CHAP 1 3

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Ma banquette arrière est une culture d’acariens et mes nouveaux vêtements me démangent. Je bois pour oublier. Ou parce que j’en ai envie.

Le jour décline à mesure que l’ivresse grandit. Rien à signaler du côté de Monsieur X. La torpeur me gagne et les fourmis me montent aux tempes, enfin. Le temps devient relatif, s’étiole au fil de mes pensées. Je scothe sur le paysage qui s’obscurcit, sur les arbres qui se balancent au rythme du vent, leurs feuilles éparses qui frémissent sous la pluie. La maison qui semble toujours aussi vide. Le tableau est un paysage à la Van Gogh, impressionniste, hypnotique et torturé. Je baille à m’en décrocher la mâchoire. Une nouvelle goulée anesthésie mes sens, mes paupières tombent, le cadre devient un 16/9ème de plus en plus flou. Nouvelle goulée. Je m’en fous et ne résiste plus. Je pionce.

Semi-conscience de la tempête qui hurle et de l’averse qui tambourine sur ma carlingue. Elles m’emportent dans l’orage. Je suis dans les nuages tourmentés, les vents violents m’y perdent, des lueurs blêmes se mêlent au vacarme en s’approchant, silhouettes fantomatiques flottant dans l’obscurité.

Je hurle alors que le rêve se confond un instant avec la réalité en prenant conscience que je ne dors plus. Le souffle lugubre du vent charrie toujours la pluie violente qui voile mes vitres. La nuit est définitivement tombée mais je perçois toujours une silhouette, déformée par l’ondée qui coule sur ma vitre. Monsieur X qui m’observe, insensible aux éléments, recouvert d’un long ciré sombre.

Je me remets encore de mon délirium quand il braque sur moi une lumière agressive, avant de toquer timidement à ma vitre. Ma conscience sonne une alerte molle. Je suis grillé, certes, mais pas cramé et c’est bien là l’essentiel. L’aventure s’arrête là, sur une défaite pathétique indépendante de ma mauvaise volonté, pour un gagnant il faut un perdant, c’est le jeu, c’est la vie, etcetera, etcetera. J’accueille même la nouvelle avec un certain soulagement : je n’y reviendrai pas. C’est pour ça que je descends ma vitre sans trop m’en faire, ne reste plus qu’à soigner le finish pour qu'il ne se doute pas être l’objet d’une surveillance. J’enclenche les hostilités pacifiquement :

— Oui ?

Interrogatif, stupéfait, apeuré, pâteux. Le gars qui n’a rien à foutre là et qui ne sait pas ce qu’il fout là. Le trait lumineux se promène de mon visage à l’habitacle, revient sur ma trogne. Son visage buriné m’apparaît dans l’intervalle comme un vieux pneu craquelé. Un vieux avant l’âge, du type qui en a soixante mais qui en fait quatre-vingt. Sa moustache trop blanche perle de petites goutes qui tombent sur ses lèvres anxieuses. Dans la pénombre de sa capuche, son œil noir s’anime d’une lueur craintive. Il hésite un instant avant de me répondre d’un accent breton taillé au cordeau.

— Ça va, mon gars ? Ça fait des heures que t’es là-d’dans sans bouger ?

Sans surprise, Monsieur X m’a vu depuis longtemps. Ça fait un bail que je traîne mon cul dans des bleds comme celui-ci. Je m'en suis inventé, des vies : commercial en vadrouille, agent immobilier en prospection, artisan ou simple promeneur. Je ne vais pas composer, je vais à l'essentiel, j’ai une autre excuse, là où l’eau potable est plus rare que l’alcool.

— Désolé M’sieur. Je suis… J’étais trop bourré pour rouler, j’ai voulu me reposer et je me suis embourbé…

Ma vieille gourde, fichée dans ma main droite tel un talisman, vient combler mon propos.

— Me suis endormi.

Il émerge d’une contemplation sceptique, passe de ma carrosserie à mon pneu englouti par l'ornière, puis claque des mains sur ses hanches, sans provoquer aucun remous sur son ciré.

— Bah alors, mon gars ! Pourquoi t’es pas v’nu avant toquer ?

Il hume brièvement mon intérieur, avant d’avoir un net mouvement de recul.

— Mon saligaud ! Ça pu la piquette !

