Chapitre 13 : L'Écho des Choix
Un rayon de lumière glissa entre les rideaux entrouverts, caressant doucement le visage de Lena. La chaleur de cette lumière semblait complice, comme si le jour l’invitait à s’éveiller lentement, sans hâte, sans la brutalité du monde extérieur. L’air était frais, presque sucré, et le parfum subtil de l’herbe mouillée du matin flottait à travers la fenêtre entrouverte. Elle s’éveilla, encore à moitié plongée dans ses rêves, un sourire flou s’installant sur ses lèvres alors qu’elle s’étirait, ses bras effleurant l’air frais.
Il y avait cette légèreté inhabituelle dans sa poitrine, comme si quelque chose en elle s’était détendu, pris une grande bouffée d’air. Pas ce vide ou cette appréhension qui l'envahissaient souvent au réveil. Non, c’était différent aujourd’hui. Il y avait une chaleur douce qui se propageait dans ses veines, une sensation de tranquillité qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Elle inspira profondément, fermant les yeux un instant pour en savourer chaque seconde. Elle se sentait bien. Plus que ça. Elle se sentait amoureuse. Ou du moins, en train de le devenir.
Elle se leva lentement, les pieds nus glissant sur le parquet tiède. Il y avait un calme presque solennel dans les gestes du matin, ce moment suspendu où chaque mouvement semblait faire partie d’un rituel secret. La chaleur de l’eau sur sa peau dans la douche, le parfum de son savon préféré, l’air humide qui lui frôlait les cheveux encore mouillés. Tout semblait parfait, comme si elle était en phase avec l’univers entier, un tout cohérent.
Elle se sentit légère en enfilant son pull favori, le bleu qui faisait ressortir l’éclat pâle de ses cheveux humides. Un sourire fugace se dessina sur ses lèvres lorsqu'elle aperçut son reflet dans le miroir. Evans. Le prénom résonnait en elle comme une douce mélodie, une chanson qui revenait sans cesse à ses oreilles, qui se glissait dans ses pensées. Il était là, quelque part, à la fois proche et loin, toujours présent dans un coin de son esprit.
Dans la cuisine, Lena se laissa guider par ses habitudes. Elle mit de la musique – des airs de folk, cette douceur qui semblait coller à son humeur du matin – et prépara son café. L’arôme envahit immédiatement la pièce, chaud et rassurant. Elle grignota une tartine, étalant soigneusement de la confiture de figues, le tout dans un silence où seuls les bruits familiers de la maison, son souffle léger, la musique douce, accompagnaient ses gestes.
Elle jeta un coup d'œil à l’horloge, puis saisit son sac et son casque, prête à partir. Le monde extérieur semblait s’éveiller tout autour d’elle, et pourtant, elle était plongée dans cette douce introspection, la sensation de flotter à l’intérieur d’elle-même. Les rues étaient pleines de monde, les passants pressés, les voitures circulant avec frénésie. Et pourtant, à chaque pas, elle se sentait séparée de tout cela, comme si elle évoluait dans une bulle de tranquillité. Elle ne pensait qu’à une seule chose : Evans. Ses yeux, son sourire, sa voix qui résonnait en elle.
En arrivant à l’agence, Lena sentit l’odeur du papier et du café l’envahir, familière et réconfortante. Le bruit des claviers et les conversations étouffées des collègues se mêlaient en un fond sonore rassurant. Mais pour elle, tout cela était secondaire. Elle traversa les bureaux sans y prêter une réelle attention, pressée de rejoindre son espace partagé avec Gaëlle.
— Tu as une tête d’ado qui revient de son premier slow, lança Gaëlle, sans même lever les yeux de son écran.
Lena éclata de rire, se laissant tomber dans son fauteuil. Un rire léger, plein de cette joie nouvelle qu'elle n’avait pas ressentie depuis un moment.
— C’est peut-être un peu ce que je ressens, en fait.
Gaëlle leva les yeux de son écran, ses sourcils se haussant, un sourire en coin.
— Tu réalises qu’on entre dans une nouvelle ère là ? "L’Ère Evans". Je te laisse la direction du scénario romantique.
Lena eut un sourire plus large à la mention de ce nom. Elle savait, au fond d’elle, que quelque chose venait de basculer.
