CHAP 1 7-8
7
La femme cerf entame une litanie rêche et gutturale, battant une rythmique de plus en plus rapide sur son tambour. Ses mots incompréhensibles me traversent et l’air vibre autour de moi. Je ne suis nulle part, au milieu de toutes choses. Je coule dans la pierre, me disperse dans la terre et bu par les racines, je deviens la forêt tout entière. Les feuilles naissantes me recrachent et je me perds au cœur des étoiles. La pleine lune est énorme et grossit jusqu’à m’irradier d’une clarté éblouissante. Je flotte, m’élève, l’astre grossit tandis que je me dirige vers lui.
Je chevauche les mots et les rythmes, continue de m’élever. J’ai un instant la vision nette de la scène. Mon corps et celui de Léon qui reposent nus sur la pierre. La femme qui danse, virevoltant autour de nous, sa peau blanche perlant d’un mélange d’onguent, de sueur et d’humidité, son esprit qui nous guide. La femme cerf ne fait plus qu’un avec l’animal, sa gueule articule sa mélopée gutturale, ses yeux roulent dans leurs orbites, elle entre en transe. Je m’éloigne de nouveau, traverse le temps et l’espace, assailli par des visions de mondes infinis et divers, de cités lumineuses de formes géométriques complexes et parfaites, de forêts dantesques imbriquées en osmoses alambiquées, d’océans abyssaux peuplés de divinités dantesques, de monts qui transpercent le ciel jusqu’à l’espace, éructant d’explosions de lave constellant le ciel d’étoiles rougeoyantes. Puis le tout se disloque. Il n’existe plus rien.
Le noir est parfait, je m’y sens bien. Je dérive dans les ténèbres. Si c’est ça la mort, ça vaut bien l’éternité. Temps et espace dissipés. Un vide de plénitude.
Je bascule mais quelque chose me retient, une volonté tangible et puissante. Stop. Le sens du mot remplit le vide et je reste où j’en suis, suspendu entre deux gouffres. Je me dissocie du Tout mais ne suis pas seul. Une ombre humanoïde d’un gris terne m’observe, en symétrie imparfaite. Elle émet une lueur déclinante et se débat, attaquée de toutes parts par de gros insectes noirs courant sous sa peau translucide. Comme lui je reprends consistance. Mon corps vaporeux est un jaune sale, dans lequel s’infiltre un vide noir en flot de lave. La volonté est toujours là. Elle me tient lorsque la lave me submerge et ressort par ma bouche en une suffocation interminable. Je me débats mais elle est plus forte, prolongeant mon agonie insupportable. Elle est là ; une aura mauve cerclée d’or sombre qui tangue entre nous. Elle se répand dans le vide, emplie l’espace puis sa forme se stabilise, imposante. Elle flotte vers l’autre, tourne autour de lui. Les insectes réagissent, de plus en plus furieux, la forme se débat frénétiquement. Elle fond sur lui, l’enlace et l’irradie de toute sa force. L’espace se tend et elle aspire violemment. Les insectes s’éparpillent un instant dans le corps en nuée anarchique mais la présence les attire à elle et les engloutit. Les contours de son aura brunissent alors qu’ils se disloquent et ils forment bientôt des nervures sombres et écarlates, souillant l’éclat pur de sa présence. Je la sens faiblir et me débats de plus belle mais elle tient bon. Les insectes ont reflué en elle et, débarrassée d’eux, la forme humanoïde n’est plus qu’une silhouette terne à la l’éclat paisible. Ses contours se font flous et elle finit par se fondre totalement au néant. Elle a disparu. Je deviens le centre d’attention de la présence et sa poigne me maintient facilement dans mon état terrifiant. Laisse aller. Je n’ai plus le choix et me contente de souffrir. Elle est sur moi rapidement. Nos limites deviennent poreuses et s’entremêlent en Yin et Yang mouvant. Elle expulse, par le haut de mon crâne, par ma bouche, par tous mes