Laisser faire le naturel. Qui tombe avec mélancolie sur son faciès.

— Allez, reste pas là mon gars. On va t’aider.

Il n’a pas l’air méchant Monsieur X. Je lui devine même un bon fond. Trop bon, trop con, à inviter le loup dans sa bergerie. Le grain m'a l'air tenace et le vent continue à souffler ses hurlements lugubres. Je lui offre sans effort une de mes mines les plus piteuses.

— Merci M’sieur… J’en peux plus de végéter dans mon tacot…

Il m’encourage d’un sourire. Quitter la caisse me provoque des grincements osseux et la bourrasque pluvieuse qui m'accueille un vertige. Je dois me rattrapper au capot pour ne pas capoter, je suis tout à fait crédible.

— Courage mon gars ! Y’a pas cent mètres à faire.

Un peu moins, mais c’est long. Ça doit le rassurer un plus minable que lui… Il s’élance dans la tempête en se présentant :

— Mon nom c’est Léon !

Peu importe qu’il m’entende, je lui hurle ma connerie d’une voix de baryton en fin de vie :

— Moi c’est… Bertrand… Kergustan… Bertrand Kergustan !

Le vent emporte sa réponse sans intérêt. Nous sommes raccords sur une marche difficile, luttant contre les éléments qui se déchaînent sans coup férir sur notre progression. Nous franchissons le portail d’un blanc élimé, voûtés sous la force des éléments, puis traversons une cour délabrée, jonchée de vigoureuses touffes de mauvaises herbes. Léon emploie toutes ses forces à pousser la lourde porte en bois, un masque de douleur lui arrache de petites plaintes à travers l'ondée. Il ne m’en balance pas moins un sourire cabot en m’invitant joyeusement :

— Allez ! Entre mon gars ! Y’a un bon feu qui t’attend.

L’entrée, plongée dans la pénombre, est ouverte sur une grande pièce aux poutres apparentes et aux murs d’un vieux blanc, faisant office de salon, de cuisine et de salle à manger. Quelques bûches rougeoient dans l’âtre d’une grande cheminée, leurs flammes ravivées par les bourrasques en fin de vie qui pénètrent dans le conduit. Elles projettent des ombres mouvantes dans la pièce, sur de gros meubles rustiques, absorbées par la lueur de petites lampes d’appoint. L’ambiance se tamise d'un agréable silence lorsque la porte se referme sur la tempête.

— Va donc t’fourrer près du feu. T’es tout trempé.

Ma gratitude n’est pas feinte.

— Merci, Monsieur.

— Appelle moi Léon, Bertrand.

Une délicieuse odeur de pot-au-feu réveille ma faim en un gargouillement sonore. Léon réagit au quart de tour. Léon est une bonne âme, à n’en pas douter.

— Je vais te faire réchauffer un truc.

L’usage voudrait que je fasse mine de refuser, mais je suis trop épuisé pour les faux-semblants.

— C’est pas de refus, si ça vous dérange pas.

Je m’affale sur un canapé face à la cheminée en l’observant galérer dans la cuisine, située à l’autre extrémité de la pièce. Il allume un feu à gaz sous une grosse cocotte, répandant de plus belle son odeur ragoutante. Je le laisse gérer, hypnotisé par le ballet de flammes qui caressent doucement les bûches. La tempête lointaine me procure un sentiment de confort. Je grelotte sous mes vêtements humides puis me détends en laissant tomber mes paupières, vaguement conscient de Léon qui dresse mon couvert.

— J’ai un pote qui va passer. Moi j’suis trop esquinté mais lui, il devrait pouvoir te tirer d’là.

Je me retourne pour constater que tout est prêt, jusqu’au verre de jaja qui surplombe une vieille assiette creuse.

— À table, mon gars !

Je le remercie pour la troisième fois en m'installant.

— C’est tout du local ! Pas de saloperie de grande surface ici !

Au point où j’en suis, un repas à base de bière m’aurait bien suffi.

— Ça sent bon en tout cas.

Il prend place face à moi, m’observant tel un chaton famélique à qui on donne le pâté. Méfiance « mon gars », rien de plus fourbe qu’un chat. Son histoire d’ami qui va passer ne m’a pas échappé. Bizarre à une heure aussi tardive et c’est encore du grain à moudre. En attendant, le dîner est servi.

