Chapitre 8 : Les échos des poètes dépressifs
Quelques semaines plus tôt.
Le matin s'étirait lentement dans l'appartement d'Evans. Une lumière pâle glissait entre les rideaux tirés, peignant des traînées douces sur le parquet un peu trop poussiéreux. Dans l'air flottait un froid de veille de pluie, ce genre de fraîcheur qui s'infiltre par les fenêtres mal fermées et qu'on ne prend même plus la peine de chasser.
Mais cela n'avait pas empêché Evans de se lever tôt, comme toujours. Pourtant, il n'avait pas bougé. Assis sur le bord du lit, en tee-shirt et pantalon de jogging, il fixait ses chaussettes, celles avec des vélos rouges sur fond bleu marine, comme si elles détenaient une réponse.
Evans, c'était un paradoxe à lui tout seul. Une silhouette mince, souvent perdue dans des vêtements trop grands, comme s'il essayait de disparaître doucement du cadre. Ses cheveux bruns, en bataille, semblaient se rebeller contre toute tentative d'ordre. Et ses yeux, d'un gris acier souvent fuyant, avaient cette manière étrange de s'absenter même en plein regard.
Il portait en lui une gravité silencieuse, une mélancolie sans drame. On aurait dit un poème oublié, griffonné dans un carnet usé, qu'on découvre un soir par hasard et qu'on n'arrive plus à refermer. Il avait cette douceur qui n'appartenait qu'aux êtres cabossés, une tendresse qu'il gardait au fond de ses poches, prête à surgir malgré lui.
Ses doigts frottaient machinalement la couture du drap. Son regard restait vide. Pas vraiment fatigué. Pas vraiment alerte non plus. Juste... en attente.
Il n'avait pas besoin d'ouvrir les volets pour savoir qu'il faisait jour. Il connaissait déjà les couleurs de cette matinée : gris pâle. Silence diffus. Manque persistant.
Il ne savait même pas son prénom.
Ce n'était qu'un regard échangé dans l'étroitesse d'un espace clos. Un regard qui s'était éternisé trop longtemps. Un moment suspendu entre deux portes, où le monde autour de lui avait disparu. Un souvenir gravé dans sa mémoire comme une empreinte indélébile, qui refusait de s'effacer, tout comme le frisson qui l'avait traversé à cet instant.
Ses cheveux roux, attachés à la va-vite, quelques mèches échappées dans le creux de son cou. Ses yeux, bleu clair, vifs, mais teints d'une sorte de fatigue douce. Le genre de regard qu'on ne croise qu'une fois, qui vous marque sans même savoir pourquoi.
Et cet instant... ce croisement de regards. Une poignée de secondes, peut-être une minute. Mais il avait suffi. Il ne saurait l'expliquer. Tout était tellement absurde, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser. Ce n'était pas rationnel. C'était juste... elle.
Et depuis, elle ne quittait plus ses pensées.
Comme un refrain obsédant.
Comme un vers trop bien écrit.
Chaque jour, depuis, il prenait l'ascenseur en espérant la revoir, sans jamais oser poser son regard sur les autres passants.
Il s'était mis à écouter les bruits du bâtiment comme si chacun d'eux pouvait être elle, quelque part derrière une porte, un mur, une fenêtre.
Mais rien.
Pas une fois.
Et pourtant... plus les jours passaient, plus l'idée qu'il ne la reverrait jamais devenait oppressante.
Il se leva en traînant les pieds et marcha lentement jusqu'à la cuisine. L'air frais du matin n'arrivait pas à chasser la lourdeur de ses pensées.
Damien était déjà là, comme toujours, avec sa bonne humeur débridée. Il était en train de boire son café, les yeux fixés sur l'écran de son téléphone, une légende absurde sur son t-shirt : "Je ne suis pas du matin, je suis du café". Comme si ce simple message pouvait suffire à rendre la vie plus simple.
Damien, c'était le pilier discret. Le genre de type qu'on remarque une fois qu'on l'écoute vraiment. Il avait ce regard brun tendre, souvent fatigué mais toujours présent, et une façon d'être là sans envahir, d'aider sans s'imposer.
Grand, un peu dégingandé, maladroit parfois, mais d'une constance presque bouleversante. Il portait les silences des autres sans broncher, avec une loyauté tranquille qui forçait le respect.
Il était de ceux qu'on oublie parfois dans le tumulte, mais qui manquent cruellement quand ils ne sont plus là.
