaque geste devait préserver la fragilité de cette heure.

Dans la cuisine, la lumière chaude du plafonnier formait une bulle douce autour d’elle. Le percolateur gémissait, fidèle et discret. Lena regardait le liquide sombre couler lentement dans la carafe en verre, hypnotisée.

Elle s’imagina de l’autre côté de la cour. Lui, encore endormi peut-être, ou déjà debout. Est-ce qu’il buvait son café noir, en silence ? Ou bien était-il du genre à mettre de la musique dès le matin, à danser un peu en préparant ses tartines ?

Elle sourit à cette idée. Il avait un pull en laine, légèrement troué au coude. Une plante qui penchait vers la fenêtre. Peut-être un chat. Peut-être une guitare posée dans un coin.

Tout cela n’existait pas. Et pourtant, c’était déjà vivant dans sa tête.

L’odeur du café commença à flotter dans l’air. Lena laissa ses doigts se réchauffer autour de la tasse.

Puis elle s’approcha de la fenêtre, sans même y penser, comme on revient à un endroit familier. Ses yeux cherchaient déjà le balcon. Son balcon. Celui qu’elle avait observé avec tant d’intensité la veille au soir. Les rideaux étaient tirés. Aucune silhouette. Rien que le mystère habituel.

Mais l’idée qu’il soit là, de l’autre côté du verre, endormi, à quelques mètres, suffisait à rendre le silence électrique.

Plus tard, au bureau, les choses reprirent leur cours. Gaëlle tapait frénétiquement sur son clavier, visiblement engagée dans une conversation intense avec une cellule RH récalcitrante. Lena, quant à elle, fixait son écran, incapable de se concentrer. Elle ouvrit un document, referma une feuille Excel, relu une phrase qu’elle avait déjà lue cinq fois. Les lumières froides ne parvenaient pas à dissiper le voile qui semblait encore envelopper Lena. Le bruit des claviers, les bips des imprimantes, les voix lointaines des réunions Zoom formaient une sorte de brouillard sonore.

Elle ouvrit un nouveau document, le referma. Son regard glissait sur l’écran sans jamais s’accrocher. Un collègue passa derrière elle.

— Lena, t’as vu le mail du service juridique ?

Elle leva les yeux, hésita une seconde.

— Oui… euh, non. Je vais le lire.

Il s’éloigna sans plus de questions. Gaëlle, elle, tapait frénétiquement, ses sourcils froncés comme si elle était en train de coder la paix dans le monde. Lena se sentit décalée. Comme si tout le monde était réglé sur une fréquence précise, sauf elle.

Elle posa une main sur sa joue. Elle était tiède. Elle était là. Et pourtant, ailleurs.

Tout était flou. Sauf une pensée, tenace : il fallait qu’elle le revoie.

Elle soupira. Puis, d’une voix presque imperceptible :

— Il faut que je le revoie.

Gaëlle s’arrêta net, pivotant sur son siège avec un grand sourire, comme une présentatrice de talk-show à qui on venait de livrer un nouveau rebondissement.

— Ooooh. Et voilà. C’est officiel. Tu es entrée dans la phase "plan machiavélique".

— J’en suis même pas là. J’ai... aucune idée de ce que je peux faire.

Gaëlle la regarda avec cette expression mi-sérieuse, mi-amusée, qu’elle réservait aux cas d’urgence émotionnelle.

— Bon. Est-ce qu’on parle du mec du balcon ou de celui de l’ascenseur ?

— Je pense que c’est le même. C’est lui, Gaëlle. Je le sens. J’ai pas de preuve, mais c’est comme une évidence.

— Ok, ça devient intéressant. Tu veux provoquer une rencontre. Genre pas juste "tomber sur lui", mais fabriquer un moment. Forcer le destin avec style.

— Exactement. Mais sans avoir l’air d’une psychopathe.

— Difficile mais pas impossible. Les meilleurs pièges sont ceux qui n’ont pas l’air d’en être.

Elles firent une pause déjeuner sur un banc, sous un arbre nu, dans un petit square. Le froid n’avait pas encore quitté l’air mais le soleil tentait une percée. Gaëlle grignotait un sandwich au thon, Lena touillait sa soupe avec une baguette oubliée.

— Tu sais à quel étage il est, au moins ? demanda Gaëlle entre deux bouchées.

— On a repéré son balcon, ouais. Je dirais… troisième ou quatrième étage. Mais je suis pas sûre.

— Bon. Option A : tu colles une affiche dans l’ascenseur. "À l’homme brun du balcon : si vous aimez les lasagnes et les mystères, frappez à la porte 403." Option courageuse. Légèrement sociopathe.