orifices. Les insectes se ruent, libérés dans un nouvel hôte, faible et défaillant. Je les sens mordre ma chair, s’agripper à mon être comme ils peuvent alors que l’expiration puissante les propulse dans le magma de lave noire. Je ne peux ni hurler, ni pleurer, car plus rien ne sort et même le vide reflue et se contracte, en pression insupportable. Les insectes sont tous entrés. Ils se débattent comme moi au milieu des flots compacts, et nous formons bientôt une symbiote répugnante qui grouille en révolte impuissante. Je m’attends à ce que la déferlante cesse. Elle va m’abandonner maintenant, livré à cet enfer de souffrance pour l’éternité. Ultime tentative pour me libérer. Je dois y arriver. Je vais y arriver. Je sens son emprise qui décline. Nouvelle invective. Plus faible, presque une supplique. Reste calme. Va te faire foutre. Laisse faire. Le timbre n’est pas agressif, il invite à la résilience. Les choses pourront difficilement être pires. Mon instinct me dicte de faire confiance et de laisser pisser. L’expiration ne faiblit pas, concentrant ses efforts par le haut. Je suis dissocié peu à peu des maux qui m’habitent. Quelque chose change et mon fardeau s’allège peu à peu. La présence faiblit mais ne flanche pas et je me laisse faire. Un bien être m’emplit des pieds à la tête de sa volonté inébranlable, même si l’immondice est toujours en moi, elle reflue de plus en plus profondément, jusqu’à l’extrême. Je ne la sens presque plus, je suis presque moi-même, plein et entier. Maintenant,
— Revenez !
C’est comme se réveiller au milieu d’une opération sous anesthésie générale. J’aspire l’air humide d’une goulée frénétique, revenu à la vie sur une aube naissante. Ma gueule en vrac se rassemble difficilement et je me demande où je suis et pourquoi. Ça ne dure qu’une seconde, juste le temps que la douleur explose, concentrée dans mon auriculaire. Juste le temps d’apercevoir la fille exténuée au-dessus de moi, noyée dans une brume montante et la fumée âcre des feux mourants, le visage hébété, ravagé par l’effort, le corps lâche et tremblant, recouvert d’une sueur de perles noires. Haletante, elle tend son poignard vers le ciel, à bout de bras, à bout de force. Une suspension, ma terreur fait face à son regard halluciné. Puis elle l’abat et nos hurlements s’entremêlent.
8
Le réveil est lent, d’une brutalité totale. Mon corp proteste, perclus de douleurs diverses à échelles variables. Mon esprit m’enjoint d’y aller mollo. Je suis vivant. Première constatation équivoque et je replonge dans une mauvaise torpeur sans parvenir à me rendormir.
Je suis dans ma voiture, seconde constatation. Alors c’était bien un cauchemar ? Alors pourquoi j’ai mal partout, surtout… Pas encore.
Alcool frelaté c’est sûr. Empoisonnement auquel j’ai survécu à force d’endurance aux cuites low-cost. D’où le mal de crâne et la fièvre qui me balancent entre chaud et froid. Mieux vaut pour l’heure relâcher. Encore.
Douleur localisée et insupportable au front, niveau arcade sourcilière droite, et aussi au… Non. Plus tard. Comater encore mais le mal partout m’en empêche, surtout dans…
Cette fois-ci ça remonte aux tempes, lancinant, aigu, chaud. Au bout de mon bras gauche, ma main, dans son prolongement, est nouée, brûlée, martyrisée. J’ouvre des yeux lourds et tout mon corps est pâteux. J’ai mal. Bordel, j’ai mal. Je ne sens plus mon bras gauche, le saisis d’un geste réflexe de ma main droite, par le poignet. Trop brusque. Onde fulgurante et nausée me submergent mais je résiste. Porte l’extension défaillante le plus délicatement possible à mon regard vitreux. Non. Bordel de non. Mais si, la phalange de mon petit doigt a été tranchée, nette.
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