Il leva les yeux lorsque Evans entra, et haussa un sourcil moqueur.
— Toujours cette tête de mec frappé par la foudre. Elle t'a fait quoi, cette fille ? Te jeter un sort en te regardant dans l'ascenseur ?
Evans se força à sourire. Une grimace fatiguée. Il attrapa une tasse, en sortit une cuillère et la toucha doucement, comme si elle était un objet précieux. Puis il murmura :
— Je sais pas, c'est... bizarre. C'est juste un truc qui me hante, tu vois ? Ça m'empêche de... penser à autre chose.
Damien éclata de rire. Un rire franc, réconfortant. Mais il n'insista pas. Il savait quand il fallait laisser son ami respirer.
— Non, c'est romantique. Et potentiellement inquiétant, dit-il en toute tranquillité. Tu la revois, ta sorcière rousse, ou elle t'a téléporté dans une dimension où les coups de foudre privent de sommeil ?
Evans secoua la tête et se laissa tomber sur une chaise.
— J'aimerais bien la revoir. Mais... elle a disparu. Et je me dis que je l'ai sûrement rêvée.
Damien sourit dans sa tasse.
— Ah. Donc on doit passer par la phase déni avant la phase obsession ? J'suis sûr que tu la vois encore dans le miroir quand tu cherches ton porte-clés, non ?
Evans leva les yeux au ciel, mais il savait que Damien avait raison. Chaque matin, il passait devant ce miroir, faisant semblant de fouiller ses poches, juste pour peut-être croiser ce regard qu'il n'arrivait pas à oublier.
À ce moment, un bruit de clés retentit à la porte, et Kyle entra. Une baguette sous le bras, lunettes de soleil sur le nez alors qu'il faisait gris dehors.
Kyle, c'était l'électron libre du groupe. Une boule d'énergie désinvolte, toujours habillé comme si chaque jour était une fête déguisée.
Ses t-shirts à slogans absurdes, ses cheveux blond foncé volontairement ébouriffés, son sourire un peu trop large et ses yeux verts qui pétillaient de malice : il dégageait une joie de vivre contagieuse.
Mais derrière les grimaces et les vannes débiles, il y avait une douceur rare. Une tendresse cachée dans les interstices, qu'il réservait à ceux qu'il sentait vraiment fragiles.
Il n'était pas juste le clown — il était le garde-fou. Celui qui empêchait les autres de sombrer, parfois au prix de ses propres silences.
Il se dirigea vers le frigo en discutant déjà à voix haute, comme si le monde entier était son public.
— Bonjour les poètes dépressifs. On parle de la mystérieuse femme de l'ascenseur ? Parce que j'ai une théorie. Elle est en mission secrète. Elle n'existe que pour troubler le quotidien des types un peu trop romantiques. Vous avez dû croiser le mauvais train de pensée, Evans.
Evans leva les yeux, mi-amusé, mi-exaspéré. C'était typiquement Kyle de rendre les choses plus complexes qu'elles ne l'étaient.
— Génial, vous vous y mettez à deux maintenant.
— Trois, corrigea Kyle en s'asseyant à côté de Damien, un sourire carnassier aux lèvres. Parce que tu vas pas t'en sortir tout seul. Faut qu'on t'aide à la retrouver. T'as l'air d'avoir un chat imaginaire qui te fait des dépressions, là.
Damien hocha la tête, la bouche pleine de céréales.
— On va pas laisser un frère tomber dans le néant émotionnel à cause d'un coup de cœur d'ascenseur. Ça se soigne, tu sais. Ou alors, on l'embrasse. Littéralement ou métaphoriquement. Ça dépend du consentement.
Evans, secoué malgré lui par leur énergie, sourit. Mais ce sourire était fragile. Il se sentait pris au piège, à la fois touché par leur bienveillance et agacé par leur légèreté.
Mais, au fond, il savait qu'ils étaient là pour lui. Qu'ils le comprenaient à leur manière, même si leurs blagues en disaient parfois plus sur eux que sur lui.
— Merci, les gars. Même si vous êtes insupportables.
— C'est notre charme, mec, répondit Kyle en coupant sa baguette en deux. Bon, faut qu'on monte un plan. On va la retrouver. Tu veux ton film romantique, on va t'écrire le scénario.
Les deux amis échangèrent un regard complice, et pour la première fois depuis plusieurs jours, Evans sentit un mince espoir s'infiltrer en lui.