La journée avait commencé sous les meilleurs auspices. Lena, portée par cette légèreté nouvelle, avait bouclé ses dossiers avec une efficacité surprenante. Elle riait plus que d’habitude, parlait un peu plus fort, un peu plus vite. Un courant d’énergie douce semblait l’avoir envahie.
Mais les heures passaient. Une, deux, trois… L’enthousiasme du matin commença lentement à se fissurer.
À plusieurs reprises, elle avait discrètement consulté son téléphone. Juste un coup d’œil, sans trop y penser. Ou du moins, c’est ce qu’elle essayait de se faire croire. Une notification ? Un message ? Rien. L’écran restait muet, obstinément vide.
Elle secoua la tête, tenta de se reconcentrer. Après tout, il avait peut-être une journée chargée. Ce n’était rien. Il allait écrire, c’était certain. Il l’avait dit.
Mais à mesure que le soleil déclinait derrière les grandes vitres de l’agence, un petit nœud commença à se former dans son ventre. Et si… ? Et si Evans était comme les autres ? Ces hommes qui savaient si bien dire les bons mots, prendre la bonne posture, allumer les promesses pour les laisser mourir d’elles-mêmes, sans même un adieu ? Juste le silence. L’abandon par omission.
Elle cliqua machinalement sur son écran, fit défiler des conversations anciennes. Des "tu es différente", des "je n’ai jamais ressenti ça", des "promis je t’écris demain". Elle aurait voulu rire, mais quelque chose lui serrait la gorge.
— Bon, tu vas finir par cramer un trou dans ton écran à force de le fixer comme ça.
Gaëlle. Bien sûr.
Lena sursauta, l’air coupable.
— Je… j’attends juste un message.
— Ah ouais ? Et il est en train d’écrire avec une plume en or trempée dans son sang, ou bien il a été kidnappé par une secte de moines tibétains sans wifi ?
Lena sourit faiblement.
— Il m’avait dit qu’il m’écrirait. Et j’y ai cru.
Gaëlle, fidèle à elle-même, ne perdit pas une seconde :
— Et alors ? Peut-être qu’il va écrire ce soir. Peut-être qu’il est en train de choisir ses mots pour pas te paraître trop pressé. Peut-être qu’il est juste nul avec les textos. Ou peut-être qu’il s’est endormi dans un coin avec son téléphone déchargé entre les mains. Ça t’es déjà arrivé, non ?
— Ou peut-être qu’il est comme les autres.
— Ou peut-être que tu t’apprêtes à saboter un moment magnifique parce que tu crois que t’as pas le droit d’y croire. Lena, t’as le droit d’avoir peur. Mais t’as aussi le droit d’espérer.
Un silence s’installa. Gaëlle vint s’asseoir sur le coin de son bureau, bras croisés, la regardant avec ce mélange de tendresse et de fermeté qui la caractérisait si bien.
— S’il écrit pas, t’en mourras pas. Et s’il écrit… alors tu verras. Mais en attendant, bois un coup, bouffe un cookie, et arrête de transformer ton estomac en boule de nerfs. Tu vas finir par t’auto-digérer.
Lena rit, malgré elle. Un rire un peu nerveux, un peu triste. Mais un vrai rire.
— T’es vraiment pas faite pour les discours mielleux, toi.
— Non. Mais je suis faite pour toi. Et je laisserai personne, pas même un gars aux yeux de velours, te faire douter de ta valeur.
Lena baissa les yeux, émue. Elle prit une inspiration, laissa couler les mots de Gaëlle comme un baume.
Et puis, sans un mot, elle attrapa son téléphone, le retourna face contre le bureau… et décida de vivre encore un peu, sans attendre.
La nuit était tombée sur la ville, enveloppant les immeubles d’un voile tamisé et bleuté. Lena était rentrée chez elle sans trop se presser, un peu vidée de son énergie du matin, un peu embuée dans ses pensées. Elle avait salué son voisin d’un signe de tête, monté les escaliers deux à deux, et poussé la porte de son appartement comme on referme un monde derrière soi.
Elle laissa son sac glisser au sol, le bruit étouffé du tissu contre le parquet résonnant étrangement fort dans le silence de l’appartement. Elle retira ses chaussures d’un geste automatique, presque las, puis avança lentement vers le salon. L’endroit l’accueillit avec une chaleur familière, mais ce soir, cette chaleur semblait fausse, presque irritante. La lumière dorée émanant de la petite lampe sur la commode baignait la pièce d’une douceur tamisée, comme si tout conspirait à lui offrir du réconfort. Mais rien ne pouvait vraiment l’atteindre.
