Chapitre 1 : Fuck John Mac-Lane

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1

Je suis entre deux. Quelque part entre le sommeil et l’éveil. La nuit a charrié ses flots de sueurs éthyliques et je n’ai ni chaud ni froid. Mes paupières closes filtrent la lumière qui s’échappe des stores à travers l’air poussiéreux. L’instant est un silence gris, un rien salvateur où je ne ressens rien. C’est pourquoi je la perçois, cette vibration qui fait basculer l’équilibre précaire. Elle ne se répète pas, mais j’ai bien conscience de sa réalité. Je lève machinalement un bras lourd qui tâtonne au jugé ma table de nuit, creusant un sillon dans la poussière et faisant chuter une pile de magazines de cul sur le tas de kleenex qu’il a enfanté. Je connais l’enjeu, je connais l’interlocuteur – il n’y en a qu’un sur la « Red-Line », un antique Nokia 3310. Le geste est certain, bien que maladroit. Tenter de redresser la tête et d’ouvrir les yeux réveille ma gueule de bois, alors j’attends rapatrié le portable pour refaire une tentative. Tout pourrait s’arrêter à cet instant, je pourrais rester dans cette posture, vautré à plat ventre au milieu de mes draps en pagaille, tentant de prolonger mon semi-coma. Pourtant mon cerveau reptilien me dicte d’ouvrir mes yeux bouffis d’excès et d’ajuster ma vision sur l’écran. Le texto est lapidaire : « Dispo ? ». Les suites à y apporter m’ont déjà épuisé même si le choix est binaire. J’en ai résolument fini avec cette merde. Pourtant il faut bien financer les vices, fussent-ils lowcost et peut être que ça me démange d’y aller voir de plus près. Une mouche est forcément attirée par la merde. Tapoter une réponse concise sur le clavier du vieux GSM me prend Mathusalem. Je tiens bon : « Yep ». La survie destructive existe-t-elle ? Je suis bien con de penser, en témoigne un élancement capillaire carabiné. Je vais le faire. Quelque part je l’attendais ce texto. Les choses restées en suspens appellent à un point final.

Fuck John Mac Lane. Le mythe de l’alcoolo dépressif qui sauve le monde après avoir gobé deux aspirines a fait long feu. Une ou deux traces pourquoi pas, hors budget en ce qui me concerne. J’en suis d’autant plus convaincu que de me retourner, me redresser en position assise, tenter d’humecter mes lèvres desséchées, réveille la crampe qui m’a assailli le mollet cette nuit. Le souffle court d’être à moitié debout, je halète en massant le muscle sclérosé sans faire passer la douleur. Le portable vibre de nouveau mais je l’ignore : je sais ce qu’il dégueule. Une adresse, un nom, un ordre de mission : un miasme dans un océan de fils de putes dont je n’ai rien à foutre.

Ne pas traîner pour ne pas réfléchir à ma connerie. Lever vertigineux, chute de tension, fourmilière de noir et blanc réfrènée d’un nouveau massage aux tempes. Choisir parmi les tas de frusques sales et puantes qui jonchent le sol de ma piaule. Avaler quelque chose, un irish coffee du pauvre : Long John mélangé à un reste de café, avec la roulée qui l’accompagne. La migraine bat en retraite : le meilleur moyen pour la faire passer, c’est d’en remettre une. Un passage nauséeux aux chiottes où ce que je chie ressemble logiquement à ce que j’ingère : du liquide. Vient le moment de boucler mon paquetage. Le pilote automatique enclenché, je le remplis machinalement : caméscope, lampe frontale, jumelles, Reflex, sont enfournés dans mon vieil Eastpack en une dizaine de minutes interminables. Où vais-je et pour quoi faire, c’est la question que tout le monde se pose. Il est temps pour moi d’y répondre. Je consulte enfin la Red Line qui répond au « où » sans vraiment s’attarder sur le « pourquoi ». Ça me va bien.

2

Kermontec, Finistère nord, un bled paumé au-dessus de la N12, échoué au pied de la Manche et pas très loin de Morlaix. Le Tacot a démarré sans trop de protestations et je ne me suis plus posé de questions, concentré sur la route rectiligne, bordée de zones rurales ou commerciales.

