Chapitre 7 : L’écho du silence
Le dimanche s’éveilla dans une lumière douce et dorée, glissant lentement sur les murs, caressant les draps, effleurant la peau.
Mais Lena ne la vit pas vraiment.
Elle s’était réveillée tôt, encore.
Pas à cause d’un rêve, ni d’un bruit.
Juste… parce que son cœur l’avait tirée hors du sommeil, comme un rappel silencieux que quelque chose manquait.
Elle resta immobile un long moment, allongée sur le côté, les yeux ouverts dans la pénombre dorée.
Chaque respiration semblait peser plus lourd que la précédente.
Chaque battement de son cœur résonnait dans son corps comme une note sourde.
Elle s'assit lentement, les genoux ramenés contre sa poitrine, les bras croisés autour d’elle, comme pour se retenir de tomber.
Son regard erra sans voir vraiment — la fenêtre entrouverte, le rideau qui ondulait doucement, le halo chaud du soleil sur le parquet.
La ville s’éveillait au loin, avec ses premiers klaxons étouffés, ses bruits de vie encore feutrés.
Et elle, elle se sentait hors du monde.
Elle avait cessé de compter les jours depuis cette rencontre dans l’ascenseur.
Mais son corps, lui, les comptait encore.
Il les écrivait dans chaque soupir, dans chaque silence trop long, dans chaque battement ralenti.
Elle avait cru. Espéré. Imaginé.
Et pour quoi ?
Rien.
Pas un signe. Pas une trace.
Seulement ce vide, comme une chambre d’écho où ses pensées revenaient, inlassablement, cogner contre les murs de sa solitude.
Gaëlle arriva un peu après dix heures, déboulant dans l’appartement avec une énergie qu’elle n’essayait même plus de camoufler.
Elle claqua la porte du pied en entrant, ses bras encombrés d’un tote bag d'où dépassaient des viennoiseries et un bouquet de pivoines malmenées.
— Debout, grande brume romantique ! lança-t-elle en déposant son butin sur la table, son regard pétillant accrochant celui de Lena.
— Je t’emmène faire une balade, ou au moins t’extirper du monde des regrets infinis. On peut pas laisser ton cerveau tourner en boucle. C’est un endroit dangereux, ce truc-là.
Lena se leva péniblement, une main frottant ses yeux encore englués de fatigue.
— Je sais… souffla-t-elle.
Elle passa une main distraite dans ses cheveux emmêlés.
— Tu crois que je suis en train de devenir folle ?
Gaëlle s’approcha et lui pinça doucement la manche, comme pour vérifier qu’elle était bien réelle.
— Non. Juste dramatiquement humaine. Allez, tu te douches, tu manges un bout, et on sort.
Elle haussa les épaules, son ton devenu plus tendre.
— Tu ne l’oublieras pas aujourd’hui. Mais t’arrêteras de le nourrir comme une plante carnivore dans ta tête.
Lena eut un éclat de rire, petit, mais sincère.
— C’est pas vraiment comme si je choisissais.
— C’est jamais un choix, répondit Gaëlle en haussant un sourcil théâtral.
— Mais tu peux au moins arrêter de lui mettre de l’engrais.
Elle attrapa une pomme du sac, la lança à Lena, qui la rattrapa de justesse.
Un réflexe. Un geste de vie.
Elles passèrent la matinée à marcher, longeant les rues tranquilles d’un Paris encore engourdi du dimanche.
L’air était frais, presque timide, et le ciel hésitait entre un coton gris et un bleu pâle fragile.
Les arbres alignés laissaient tomber quelques feuilles, effleurées par un vent léger.
Chaque pas semblait réveiller un peu plus la ville : les volets qu’on ouvre en grinçant, les vélos qui zigzaguaient paresseusement sur les trottoirs, le grondement lointain du métro sous leurs pieds.
Gaëlle avançait d’un pas léger, mains dans les poches, parlant sans arrêt pour combler les silences.
— Tu sais ce dont t’as besoin ? lança-t-elle soudain, en sautant habilement par-dessus une flaque d’eau.
— D’une lobotomie ciblée ? proposa Lena, un demi-sourire aux lèvres, ses mains enfoncées dans les poches de son manteau.
— Non. D’un bon café, d’un croissant pas trop sec, et d’une conversation qui n’inclut pas le mot "ascenseur" plus de trois fois.
Elle leva un doigt solennel.
— Je fais un effort, fais-en un aussi.
Lena hocha la tête, amusée malgré elle.
Elles finirent par s’arrêter devant un petit café d’angle, où les tables bancales semblaient posées là pour piéger les rêveurs et les cœurs cabossés.
Les arômes mêlés de café, de beurre chaud et de vieille pierre enveloppaient l’endroit d’une chaleur douce.
Elles s’installèrent, leurs chaises grinçant doucement sur le trottoir, et commandèrent deux cafés latte et un pain au chocolat chacune.