— Je veux pas finir dans un groupe WhatsApp de voisins bizarres, merci.

— Option B : tu fais semblant d’avoir perdu un colis. Tu sonnes à toutes les portes à partir du troisième. "Pardon, vous n’auriez pas vu un carton pour Lena ? C’était un livre… ou une lampe. Ou peut-être un chat, je sais plus."

— Non mais sérieux, j’ai pas envie d’être expulsée de l’immeuble pour tentative de drague passive-agressive.

Gaëlle haussa les épaules, faussement blasée.

— Alors option C : tu fais ce que tu fais déjà. Tu guettes. Tu observes. Tu tentes le croisement naturel. Pas de mise en scène. Juste un moment sincère.

Lena sourit doucement.

— Tu sais, dit-elle après un silence, quand j’étais petite, je pensais que les fenêtres pouvaient s’envoyer des messages.

— Hein ?

— Je voulais dire… je restais longtemps à ma fenêtre, à regarder celle d’en face. Et j’attendais. Je m’imaginais que quelqu’un collerait un mot sur la vitre. Rien que pour moi. Un genre de secret silencieux.

Gaëlle l’observa, le regard attendri.

— T’étais déjà romantique borderline.

— J’étais juste… en attente, je crois.

— Et là t’as l’impression que ce que t’as attendu toute ta vie est peut-être derrière un rideau beige au quatrième étage ?

Lena éclata d’un petit rire.

— Peut-être.

— C’est fou. Maintenant que je sais qu’il est là, qu’il existe… je me sens à la fois plus vivante et plus... prisonnière. J’ai l’impression d’attendre un moment sans savoir s’il va vraiment arriver.

Gaëlle la regarda longtemps, son expression se radoucissant.

— Peut-être que c’est ça, le moment. Cette attente. Cette tension. C’est ce qui rendra le reste plus fort.

Le soir, après une tisane à la verveine et quelques rires échangés devant une émission absurde, Lena se retrouva seule. Gaëlle était rentrée. Le silence était revenu avec elle, doux, pesant. Elle s’assit sur le balcon, emmitouflée dans un pull trop grand.

En face, la lumière était allumée. Le rideau bougeait légèrement. Lena sentit son cœur se serrer. Il y avait quelqu’un. Peut-être lui.

Elle resta là longtemps, à observer les ombres, à imaginer mille versions d’une vie qui se déroulait derrière cette vitre. Il était là. Elle en était presque certaine. Mais faire un geste… crier, appeler, même simplement lever la main… cela lui paraissait encore impossible.

Plus tard, elle erra dans son appartement, indécise. Puis elle s’arrêta devant sa bibliothèque.

Elle en sortit trois livres. En reposa deux. Le troisième était celui qu’elle avait lu deux fois. Un livre qu’elle connaissait presque par cœur. Un livre qui l’avait aidée à ne pas se perdre.

Elle l’ouvrit, relut un passage, hésita. Puis, dans un élan, elle saisit un morceau de papier, y griffonna une phrase :

Ce livre a changé quelque chose pour moi. Peut-être qu’il le fera pour vous aussi.

Elle le glissa entre les pages. Le livre rejoindrait bientôt le salon commun de l’immeuble. Un geste discret. Une ouverture.

Elle referma la baie vitrée. Mais cette fois, elle ne le fit pas à regret.

Parce qu’elle avait décidé quelque chose.

Demain, elle descendrait à pied. Elle traînerait dans le hall. Peut-être même qu’elle déposerait ce livre dans le salon commun. Elle sortirait sans raison. Elle ouvrirait grand les possibles.

Elle provoquerait le hasard.

Cette nuit-là, le rêve fut différent.

Elle était sur un toit. La ville en contrebas semblait floue, irréelle, comme un souvenir qui ne se laisse pas saisir. Le vent soufflait doucement, faisant danser les mèches de ses cheveux.

Il était là, face à elle. Ni trop près, ni trop loin. Son visage était net. Paisible. Il ne parlait pas, mais tout en lui disait : je te vois.

Il tendit la main, sans hâte. Pas comme une invitation, mais comme une reconnaissance.

Elle posa la sienne dedans. Et dans cet instant, tout ce qui avait été flou prenait forme.

Il ne partait pas.

Il restait.

Et dans son regard, il y avait cette même surprise douce que celle qui l’habitait.

La reconnaissance muette.

Comme deux éclats de solitude qui, enfin, s’étaient trouvés.

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