J’arrive milieu d’après-midi avec des nuages bas qui s’amoncellent, portés par un vent humide. Ça sent la pluie. Un tour de quartier pour repérer les lieux. Néo bretonnes et longères masquées par de hauts murs de vielles pierres, arbres ancestraux nus aux formes alambiquées, qui jaillissent de jardins laissés à l’abandon. Les rues cabossées et vides renforcent l’atmosphère lugubre. Je n’ai pas d’horaire précis. Je pousse jusqu’à la côte pour y puiser la motivation. Je me gare puis reste là, observant la plage lointaine à travers mon pare-brise tapissé de chiures de piafs et fumé à l’Interval, me demandant ce que je fous là. C’est vrai que l’ambiance « fin du monde » qui règne sur l’endroit est propice à la prise de tête. Pourtant les questions à se poser ne le sont pas. L’objet de ma mission reste obscur : je n’ai pas eu le courage de travailler Dom pour en savoir plus. Je m’en fous finalement, les tenants et les aboutissants ne me concernent pas, certainement un bouseux qui nique sa sœur attardée dans une grange déserte. Tout ce que j’ai à faire, c’est lui coller au cul et voir la merde qui va en sortir. Fait chier. Maintenant je refuserai le turbin mais je me suis réveillé trop sobre. Mes doigts tremblants jouent compulsivement avec le bouchon de mon antique gourde métallique. Sobre depuis… deux heures ? Le bout du monde. Visse et dévisse le bouchon. Rester ou partir. Planter Dom. Une éventualité qui ne m’effraie pas, plutôt moi que lui, le jour où je lui aurai salopé le taf. J’y suis – probablement. Je devrais abandonner, faire demi-tour fissa, peaufiner un scénario plausible pour qu’au moins il me paye mon plein. Visse, dévisse. Le chuintement faible mais grinçant provoqué par le mouvement commence à me vriller les tempes, tout autant que le fait de réfléchir. Visse, dévisse. Un peu tard pour se les poser les questions, rendu à une centaine de bornes de chez moi. Je suis là, à Kermontec, frontière Finistère/Côtes d’Armor. Est-ce-que ça m’intéresse de savoir pourquoi ? L’indécision est la pire des décisions. J’avale coup sur coup deux lampées de mon vieux whisky. La première me prodigue sa chaleur, la seconde me remonte à la gueule. Ma trogne bourdonne de soulagement, la migraine recule, ça va moins pire.

J’extirpe ma carcasse maigre de la carlingue pour rejoindre la plage d’un pas monotone, rallumant cette roulée oubliée entre mes doigts. La marée rejette des amas d'algues noires sur le sable, des vaguelettes furieuses immergent une petite jetée. Je reste cinq minutes à observer la nature qui commence à s’énerver, ça n’arrange pas mon état d’esprit. J’en ai connu du même style des bleds pourris, que j’ai arpentés comme une ombre sans me soucier du pourquoi ou du comment. Oui, c’est ce qui me plaisait même. Aujourd’hui ça ne m’évoque plus qu’un effort vain doublé d’une perspective d’emmerdes. Aujourd’hui je suis passé d’ombre à fantôme ; on devient la première et on finit comme le second. Car j’ai beau chercher, les sensations ont disparu. Finie la lente montée d’adrénaline qui débouche sur la vigilance, juste le sang qui martèle mes tempes, juste une sale gueule de bois. Finie l’appréhension qui caresse les tripes, juste une cirrhose en gestation qui les martyrise. La seule chose qui ne change pas : tout est hostile, tout le temps. Ça me faisait bander avant, moi contre le monde. Aujourd’hui même pas une demi molle, bander est devenu laborieux. Au mieux je m’en bats les couilles.

Je finis par battre en retraite, assailli par un embrun de gouttes vaseuses. Une pluie fine vient sur le chemin du retour, s’infiltrant jusqu’aux os. J’ai beau me magner, je suis trempé lorsque je rejoins le Taco. Putain de trou. Ma gourde pour seul réconfort. Un coup pour la route, un autre pour se réchauffer. Mes intestins protestent mais l’ivresse me gagne. Je résiste à l’envie d’une nouvelle goulée. Il est tôt, je dois économiser et accessoirement, j’ai un truc à faire. Je prends la route vers le domicile de Monsieur X - je m’en fous de son nom, auteur d’un éventuel délit dont je n’ai rien à foutre, juste le temps de faire tourner la ventilation et de m’en remettre un.

Un tour de quartier pour voir avant de me garer à une centaine de mètres de la baraque, sur le bas côté d’un terrain envahi de fougères et de mauvaises herbes. Discrétion zéro mais au final, sans plus d’instructions, je suis là pour un repérage. Sûr que cet enfoiré de Briac doit être occupé, si Dom m’envoie. Briac aurait trouvé un tas de bois derrière lequel se planquer. Pas moi : on ne transige pas avec le confort.

Un utilitaire blanc est garé dans la cour, seule trace d’une présence humaine dans l’ancienne bâtisse. Les volets défraîchis du bâtiment sont clos, les murs de pierre forment un attelage branlant au toit mangé par la mousse. Pas de signal FM, aucun cd qui ne me fasse envie. Reste la partition du vent qui hurle jusqu’à ébranler la carcasse du Taco et les assauts de fines gouttelettes qui s’écrasent sur les vitres. Décidemment, Kermontec est sinistre, Kermontec craint.