Je commence par verser une lichette de son vin dans mon plat avant d’attaquer. Je ne savoure pas. Je dévore frénétiquement, étanchant une faim depuis longtemps inassouvie sous les grognements satisfaits de mon estomac. La viande est tendre, les légumes juteux, dégorgeant d’un bouillon épais. Je me pète le bide comme je ne l’avais plus fait depuis des lustres, oublie toutes sortes de convenances, saisissant l’assiette pour finir le bouillon qui gicle dans ma barbe. Puis faisant claquer mon auge sur la table, je réprime à grande peine un rôt satisfait.

— Nom de Dieu mon gars ! Mais tu crèves la dalle ! T’es pas bien épais pour un gaillard de ton âge, faut dire !

Je suis bien requinqué, même si la digestion s’amorce péniblement. J’observe à mon tour mon hôte stupéfait.

— Léon, sans vous mentir, ça fait bien des mois que j’ai pas aussi bien becqueté !

Sa mine est inquiète malgré son sourire mélancolique.

— Tu peux me tutoyer, mon gars. Va pas faire d’politesses à un vieux débris comme moi.

— Ok, Léon.

— Alors, qu’est c’qui t’arrive pour que tu t’retrouves dans c’te sale état ?

Le naturel. Toujours le naturel. C’est le plus crédible. Mon regard se perd dans le vague, je repense à elle. Une douleur jamais éteinte qui se ravive. Une trahison logique pourtant insupportable. L’humiliation qui provoque la haine alors que d’autres sentiments perdurent. De nouveau je suis fatigué. La sollicitude acquise de Léon. Mes yeux qui s’imbibent. Je me livre d’une voix chevrotante sans me soucier d’être pathétique :

— Les conneries habituelles, Léon. Ma copine qui se barre avec mon meilleur pote… L’alcool, un peu trop au début et après l’engrenage… Je perds mon boulot, je vois plus personne. Je me laisse crever à petit feu.

Je pince mes yeux pour essuyer mes larmes, renifle un filet de morve qui coule dans ma moustache. Mon corp est secoué de sanglots. J’ai du mal à reprendre, ma voix déraille en propos décousus :

— Ils vont… Ils vont avoir un gamin… Les bâtards ! Bordel, Léon ! Si seulement j’avais la force d’en finir !

Les larmes jaillissent. Je m’écroule, le front entre mes bras, manquant de faire valdinguer mon assiette vide. Le vieux est désemparé, il me saisit l’avant-bras pour me réconforter.

— Ola mon gars ! Faut pas dire une connerie pareille ! Tu t’en trouveras une autre de femme. T’as la vie d’vant toi !

Je sens qu’il hésite étant donné mes aveux d’alcoolisme, mais les bretons ne connaissent pas trente-six remèdes au chagrin :

— T’as besoin d’un remontant, mon Bertrand ! Et d’aut' chose que ta vilaine piquette. C’est ça qui te rend maboule, crois-moi. Je m’en vais t’chercher ça, mais en attendant, arrête donc de couiner comme une femmelette ! La fierté mon gars ! Il te reste ça !

La fierté est devenue hors sujet, je continue à me répandre en miasmes divers. Léon revient, il porte deux verres et une bouteille d’un liquide brun non étiquetée. Son sourire a disparu sous un air concerné. L’empathie peut-être. Un bon con assurément. Autant savoir jusqu’où : je me reprends entre deux larmoiements :

— Tu fumes, Léon ?

— Pas en ce moment, Bertrand !

— Je peux ?

— T’es comme chez toi ici !

Il reste debout pour nous servir alors que je roule, puis me ramène un cendrier.

— Merci Léon. Et désolé…

Il me répond d’une claque dans le dos, la plus énergique dont il soit capable.

— Allez, allez !

Il pousse vers moi un verre rempli au tiers et tend le sien dans ma direction.

— Je devrais pas, mais ça peut pas faire trop de mal… ça mon gars, c’est du fait maison ! Tu m’en diras des nouvelles !

Nous trinquons.

— Yec’hed mat, Bertrand !

— Yec’hed mat, Léon.