Un espoir timide, fragile, mais bien là, dans un coin de sa poitrine.
Peut-être qu’elle était toujours là. Peut-être qu’il ne l’avait pas rêvée. Et peut-être, juste peut-être… que ce n’était que le début.
Ils décidèrent d'en faire une journée "mission rousse".
C’est comme ça que Kyle la baptisa, entre deux bouchées de croissant :
— Mission Rousse. Opération Rouquine Mystère. Ou Opération Cœur Flambé. Tu choisis.
Damien leva une main, sérieux :
— Cœur Flambé. Ça sonne cocktail et désastre amoureux. C’est parfait.
Evans n’avait rien décidé. Il les suivait. Pas vraiment convaincu, mais pas totalement contre.
Il avait juste besoin de bouger, d’occuper ses pensées. Et s’il fallait pour ça traverser l’immeuble à la recherche d’une illusion capillairement identifiée, eh bien… pourquoi pas.
Ils commencèrent par le plus simple : faire semblant de s’intéresser à la boîte aux lettres.
— Si elle vit au 4e, son nom est peut-être là, souffla Damien, en se penchant théâtralement sur les étiquettes.
— À moins qu’elle soit du genre mystérieuse. Genre : pas de prénom, juste une initiale. "Mlle R.", proposa Kyle.
— Ou alors, elle vit chez un mec qui s’appelle Bernard et toute ta romance est une tragédie potentielle, glissa Damien avec un clin d’œil.
Ils épluchèrent les noms, les devinettes, les sonorités. Evans notait tout, même si ça ne servait à rien.
Il n’avait rien à quoi se raccrocher. Juste cette impression qu’il la reconnaîtrait même dans une foule, de dos, rien qu’à sa manière de marcher.
Mais elle n’était pas là.
Ils firent mine d’aller "emprunter du sucre" au 4e, toquèrent à trois portes, tombèrent sur une vieille dame sourde, un couple en dispute, et un type en peignoir qui parlait à son perroquet.
Pas de rousse.
À midi, ils étaient de retour chez eux, un peu transpirants, beaucoup moqueurs.
— On a croisé plus de slips que de rouquines, résuma Kyle.
— Je vais faire un t-shirt, souffla Evans. "J’ai cherché l’amour, j’ai trouvé Roger en peignoir."
Ils finirent par commander des burgers et s’installèrent devant une série trop bruyante, que personne ne regardait vraiment.
Evans restait un peu ailleurs, les yeux souvent perdus dans le vide. Ses potes ne disaient rien.
Ils sentaient bien que malgré les blagues, un nœud ne se défaisait pas.
— T’as l’air paumé, mec, murmura Damien à un moment.
— J’sais pas… c’est comme si cette fille avait déplacé quelque chose en moi. Un truc qui dormait. Et maintenant, c’est réveillé et… ça sait pas quoi faire.
Un silence.
Puis Kyle, sérieux pour une fois :
— Peut-être que c’est pas elle que t’essaies de retrouver. Peut-être que c’est toi, après l’avoir vue.
Evans tourna la tête vers lui. Il allait dire un truc profond.
Mais Kyle reprit aussitôt en croquant dans une frite :
— Ou alors t’as juste un béguin pour les rousses. Faut qu’on en parle.
Et voilà. Retour à la normale.
Vers 15h, Damien partit à la salle de sport. Kyle prétendit avoir "une réunion cryptique", ce qui voulait probablement dire un date Tinder.
Evans resta seul dans l’appartement.
Le silence retomba.
Il tourna un moment en rond, caressa un coussin sans raison, hésita à ouvrir un bouquin, puis finit par attraper ses écouteurs et sortir marcher.
Pas pour aller quelque part.
Juste… marcher.
Il descendit, traversa le hall, sans même penser à l’ascenseur. Il prit les escaliers cette fois.
Et alors qu’il atteignait le deuxième étage, il s’arrêta net.
Une porte s’entrouvrait lentement. Juste un battement de vent.
Mais derrière, une odeur légère flotta dans le couloir. Quelque chose de sucré, presque épicé.
Son cœur se mit à cogner.
Il se passa une main dans les cheveux, s’approcha. Rien. Silence. Pas de pas. Pas de mouvement.
Mais cette odeur… ça lui rappelait quelque chose.
Peut-être elle.
Ou peut-être qu’il devenait fou.