Le serveur, un jeune homme distrait aux cheveux en bataille, leur adressa un sourire rapide avant de disparaître derrière son comptoir.
Gaëlle, armée de son couteau, attaqua son pain au chocolat avec l’application d’un chirurgien en mission délicate.
— Tu sais que t’as un quota de souffrance mentale autorisée, dit-elle en découpant méticuleusement sa viennoiserie.
— Passé ce quota, c’est du masochisme. Ou un début de roman russe.
Lena esquissa un sourire, baissant les yeux vers son café.
— J’ai pas choisi de m’accrocher à un inconnu qui n’a jamais cherché à me revoir.
— Personne ne choisit, soupira Gaëlle. C’est bien le problème.
— On croit qu’on est libres, mais le cerveau fait ses petits feux d’artifice et voilà, on est foutus. Cupidon, en vrai, c’est un neurone mal branché.
Lena regardait les gens passer.
Un couple de vieux se tenait la main en marchant à petits pas synchronisés.
Un enfant, ballon en main, trottinait derrière une maman qui parlait au téléphone.
Une fille en rollers tirait un chien qui glissait lamentablement derrière elle, la langue pendante.
Tout semblait à la fois léger et inaccessible.
Elle prit une inspiration tremblante.
— Tu crois que j’ai inventé ce lien ? demanda-t-elle soudain, presque dans un souffle.
Gaëlle arrêta son geste, leva les yeux vers elle.
— Non. Je crois qu’il était là.
— Mais peut-être que lui, il ne l’a pas vu.
Ou qu’il l’a senti et qu’il a eu peur.
Ou qu’il n’a juste rien ressenti.
Elle haussa les épaules.
— Et c’est pas un crime non plus. C’est juste... la vie.
— C’est violent, murmura Lena.
— Ouais. Mais t’es pas obligée de t’y accrocher comme à une bouée crevée.
— T’as le droit d’être triste. Mais t’as aussi le droit de passer à autre chose.
Elle fit un clin d’œil.
— Regarde-moi. Trois mois avec un type qui m’a larguée en me laissant un grille-pain. Tu crois que j’ai pleuré longtemps ?
Elle marqua une pause.
— Bon, si. Deux jours. Mais après j’ai gardé le grille-pain. C’est ça, l’art de la guerre émotionnelle.
Lena éclata d’un rire nerveux, à moitié pour l’histoire, à moitié pour empêcher ses yeux de déborder.
— Et sinon, demanda Gaëlle plus doucement, tu veux pas envisager qu’il ait eu une bonne raison de pas revenir ?
Lena haussa les épaules, lasse.
— Comme quoi ? Il a été kidnappé par une secte ? Ou il a perdu la mémoire dans un accident de trottinette électrique ?
— Hé, on vit à Paris, tout est possible.
Gaëlle esquissa un sourire, puis, plus sérieusement :
— Peut-être qu’il a cru que tu n’étais pas intéressée.
— Peut-être qu’il voulait te revoir et qu’il n’a pas osé.
— Ou peut-être qu’il est juste passé à côté.
Lena baissa les yeux sur son café refroidi.
— Ça aide pas, murmura-t-elle.
— Ça me fait juste espérer à nouveau. Et j’ai plus envie. J’ai besoin de lâcher.
Gaëlle hocha la tête.
— Alors on va faire un deal.
— Aujourd’hui, tu penses encore à lui.
— Demain, tu penses à toi.
Elle tendit une main, solennelle.
— Pas au "Et s’il...". Pas au "Peut-être que...". Juste à toi. À ce que toi t’as envie de devenir. Même si c’est une meuf chelou avec un chat qui s’appelle Échec amoureux numéro 1.
Lena rit, cette fois plus franchement.
— J’ai déjà pensé à prendre un chat, avoua-t-elle.
— Voilà ! Un début de victoire.
Elles se levèrent, reprenant leur marche dans les rues encore tendres du matin.
Le vent s’était levé, soulevant les papiers abandonnés et les miettes oubliées sur les trottoirs.
Et pendant un instant, Lena sentit le poids sur sa poitrine s’alléger.
Pas disparaître. Mais se tasser un peu.
Comme un nuage qui, sans se dissiper, oublierait de pleurer.
En début d’après-midi, elles rentrèrent. Lena avait cessé de jeter des regards vers le balcon d’en face. Elle avait décidé. Il fallait lâcher.
Elle ne voulait plus vivre dans cette attente, ce vide. Il n’était qu’un souvenir. Une projection. Il fallait reprendre sa vie. Vraiment.
— Bon, j’file, annonça Gaëlle en enfilant sa veste. J’ai un dîner ce soir. Et je te préviens, je veux un rapport demain matin : au moins une pensée joyeuse, une activité productive, et zéro vision fantasmée d’un inconnu.
— Promis. Enfin… je vais essayer.