Heureusement, il apparaît vite Monsieur X, silhouette fantomatique dans la tombée de la nuit. Présence malingre, il a du mal à sortir et lutte pour refermer sa porte d’entrée qui proteste sous les bourrasques. Un mètre soixante-dix, chétif, il donne la sensation étrange d’un homme coincé entre deux mondes et dans ce décor crépusculaire, je m’attends à le voir s’effacer simplement, ses vêtements s’envolant vers les cieux tourmentés. Je tente de le filmer mais abandonne, perturbé par la pluie sur mon pare-brise. Je me concentre sur l’action. Plusieurs allers retours de sa maison au fond de son jardin, l’échine courbée sous le fardeau de caisses dont je ne distingue pas le contenu. Avant de s’en retourner au sec pour de bon. J’attends quelques minutes, vaguement tendu, puis retombe à la contemplation de la pluie qui tombe. C’est chiant. Du son pour passer le temps, le doom apocalyptique de « My Dying Bride » qui s’élève doucement par-dessus la tempête.

Je divague mais mes pensées en reviennent toujours au même point. Ma vie gâchée après dix ans d’une stabilité en trompe l’œil. Est-ce qu’elle l’avait déjà fait avant, de me cocufier ? Combien de fois avant d’avoir choisi une bonne fois pour toute de me larguer ? Le chant plaintif s’élève sur une mélodie aérienne et mélancolique. Je nous revois tous deux, complices dans l’art, partenaires dans le cul, amis au quotidien. Les sourires qu’elle m’adresse, les plaintes lascives qu’elle réfrène en feignant l’orgasme, le regard concentré sur sa toile lorsqu’elle peint. Toute cette intimité perdue à jamais. Le vide qu’elle laisse est insupportable, elle a pris le meilleur de ce que j’étais, la souffrance devient physique, en forme de boule contractée dans le creux du ventre. Je m’envoie une bonne rasade et coupe le morceau devenu insupportable. Les larmes jaillissent de concert avec le ciel chagrin qui s’écrase sur le Tacot. Ma gourde est mon seul réconfort, une huile incandescente sur le brasier de mon désespoir. Je pleure à chaudes larmes, m’étouffant en reflux glaireux. Je me sens plus seul que jamais, au milieu de ce grand nulle part tourmenté. J’ai tout perdu, oui… Alors que fut un temps, je pouvais rester des heures sans que rien ne se passe, l’attente et l’immobilité sont devenues insupportables, un rappel constant du fiasco de ma pitoyable existence. Bordel ! Une dernière gorgée, un dernier coup d’œil à l’habitat austère de Monsieur X. Je m’en fous, j’ai fait mon repérage. Que Dom aille se faire mettre avec ses missions pourries. Rouler jusqu’à chez moi, même rond comme un cochon. Je tourne la clef, le Tacot ronronne, mon compagnon fidèle, j’enclenche la première et part.

Tout du moins, j’essaye. La roue patine, le moteur hurle d'un effort vain. Un coup d’œil rapide par la portière me confirme que je me suis embourbé. Je gueule, seul à l’abri de mon habitacle, tente une marche arrière, en vain, toujours. Putain de trou pourri ! Ça n’arrive qu’à moi ce genre de merde ! Tentatives infructueuses, marche avant, marche arrière, au milieu des cris de rage et de sanglots... Rien n’y fait. Avec pour seul résultat d'aggraver mon cas en creusant l’ornière. Je coupe le moteur, m’envoie une grosse rasade, me décide à sortir. La pluie battante imprègne mon paredessus, je suis trempé de nouveau. Je constate les dégâts : ma roue arrière gauche est sérieusement immergée dans une grosse saillie et mes efforts n’ont fait qu’aggraver mon cas. J’emmerde les éléments, j’emmerde ce bled pourri, je maudit ma vie de merde ! J’explore le terrain, trouve du bois pour l’enfoncer sous ma roue, à l’avant et à l’arrière. Je remonte dans la caisse pour une nouvelle tentative, triture mon porte clef Saint-Christophe, le temps d’évacuer la buée. Ça va le faire. Marche arrière. Le moteur hurle, j’y crois une demi-seconde quand la Golf s’élève. Et puis « Crac » avant de redescendre. Pas le temps de m’énerver. Marche avant. La bûche ne tient pas. Je calle, la voiture retombe. Cette fois ci j’ai le temps. Je hurle en défonçant mon plafond de coups de poings : ça fait mal, mais ça fait du bien. S’en suit un abattement total. Je m’affale, tête sur le volant. Réfléchis Ducon… Appeler une dépanneuse. Non, plus d’assurance, j’en aurais bien pour 200 balles et je serais l’attraction du quartier. Attendre que le temps se calme, assécher l’ornière au mieux, puis recommencer la manœuvre. En attendant j’ai des fringues sèches à l’arrière. Et je l’espère, assez de whisky pour m’abrutir pour de bon.

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