Chapitre 6 : L’écho d’un peut-être
Le samedi s’était levé paresseusement, en même temps que Lena. Elle avait traîné au lit, une main posée sur le ventre, l’autre tenant son téléphone sans vraiment le regarder, comme si son corps refusait de s’arracher à la douceur tiède des draps. Ses jambes s’étaient étirées lentement, sensuellement presque, comme pour prolonger un rêve qui la fuyait. Elle s’était levée plus par habitude que par envie. Le ciel était pâle, comme lavé d’émotions, suspendu dans un gris tendre qui collait bien à son humeur.
Dans la cuisine, elle prépara des tartines sans conviction. Le grille-pain, fidèle à lui-même, brûla légèrement le pain. Elle soupira, mordit dedans malgré tout, puis alluma la bouilloire. Le sifflement familier, le craquement discret des murs, tout était normal. Mais à l’intérieur d’elle, rien ne l’était.
Dans sa tête, la scène de la veille tournait encore. Le balcon. La lumière. L’ombre d’un homme. Une silhouette qu’elle n’avait pas vue, mais dont la présence l’avait frôlée. Elle sentait encore cette tension, ce frisson particulier qui fait courir un courant sous la peau.
Elle ne tenait plus en place.
Un souvenir remonta, vif, sensoriel. La première fois qu’elle l’avait vu dans l’ascenseur. Elle revoyait la lumière douce. Le silence s'était installé. Pas un silence vide, non. Un silence plein. Dense. Son parfum boisé, légèrement sucré, l’avait enveloppée. Elle avait senti son cœur ralentir, puis accélérer brutalement. Son regard croisa le sien. Gris ? Vert ? Elle ne savait plus. Ce qui restait, c’était ce vertige, cette sensation d’être happée sans qu’un mot n’ait été échangé. Elle aurait voulu parler. Mais ses lèvres étaient restées closes, prisonnières d’un moment figé.
À 11h32 exactement, elle envoya un message à Gaëlle : « Je crois que je vais faire un truc débile. »
La réponse arriva trente secondes plus tard : « Attends-moi, j’amène les popcorns. »
Moins d'une heure plus tard, Gaëlle débarquait dans l’appartement de Lena avec une baguette, du fromage, et cette énergie contagieuse qui faisait d’elle un rayon de soleil et une tempête à la fois.
— Alors ? Tu veux tenter une approche ? Dis-moi que t’as au moins préparé une réplique dramatique, genre "Le destin vous a glissé entre mes doigts une première fois, mais pas deux."
— J’ai... pas de plan. Juste une vague idée. Je vais faire genre je vais chercher un colis au mauvais étage. Comme t’avais suggéré. Et si je tombe sur lui, je vois si c’est bien lui.
— Une opération infiltration, j’aime. Tu veux que je t’accompagne ?
— Non. Je crois que je dois le faire seule. Et si jamais je meurs de honte, tu pourras hériter de mes plantes.
— Deal. Mais je veux aussi ton mug "Introvertie mais stylée".
Lena sourit malgré elle, un sourire fragile, presque timide. Elle s'habilla sobrement mais avec soin. Jean foncé, chemisier blanc, les cheveux relevés en un chignon flou, calculé pour paraître naturel. Elle se regarda dans le miroir un moment, cherchant le courage dans ses propres yeux. Son cœur battait plus fort que d’habitude, chaque battement la ramenant à la porte de l’ascenseur. À ses portes qui s’étaient ouvertes ce jour-là sur lui.
En sortant, elle croisa une vieille dame qui la salua poliment. Un peu plus loin, une fillette courait derrière un ballon rouge, riant à gorge déployée. La normalité du monde l'entourait, douce et cruelle à la fois. Comme si rien n'avait changé, sauf elle.
Puis elle prit un colis vide, sortit, et monta lentement jusqu’au 3e étage. Son souffle s’accélérait. Chaque marche était une montée vers l’inconnu. Vers une vérité qu’elle redoutait presque de découvrir.
Elle frappa à une porte. Pas de réponse. Une autre. Rien. A quoi devait-elle s’attendre ? Il y avait très peu de chance de trouver la bonne porte ! Ou même qu’il soit chez lui ? Puis, à la troisième, elle entendit des pas. Son cœur accéléra, tambour d’alerte dans sa poitrine. Elle sentit ses doigts trembler légèrement autour du carton.
La porte s’ouvrit.
C’était lui. Ou plutôt, il lui ressemblait. Brun. Grand. Les mêmes traits. La même aura calme. Il portait un pull gris foncé qui mettait en valeur ses épaules. Il la regarda avec surprise, mais un sourire poli.
— Bonjour ?
Lena inspira, profondément. Son regard glissa sur ses lèvres, ses yeux, la courbe de sa mâchoire. Tout y était. Et pourtant… quelque chose manquait.
— Bonjour... désolée de vous déranger. J’habite dans l’immeuble en face et j’ai reçu un colis, mais je crois que l’étiquette était effacée... j’essaie juste de voir si on ne s’est pas trompés de bâtiment.
L’homme fronça les sourcils, jeta un coup d’œil au paquet. Il s’approcha légèrement. Lena sentit l’odeur discrète de son parfum, boisé, propre, sans excès. Une chaleur lui monta à la gorge.
— Oh, je suis désolé. Non, je n’attend aucun colis. Mais... vous allez faire toutes les portes de l’immeuble ?