Il reprit sa route, descendit, poussé par l’envie absurde de l’apercevoir dans une vitrine, une rue, un reflet.
Mais ce jour-là, elle ne vint pas.
Et pourtant, au fond de lui, Evans sentait une chose étrange : l’espoir n’avait pas disparu.
Il avait changé de forme.
Ce n’était plus une attente fiévreuse, mais un fil discret, tendu quelque part entre lui et l’invisible.
Un lien ténu, fragile. Mais bien réel.
La lumière commençait à décliner quand Evans rentra enfin chez lui.
Le ciel avait cette teinte lavande que prennent les fins de journée en ville, entre romantisme et pollution lumineuse.
Il poussa la porte de l’appartement en silence, retira ses chaussures sans les regarder, et resta un instant là, dans l’entrée, à écouter le vide.
Pas de Kyle. Pas de Damien. Juste le cliquetis lointain des tuyaux et le ronron du frigo.
Il se dirigea vers sa chambre, s’affala sur le lit sans même retirer son manteau.
Son téléphone vibra. Un message de Damien :
« On a épluché tout un étage pour rien. Mais t’as souri. Donc mission semi-accomplie. »
Evans répondit par un emoji cœur brisé et un vélo. Damien comprendrait.
Il resta là, sur le dos, à fixer le plafond.
Parfois, il se demandait s’il n’était pas en train d’idéaliser. S’il ne projetait pas tout un monde sur un regard, sur une inconnue, pour combler un manque qu’il n’arrivait pas à nommer.
Mais ce doute se dissolvait aussitôt.
Parce que ce n’était pas une illusion. Il l’avait ressenti. Et depuis, tout son monde avait changé d’inclinaison.
Vers 19h, il se décida à bouger.
Il passa une chemise propre, sans raison. Il se coiffa vaguement. Prépara un thé, le laissa refroidir.
Il ouvrit Netflix, ferma Netflix. Écouta de la musique, la coupa au bout de deux morceaux.
Tout sonnait creux.
Il finit par allumer son ordinateur et créer un nouveau document.
Il n’écrivait pas souvent, mais parfois, ça l’aidait. À poser des choses. À vider la surcharge.
Titre : "Et si elle ne revenait jamais ?"
Il resta là, les doigts figés au-dessus du clavier.
Puis, une phrase :
« C’est le bleu de ton regard qui m’a fait croire, juste un instant, que quelque chose pouvait encore commencer. »
Puis une deuxième :
« Il y a dans tes mèches rousses quelque chose d’indomptable. Comme un feu ancien qui aurait appris la tendresse. »
Il décrivit son sourire qu’il n’avait qu’imaginé. L’écho dans sa poitrine quand leurs regards s’étaient croisés.
La sensation que quelque chose, ce jour-là, avait basculé hors du réel.
Il écrivit comme on jette des bouteilles à la mer.
Vers 21h, Kyle rentra en claquant la porte. Veste sur l’épaule, cheveux en bataille, l’air de revenir d’une soirée qui n’existait que dans sa tête.
— Mec. Sors avec moi ce soir.
Evans leva un sourcil, surpris.
— Pourquoi ?
— Parce que t’as l’air d’un poème triste écrit par un ado en pull col roulé. Et parce que j’ai deux invitations pour une soirée un peu perchée dans un bar sur les toits.
Y’aura des guirlandes lumineuses, des musiciens qui jouent du ukulélé sans ironie, et peut-être des rousses. Statistiquement, c’est probable.
Evans hésita. Son premier réflexe fut de dire non. Rester dans son cocon, dans ses pensées.
Mais il se surprit à dire :
— Ok. Laisse-moi cinq minutes.
Kyle le regarda, sincèrement surpris.
— Attends… tu viens vraiment ? Genre… dans le monde réel ?
— C’est l’idée.
— Bon sang. Il est amoureux.
Ils partirent à pied.
L’air était frais, mais pas désagréable. Les rues avaient cette ambiance de samedi soir : un peu électrique, un peu bancale.
Des rires fusaient par les fenêtres ouvertes. Les vitrines vibraient de néons.
Evans sentait quelque chose en lui se déverrouiller doucement. Pas une guérison. Pas un renoncement.
Juste… une envie de mouvement. De ne pas rester figé à l’endroit exact où elle l’avait laissé.
Le bar était à moitié perché sur une terrasse, décoré de lampions colorés, de coussins dépareillés, et d’un vieux tourne-disque qui grésillait des vieux vinyles.