Elle se sentait seule, comme si le monde entier avait pris une profonde inspiration… et oublié d’expirer.
Son regard se posa sur la guitare, posée là, dans son coin habituel, comme une vieille amie qu’on aurait négligée. Elle hésita, le cœur battant sans raison apparente, puis s’en approcha, tendit la main et la saisit avec la même précaution qu’on réserve à un objet précieux. Il y avait dans ce geste quelque chose de tendre, presque sacré. La guitare n’était plus un simple instrument ce soir. Elle devenait confident, exutoire, refuge.
Elle s’installa sur le canapé, le bois contre ses genoux réchauffant à peine le froid intérieur qu’elle portait. Elle cala l’instrument contre elle, comme pour mieux combler un vide invisible. Ses doigts se posèrent sur les cordes, et d’un geste fluide, presque mécanique, elle gratta quelques accords. Des sons familiers, doux, des mélodies apprises depuis longtemps, qui glissaient dans l’air comme des souvenirs heureux.
Mais très vite, l’illusion se fissura.
Ses doigts ralentirent, hésitèrent, trébuchèrent. L’harmonie changea imperceptiblement. Les accords s’assombrirent, s’alourdissant comme un chagrin qu’on refuse de nommer. Un ton mineur se glissa dans la progression, comme un soupir coincé entre les cordes, comme un frisson au creux de l’âme. Elle ne jouait plus pour se distraire, elle jouait pour survivre à ce qu’elle ressentait. Chaque note semblait aspirer quelque chose d’elle, une peine qu’elle ne savait pas dire, une peur sourde qu’elle n’osait nommer.
Elle ferma les yeux, la gorge serrée. Dans chaque vibration, elle croyait entendre sa voix. Evans. Il était là, dans les harmoniques qui s’échappaient de la caisse claire, dans le frémissement des cordes sous ses doigts tremblants. Il était partout et nulle part. Elle revoyait son sourire, sentait presque son souffle. Et cette promesse, si simple, trop simple peut-être : « Je t’écris demain. »
Elle resta là. Immobile. Un souffle. Une note suspendue. Rien.
Un accord dissonant éclata soudain dans l’air, brutal et nu. Elle s’était trompée, ou peut-être pas. Peut-être que c’était juste la vérité qui surgissait.
Elle s’arrêta brusquement. Le silence tomba comme un couperet.
Elle resta là un moment, figée, la guitare encore contre elle, le regard perdu, les lèvres à peine entrouvertes. Puis elle inspira, doucement, douloureusement. Elle serra les dents, lutta contre la brûlure dans sa poitrine, et laissa échapper un souffle long, chargé de tout ce qu’elle ne disait pas.
— Gaëlle a raison… souffla-t-elle, sa voix presque inaudible. Il est peut-être juste… occupé.
Mais les mots sonnaient creux. Comme une excuse qu’on répète pour éviter de sombrer.
Elle s’enfonça un peu plus dans le canapé, gardant la guitare contre elle, non plus comme un instrument, mais comme un bouclier, une armure faite de bois et de cordes. Son regard glissa vers la fenêtre. Dehors, la ville vivait. Les immeubles scintillaient, les phares des voitures traçaient des lignes lumineuses sur le bitume, et tout semblait avancer, sans elle.
— Peut-être qu’il écrit en ce moment. Peut-être qu’il réfléchit à ses mots. Peut-être que tout ça, c’est juste dans ma tête...
Elle esquissa un sourire, fragile, incertain. Un sourire d’enfant qui veut encore croire aux histoires.
Mais croire… c’était déjà un peu vivre.
Elle reposa la guitare avec lenteur, la main glissant un instant sur le manche, comme pour dire merci. Puis elle attrapa un coussin, le serra contre elle avec la même intensité qu’une étreinte silencieuse. Elle tendit la main vers son téléphone sur la table basse. L’écran s’alluma, blanc, froid, vide.
Toujours rien.
Elle resta là, dans le silence, le cœur battant au rythme d’une attente qu’elle ne contrôlait plus.
Parce que quelque part, malgré elle, elle continuait d’y croire.
Un bip léger brisa le silence. Lena se redressa d’un coup, le cœur battant un peu trop fort. Elle attrapa son téléphone avec une rapidité presque ridicule.