— Essaie fort. Et s’il faut, j’te paie un abonnement à un site de rencontres juste pour te distraire.
— Tu veux vraiment que je finisse avec un mec qui fait du crossfit et appelle son chien "Boss" ?
— Franchement ? Peut-être que Boss t’apporterait plus d’attention que ton fantôme d’ascenseur.
Elles éclatèrent de rire.
Elles descendirent ensemble jusqu’au rez-de-chaussée. Gaëlle lui fit un clin d’œil avant de sortir sur le trottoir :
— Allez, haut les cœurs, princesse des songes. À demain.
— À demain.
Lena remonta lentement vers son immeuble, les mains enfoncées dans les poches, la tête un peu penchée, comme sous un poids invisible.
Chaque pas résonnait légèrement sur les pavés, mêlant fatigue et résignation.
Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur, le cœur battant un peu trop vite sans qu’elle sache si c’était d’appréhension ou de fatigue.
Les portes s’ouvrirent dans un souffle.
Un espace vide.
Un rectangle métallique inoffensif.
Elle entra. Seule.
Comme elle s’y attendait.
Elle appuya sur son étage. Les portes se refermèrent lentement dans un chuintement mou.
La cabine vibra légèrement au démarrage.
Puis, à mi-chemin entre le troisième et le quatrième étage, un bruit sourd.
Un tremblement.
Un arrêt sec.
Le choc la fit basculer légèrement en avant. Elle se rattrapa d’une main contre la paroi froide.
Un silence. Épais. Insupportable.
— Non… non non non…
Elle appuya frénétiquement sur tous les boutons, ses doigts glissant sur les surfaces brillantes.
Rien.
Puis sur l’alarme.
Un son faible, lointain, presque ironique, s’échappa, englouti par l’écho métallique de la cabine.
Le cœur de Lena s’emballa, une peur sourde montant le long de son dos.
Elle s'assit lentement sur le sol, ramenant ses jambes contre elle, son dos glissant contre la paroi d’acier.
Les minutes passèrent.
Puis les heures.
Ou du moins, c’est ce que son cœur affolé lui soufflait.
Le temps semblait s’étirer, lourd, pâteux.
Au début, elle rit. Un rire nerveux, éraillé.
Bien sûr.
Évidemment.
Il fallait qu’elle reste coincée ici.
Dans cet ascenseur.
Comme un symbole grotesque de son incapacité à avancer.
Puis elle pensa à lui.
Encore.
Comme une dernière fois.
Comme un adieu.
Elle revit la scène : l’ascenseur, ce matin-là.
La lumière douce.
Ses yeux.
Cette sensation inexpliquée d’être vue, reconnue, même dans le silence.
Elle serra les poings sur ses genoux.
Elle murmura, à mi-voix, comme pour conjurer l’obsession :
— Il faut que je t’oublie…
Le silence lui répondit. Un silence dense, presque vivant.
Le genre de silence qui colle à la peau, qui s’insinue dans les os.
Elle ferma les yeux.
L’air devenait lourd, saturé, comme s’il manquait d’oxygène.
Son cœur battait trop vite, comme un tambour cassé.
Elle pouvait presque sentir son parfum.
Un souvenir. Un mirage.
Pourquoi lui ?
Pourquoi cette emprise absurde et douloureuse ?
Un cri lui échappa.
Un cri brut, désespéré, presque animal, qui ricocha sur les parois étroites.
Quelqu’un, quelque part ?
Le silence lui répondit encore.
Puis… un bruit.
Lointain.
Un froissement.
Des voix étouffées, indistinctes.
Elle retint son souffle, tendue comme un arc.
Des pas. Plus proches.
Un cliquetis.
Une vibration infime dans le métal.
Et lentement, très lentement, les portes commencèrent à s’ouvrir, dans un soupir rauque.
La lumière du couloir inonda la cabine, crue, presque irréelle.
Et là, devant elle…
Il était là.
Lui.
Pas une illusion.
Pas un mirage.
Pas un sosie.
Lui.
Il tendit une main vers elle, les sourcils légèrement froncés, une inquiétude douce dans le regard.
— Ça va ? Vous êtes restée coincée longtemps ?
Lena resta figée une seconde, incapable de parler, incapable même de respirer.
Ses yeux s’accrochaient aux siens, effarés.
Elle vit la petite ride entre ses sourcils, la lueur inquiète dans son regard gris-vert, la façon dont ses doigts tremblaient légèrement en tendant la main.
Un monde entier bascula dans cet instant suspendu.
Elle tendit enfin la main, ses doigts effleurant les siens.
Un frisson électrique parcourut son bras, jusqu’à la racine de ses cheveux.
La chaleur de sa paume se diffusa lentement, doucement, dans ses veines.
Elle était tremblante. Muette.
Et à cet instant précis, dans cet effleurement si simple, si fragile, elle sut que rien, jamais, ne serait plus comme avant.
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