Kyle connaissait évidemment le barman, deux des musiciens et une fille qui vendait des bijoux faits main. Evans l'observait avec une pointe d'admiration confuse, toujours un peu surpris par cette capacité qu'avait Kyle à se fondre dans les lieux, à appartenir au monde sans effort, là où lui se sentait toujours légèrement en trop, comme une note hésitante dans une mélodie trop vive.
Il était comme ça. Connecté au monde de façon non linéaire.
Evans prit une bière. Puis deux.
Il ne parlait pas beaucoup, mais il regardait. Observait.
Et à un moment, son regard se perdit sur une silhouette, de l’autre côté de la terrasse.
Une chevelure rousse.
Son cœur manqua un battement.
La jeune femme était de profil, en train de parler à quelqu’un. Elle riait.
Il n’entendait pas le son, mais il vit les épaules qui bougeaient légèrement, la tête qui penchait.
Et ce rire… il crut le reconnaître.
Il avança un peu, sans y penser. Porté par une vague invisible.
Mais alors qu’il allait s’approcher, elle tourna la tête.
Ce n’était pas elle.
Pas du tout.
Il recula doucement, un goût amer sur la langue.
Il s’en voulut de l’avoir cru.
Mais quelque part, il sourit aussi. Parce qu’il se rendait compte qu’il n’était pas encore prêt à abandonner.
Même si elle n’était pas là.
Même si elle ne revenait jamais.
Il l’avait vue une fois.
Et parfois, une seule fois suffit à changer toutes les autres, comme une note unique qui résonne longtemps après la fin de la chanson.
Il rentra seul.
Kyle, bien trop occupé à séduire une fille tatouée au rire explosif, lui avait lancé un clin d’œil complice, genre vas-y, rentre, je gère ici.
Evans n’avait pas insisté. Il n’en avait pas besoin.
Ce n’était pas une soirée à finir à deux.
C’était une soirée à rentrer lentement, en silence, les mains dans les poches et la tête pleine.
L’appartement était calme. Une lumière dorée filtrait depuis la cuisine, probablement Damien avait laissé une veilleuse allumée.
Le chat imaginaire avait disparu. Ou peut-être dormait-il sous le canapé, comme un fragment d'enfance enfoui dans un coin d'ombre, un compagnon muet de ses solitudes silencieuses.
Evans retira ses chaussures, traversa le salon, entra dans sa chambre.
Il se laissa tomber sur le lit tout habillé, bras écartés, les yeux grands ouverts vers le plafond noir.
L’odeur de la nuit s’infiltrait par la fenêtre entrebâillée : un mélange de pluie lointaine, d’asphalte chaud et de fleurs invisibles.
Il pensa à elle.
Pas à la rousse du bar.
À elle. Celle de l’ascenseur. Celle qui n’avait pas de nom, mais une présence. Une empreinte douce dans le creux de sa mémoire.
Il revit ce moment, encore. Il le connaissait par cœur, ce flash.
Les boutons de l’ascenseur, les murs gris, le "ding" discret. Et puis elle. Les mèches rousses. Le regard qui l’avait transpercé comme une chanson qu’on n’attendait pas.
Il soupira, bras croisés derrière la tête.
Il n’avait aucune idée de qui elle était. Et pourtant, elle habitait en lui comme un secret. Comme une note tenue trop longtemps.
Il attrapa son téléphone, ouvrit ses notes. Tapota sans réfléchir :
"Tu es restée. Même en partant."
Il resta là un moment, l’écran illuminant son visage dans l’obscurité.
Puis il le verrouilla, le posa à côté de lui.
Il ferma les yeux.
Il ne voulait pas l’idéaliser. Il savait que ce n’était peut-être qu’un instant suspendu, un mirage du cœur, une illusion bien foutue.
Mais au fond… il s’en fichait.
Parce que même si ce n’était rien, ça lui avait fait du bien. Ça l’avait réveillé. Ça l’avait égratigné au bon endroit.
Et dans un monde qui tourne trop vite, parfois, une cicatrice belle suffit à te rappeler que t’as ressenti quelque chose de vrai.
Il se tourna sur le côté, ramena les draps contre lui.
Pas de musique. Pas de bruit. Juste la nuit. Sa respiration.
Et ce prénom qu’il ne connaissait pas, mais qu’il cherchait en rêve.
Et si elle ne revenait jamais ?
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