Il s’en prend une lichée, je le suis de près après avoir humé le contenu. Ça a un goût de pomme alcoolisée doucement et c’est assez sucré pour passer comme du petit lait. Jusqu’à ce que le liquide me coule dans l’œsophage et que l’alcool me monte au crâne, brûlant. Je ne m’étrangle pas de surprise, il m’en faudrait plus, mais pousse un soupir énergique pour expulser le chaud alors que de la sueur imbibe mon front.

— Bordel ! Ça paye pas de mine mais…

Léon retrouve un sourire écarquillé et m’adresse un clin d’œil.

— C’est du 60° mon gars. Du comme ça y’a plus que des croulants comme moi pour en fabriquer encore.

— Vive les anciens !

Je tends de nouveau mon verre en signe de respect et nous sirotons quelques instants en silence. Je finis par m’intéresser au cas Léon, qui sous des airs joviaux respire une vie lourde et compliquée. Quelques photos posées sur des étagères, en noir et blanc pour la plupart, certainement de la famille.

— Et toi Léon ? On dirait que t’es seul ici ?

Nouveau sourire mélancolique de mon hôte.

— J’ai eu femme et enfants oui… Et puis… C’est comme ça, c’est la vie. Mais faut continuer, y’a pas l’choix.

Il reste absent de longues secondes puis prend une nouvelle gorgée de son lambic.

— Et puis la maladie par-dessus… Une belle saloperie, comme t’as pu voir. La fin se rapproche pour sûr… J’la sens et elle, elle me renifle comme un corbeau une charogne.

L’atmosphère devient de plus en plus lugubre. Il me dévisage.

— Mais faut rien lâcher, mon gars… Parce qu’on a qu’une vie.

Je ne suis pas convaincu, moi qui ai largué les amarres et me laisse dériver dans la tempête. C’est une question d’envie, certainement. Mais je ne vais pas lui saper le moral.

— Sûr Léon… Sûr.

Nous retournons à notre méditation morose, le vent lointain et le crépitement du feu emplissent l’atmosphère ouatée néanmoins refroidie.

Trois coups sourds et brutaux nous font sursauter tous les deux, puis la porte s’ouvre sur une silhouette haute et massive. Un homme d’une vingtaine entamée pénètre dans la pièce et salut Léon d’une voie énergique :

— Léon du Léonard ! Comment ça va, mon gars ?

Rectangle sur rectangle, front et mâchoire en angle droit sur une carrure d’armoire à glace, l’homme est un véritable golgoth qui dépasse les deux mètres.

— Ola Grand Jean ! Comment va ! Viens donc mon gars, tu vas bien trinquer avec nous ?

Son regard glisse sur moi et il m’ignore lorsque je lui adresse un petit signe de la main.

— On t’avait dit d’être à jeun Léon... Et on est à la bourre.

— C’est pas ça qui va m’achever tu sais, mais p’têtre bien le régime à l’eau de source, pour sûr.

— Je peux pas te donner tort, mon poto.

Le costaud se rapproche en quelques enjambées, Léon fait les présentations :

— Grand Jean, ça c’est Bertrand ! Il est tombé en panne en face de chez moi, j’lui file un coup de main.

Je me lève à demi et lui tend une main, qu’il broie de son énorme paluche, d’un regard direct sur un sourire large. Ma présence le gêne manifestement, profil bas :

— Enchanté, Jean.

— Salut, Bertrand.

Léon se lève tandis que Jean attend debout, bombers noir et bleu de travail terreux ruisselant sur la tommette.

— C’est à toi la Golf ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Je me suis embourbé. J’attendais que ça sèche pour repartir.

Grand Jean éclate d’un rire gargantuesque :

— Tu peux attendre longtemps, mon copain ! Pourquoi tu t’es arrêté là ? Y a pas grand-chose à foutre par ici et tu m’as pas l’air d’être du coin ?

J’aurai dû travailler mon accent de bouseux… Sûr que le viaduc de Morlaix, pour un type comme lui, c’est la pyramide de Kheops. Je baisse les yeux, me préparant à ressortir mon histoire d’un ton le plus mélo dramatique possible. Mais Léon revient avec un verre et m’évite la corvée.

— Fous lui donc la paix avec tes questions ! Tu vas plutôt l’aider à s’sortir de là !

Le balèze en devient tout penaud, comme à l’étroit dans son corps de mastard, ses traits s’adoucissent. Ça confirme mon impression première : Jean est un gros nounours.