Mais ce n’était pas Evans.
— Gaëlle : Bon. Il t’a écrit ? Ou il est déjà sur la liste noire ?
Lena soupira, à moitié amusée, à moitié déçue. Elle hésita quelques secondes avant de taper sa réponse.
— Lena : Toujours rien. Silence radio.
La réponse de Gaëlle arriva dans la seconde.
— Gaëlle : Ce mec est en train de ruiner mon scénario romantique préféré. Je lui avais réservé un rôle principal, pas une figuration !
Un sourire naquit malgré tout sur les lèvres de Lena. Gaëlle avait ce pouvoir-là. Transformer les creux en rires. Rattraper les pensées qui s’égarent.
— Lena : Peut-être qu’il est juste… lent ? Ou occupé. Ou... je sais pas. Je me fais peut-être des films.
— Gaëlle : Si c’était un film, il aurait déjà couru sous la pluie avec des fleurs et un discours préparé. Là on est plus dans le court-métrage indépendant avec budget limité.
Lena éclata de rire. Un vrai, cette fois. Elle se redressa sur le canapé, reprit un peu son souffle.
— Lena : Tu sais que t’es pas obligée d’être drôle à chaque fois que j’ai envie de pleurer ?
— Gaëlle : Je sais. Mais si je commence à être sérieuse, tu vas croire que je suis malade. Et puis entre nous : si ça doit arriver, ça arrivera. S’il est pas à la hauteur, on retourne au plan initial. Toi, moi, un road trip en van, et zéro mecs.
— Lena : T’oublies le vin et les playlists tristes.
— Gaëlle : Je les ai déjà.
Lena sourit encore une fois, un peu plus sincèrement. Elle reposa le téléphone contre elle et laissa sa tête tomber en arrière.
Le message n’était pas venu de celui qu’elle attendait… mais il était venu de celle qui ne l’avait jamais laissée attendre.
Et ce soir-là, c’était peut-être exactement ce dont elle avait besoin.
Alors que la nuit enveloppait la ville de son manteau de silence, Lena s’allongea dans son lit, les draps frais contre sa peau. Les lampes de la rue, filtrant à travers ses rideaux, dessinaient des ombres douces sur les murs de sa chambre. Pourtant, malgré cette tranquillité apparente, son esprit était agité.
Elle ferma les yeux, tentant de se laisser aller à la douceur du sommeil. Mais les pensées revenaient sans cesse, tourbillonnant autour d’elle. Evans. La rencontre dans l’ascenseur. Ses mots, son regard, la douceur de l’instant, la tension palpable. Mais aussi l’incertitude. Où cela allait-il les mener ? Avait-elle bien fait de s’ouvrir à lui si rapidement ? Et si ce n’était qu’une illusion ?
Un soupir s’échappa de ses lèvres. Ses mains se glissèrent sous son oreiller, cherchant la chaleur rassurante de l’endroit où, quelques heures plus tôt, elle avait posé sa tête. Mais aucun geste ne pouvait apaiser la tempête qui faisait rage en elle.
Les souvenirs de la journée, l'attente du message d'Evans, la petite conversation avec Gaëlle, ses propres espoirs, se heurtaient à la réalité de son anxiété. Le silence de la pièce devenait presque trop lourd, et pourtant, aucun de ses doutes ne semblait vouloir se dissiper.
Elle tourna son regard vers le plafond, les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Et puis, lentement, une question s’imposa dans son esprit. Et si cet instant était un début, pas une fin ? Un frisson parcourut sa peau. Elle se retourna sur le côté, enroulant ses bras autour de son corps, mais l’incertitude persistait.
Elle n’arrivait pas à savoir si cette espérance naïve était un refuge ou un piège. Ce qu’elle savait, c’est que, malgré l’écho du doute, un mince rayon de lumière perçait au fond de son cœur, et il refusait de s’éteindre. Elle ferma les yeux, s’efforçant de calmer son esprit, espérant qu’une réponse viendrait dans le sommeil. Mais chaque pensée revenait à elle, lui rappelant que l'attente était peut-être plus pesante que l’action elle-même.
Dans ce silence, Lena se rendormit, mais son esprit demeurait éveillé, suspendu entre l'espoir et l'incertitude.
Juste un prénom, lové quelque part en elle.
Evans.
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