Un léger sourire. Amusé. Gentil.
— Peut-être, oui. Merci quand même...
Elle resta un instant. Comme suspendue. Dans ce moment. Dans cette attente d’un signe. Mais il n’y en eut pas. Il la regardait avec bienveillance. Mais il ne la reconnaissait pas. Pas de frisson. Pas de silence habité. Son cœur, au lieu de s’envoler, retomba lentement.
Ce n’était pas lui.
Elle hocha doucement la tête, lui rendit son sourire, puis redescendit, lentement. Chaque marche était une descente vers une certitude qu’elle aurait préféré ignorer encore un peu.
Quand elle ouvrit la porte de son appartement, Gaëlle l’attendait assise en tailleur sur le canapé, un morceau de comté dans la bouche.
— Alors ? Est-ce que vous avez eu des bébés par télépathie ?
Lena secoua la tête, avec un demi-sourire.
— C’était pas lui.
— Sérieux ?
— Je le savais dès qu’il m’a parlé. Ce n’était pas la même énergie. Il avait un regard gentil, mais... vide. Aucun écho.
Gaëlle tapota le coussin à côté d’elle.
— Allez, viens. On va se faire un film pour oublier ta tentative de stalkage semi-légal.
— Je me sens idiote, souffla Lena en s’asseyant, le carton toujours entre les bras, comme un bouclier inutile.
— Tu l’es. Mais t’es mignonne. Et t’as osé. Et c’est tout ce qui compte.
Un silence. Puis Lena murmura :
— Tu crois que c’est possible d’aimer quelqu’un qu’on connaît pas ?
Gaëlle la regarda longuement. Puis répondit, douce :
— Je crois qu’on tombe amoureux de ce qu’on projette. De ce que quelqu’un réveille en nous. Alors oui... peut-être. Et peut-être que c’est pas lui que tu veux. Peut-être que tu veux ce que tu as ressenti avec lui.
Le reste de la journée se déroula dans une langueur douce. Elles regardèrent un vieux film français où les gens s’aimaient lentement, en fumant des cigarettes dans des cafés pleins d’échos. Elles parlèrent de tout sauf de lui. De leurs mères, de voyages rêvés, de musiques oubliées.
Gaëlle partit en fin d’après-midi, non sans menacer de revenir le lendemain avec des croissants et "une meilleure stratégie amoureuse".
Et Lena se retrouva seule.
Le silence revint. Dense. Chargé. Elle tenta de lire, en vain. Les mots glissaient, flous. Mêler des phrases n’avait plus aucun sens. Elle erra entre les pièces, vérifia la boîte aux lettres trois fois, fixa l’ascenseur trop longtemps. Elle s’imagina à nouveau dedans. Avec lui. Cette première fois. Son regard. Ce vert ou ce gris changeant. Ce magnétisme.
Rien. Le vide.
Quand elle se coucha, tard, le cœur lourd, elle resta éveillée. Longtemps. Trop longtemps.
Le visage de l’homme de l’ascenseur revenait sans cesse, comme une onde douce qui la frôlait sans relâche. Il ne parlait pas. Il ne bougeait pas. Mais il était là. Derrière ses paupières. En elle. Elle ne comprenait pas pourquoi. Ni comment l’oublier. Ni même si elle le voulait.
Alors, dans l’obscurité de sa chambre, elle se leva, doucement, pieds nus. Elle attrapa sa guitare, posée contre le mur. Elle ne l’avait pas touchée depuis des jours. Ses doigts hésitèrent un instant, puis trouvèrent d’instinct les premières notes.
Un arpège. Lent. Comme un souffle. Les vibrations montèrent jusqu’à son ventre. Elle ferma les yeux, et joua. Chaque note était un mot qu’elle ne savait pas dire, une caresse lancée dans le vide. Elle improvisait. Elle laissait parler son manque, son trouble, cette obsession douce qui lui collait à la peau.
La mélodie s’étirait, chaude, presque lascive. Les sons se déployaient comme des volutes de fumée, s’enroulant dans l’espace obscur de la chambre. Chaque corde pincée semblait réveiller une mémoire enfouie, un frisson, une image. C'était une danse silencieuse entre elle et ses sensations, un abandon.
Les basses résonnaient contre sa cage thoracique, les harmoniques flottaient comme une prière douce. Des accords suspendus, parfois douloureux, parfois lumineux. Elle intégrait dans ses arpèges une mélancolie rythmée, une pulsation qui mimait celle de son cœur. Par instants, elle effleurait les cordes plus doucement encore, jusqu’à ce que le silence lui-même vibre de ce qu’elle ne jouait pas.
Elle ne pensait plus. Elle sentait. Chaque accord l’enveloppait. L’endormait presque. Elle jouait pour lui. Pour ce qu’il représentait. Pour ce qu’elle ne pouvait pas contrôler.
Quand enfin elle posa l’instrument à ses côtés, ses paupières étaient lourdes. Elle s’allongea, le souffle ralenti, le cœur plus apaisé.
Le plafond lui répondit par son mutisme habituel. Elle traça des formes invisibles avec ses doigts sur les draps.
Et elle, les yeux ouverts, se perdit encore une fois dans l’ombre d’un homme qu’elle n’avait croisé qu’une seule fois. Une seule. Et qui, pourtant, semblait avoir ouvert une porte qu’elle ne pouvait plus refermer.
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