— C’est bon Léon, je chambre un peu quoi… Vous inquiétez pas M’sieur. J’vais vous dégager d’là en deux-deux.

Il m’adresse un nouveau sourire, sincère celui-ci.

— Merci Jean. C’est bien rural de ta part.

Il n’a pas compris la vanne mais ne s’en formalise pas, pousse un soupir bêta et enjoué. Léon lui remplit son verre, égalise le mien, ignore le sien à regret. Nous trinquons avant qu’il ne dise la messe :

— Allez, Yec’hed mat !

— Yec’hed mat !

— Yec’hed mat.

Jean vide son verre à la hâte, le fait claquer sur la table. Nous le suivons de près.

— Merci, mon Léonard ! C’est prêt ?

— Pour sûr, mon gars. C’est dehors, sous l’abri.

Léon se tourne vers moi :

— Dis mon gars ? ça te dérange pas de nous aider ? Comme t’as vu j’suis pas très gaillard.

La mission devient physique. Mais Jean n’est pas loin de protester avant d’hausser les épaules et je veux savoir pourquoi.

Putain de bled. Même si le vent est tombé, cette putain de pluie ne s’arrête pas. Elle s’est transformée en crachin qui imprègne mon vieux poncho, sur les quelques mètres qui nous séparent de l’abri. J’y distingue un capharnaüm d’outils de jardinage, à côté desquels sont empilées quatre caisses remplies d’une demi-douzaine de bouteilles d’alcool de pomme made in Léon. Jean en saisit deux sans difficulté. Je tente de l’imiter mais me ravise sentant une lombaire hésitante dans le bas de mon dos. Je le suis maladroitement, les genoux ployant sous le poids de ma caisse. Je suis déjà essoufflé lorsque nous rejoignons un Porsche « Cayenne » rutilant, garé à l’extérieur de la maison. Que ce gros couillon puisse gagner de quoi se payer un tel bolide me laisse dubitatif.

Jean maintient les deux caisses d’une main contre sa cuisse, tandis qu’il ouvre le coffre du 4X4 de l’autre. Je visualise la plaque, ça pourra aider plus tard. Je l’ai déjà oubliée lorsqu’il dépose son fardeau dans le coffre et m’allège du mien. J’entends Léon qui s’affaire péniblement derrière moi avec la dernière caisse et me magne d’aller l’aider.

— Merci mon gars !

Nous nous retrouvons tous trois à côté du Cayenne. Léon semble vieilli de 10 ans, moi pas loin. Son teint est cireux et son souffle court. Une lueur de panique habite son regard vitreux. Il halète, courbé en deux, les mains à plat sur ses cuisses.

— Jean, tu veux bien m’aider à monter, mon gars ?

Je n’avais pas compris qu’il était censé partir et reste coi quelques instants. Il relève sur moi son visage éreinté, alors que Jean l’entoure d’un bras protecteur.

— La vie est courte, mon gars. Trop pour s’emmerder avec des amours perdus. J’espère que tu t’en rendras compte. Crois en le vieux qui arrive au bout du chemin.

Il touche dans le mille. Il me tend une main fragile que je saisis sans savoir quoi dire, plus ému que je ne devrais l’être. C’est instinctif, je sais reconnaitre un adieu :

— Prends soin de toi, mon gars. Kenavo.

Je lui réponds, la gorge nouée, de nouveau au bord des larmes.

— Kenavo, Léon. Et merci pour tout.

Heureusement, Grand Jean est pragmatique, il se souvient qu’il doit m’aider à m’en sortir :

— Je l’aide à monter et je vais fermer la baraque. On se retrouve à ta caisse.

J’acquiesce en silence et m’éloigne dans la nuit pluvieuse, me dirige vivement vers le Tacot. C’est bon : plus rien à foutre des culs terreux. Je lâche mes clefs sur le cardan et extrait mon caméscope de mon East pack. Je ressors et m’appuie mine de rien contre ma portière passager et filme en biais pour que si l’autre mongole remarque quelque chose, il me pensera en train d’écrire un texto. Plan large. Le Cayenne garé devant la maison. Zoom sur la plaque. Trop sombre. Le « bip » de l’ouverture centralisée puis les veilleuses qui se mettent en route. Le point se fait difficilement mais se fait. J’élargis mon cadre. Grand Jean en quittant la maison vide, entre dans le champ. Zoom sur sa trogne qui capte la lumière de l’habitacle. Il n’a rien vu. J’éteins tout et range l’Handy Cam dans la poche kangourou de mon poncho.

Le bolide glisse jusqu’à ma hauteur, je perçois l’ombre fantomatique et vague de Léon, avachi dans un siège démesuré pour lui. Grand Jean me dévisage depuis ses vitres fumées et me dépasse, avant de stationner sur la route. Il bondit promptement du Cayenne et me rejoint, insensible à la pluie qui ruisselle sur son faciès gargantuesque et constate l’immersion de ma roue.

— Ah ouais, elle est belle… Vous avez dû rester pas mal de temps pour que ça soit aussi profond.

Bien sûr le saligaud essaye de me coincer. Il se la joue « on ne me la fait pas », stoïque tel le granit sous le crachin. Une pincé de honte et de sincérité.

— Je vais pas te mentir mon grand… J’ai un p’tit passage à vide qui se termine sur un bas-côté plutôt que dans un ravin. J’étais bourré comme une huitre… Je me suis arrêté pour pioncer. Et ça a duré longtemps.

— Et vous faisiez quoi à Kermontec, si c’est pas indiscret ?

— J’ai un peu de famille ici. Madame Miossec, tu connais ?

Sa mâchoire s’allonge, son iris s’éteint : il médite la question, très certainement. Il parait sincèrement désolé :

— Non je la connais pas. Mais je suis pas vraiment d’ici quoi…

— Je traînerais pas mon cul ici sans avoir une bonne raison, c’est clair.

Du tac au tac, je rallume ma roulée. La flamme reflétée brûle mon regard inquisiteur :

— Personne le ferait.

Cette fois il capte, en témoigne un quart de tour gêné et une main sur son menton carré. Je laisse un bref mais lourd silence avant d’enchainer :

— Mais j’ai l’habitude de jamais partir sans avoir vu la mer. Et aujourd’hui, avec la pluie, les nuages, tout ça. Putain j’ai vraiment cru que j’allais en finir…

Le discours est raccord, le ressort bien huilé. Le golgoth en oublie le reste.

— Oh ! Faut pas dire ça M’sieur !

Je suis un gars en rupture, qui va se livrer mais qui se ravise avant d’être lourdingue.

— T’as raison, fiston. T’as raison…

Il m’adresse un sourire plein de dents, retourne à son coffre et en extrait des chaines tout en gueulant par-dessus le vent :

— Bon bah c’est pas tout ça ! Mettez-vous au volant et envoyez le jus en passant la marche arrière quand je klaxonne.

Je m’exécute, retrouvant l’atmosphère saturée de tabac froid et d’alcool frelaté de mon intérieur. Je l’observe à travers mon rétro qui se meut rapidement dans la nuit, accrochant les chaînes à nos boules respectives, puis il monte à bord du Cayenne tandis que je démarre. Je touche mon porte clef « Saint Christophe » en adressant une supplique muette à Celui auquel je ne crois pas. Le coup de klaxon retentit, je passe la marche arrière et accélère furieusement. Le Tacot pousse un hurlement guerrier et bondit facilement hors de l’ornière sous l’impulsion du 4X4. C’est mon tour de gueuler victorieusement, à m’en racler les amygdales.

Yes ! Yes ! Yes !!

Le mastard est déjà en train de récupérer ses chaînes quand je descends pour le remercier.

— Merci, Grand Jean !

Je lui tends une main qu’il saisit, plus délicatement cette fois.

— Y'a pas de quoi M’sieur.

— Dis-moi bonhomme ? T’irais pas sur la N12, des fois.

Son sourire s’étrangle et retombe, une nouvelle gêne s’installe. J’insiste :

— Mon GPS marche plus et je suis un peu paumé…

— Ouais, ok… Vous allez où ?

— Je m’en retourne sur mon 22, la vraie Bretagne quoi...

Ma petite provocation régionaliste ne lui arrache qu’un petit rictus forcé et une réponse sommaire :

— Ok, pas de souci. Moi je pars vers Brest mais je vous conduis.

— Merci encore, Grand Jean.

— Y’a pas de quoi, Bertrand.

L’échange de politesse s’achève sur un duel de regards que je perds de bonne grâce, puis chacun gagne sa voiture d’un même élan et sans plus de cordialité.

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