Chapitre 2 : Claire de la Lune (1-2)
1
Le type en blouse blanche, une espèce de Clooney breton à la barbe hirsute et aux cernes fournies, éreinté de sa nuit à traiter la cour des miracles – je ne veux pas entendre ce mot - jette un œil circonspect à mon scan.
— C’est… Singulier…
Il me désigne la ligne irrégulière et verticale qui traverse mon front jusqu’à mon arcade sourcilière.
— Il y a bien eu un œdème, mais il est complètement résorbé. C’est un mir…
Il se reprend, moi non plus je ne veux pas entendre ce mot.
— C’est inexplicable.
— Ouais, doc. J’ai toujours eu la tête dure.
— Quant aux complications éventuelles : vous pourriez avoir dans les prochains jours des troubles de l’humeur, des migraines et plus grave, des hallucinations. Les symptômes peuvent durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
Je suis déjà d’humeur trouble et les migraines, je vois pas trop la différence avec la gueule de bois… Quant aux hallucinations, j’ai suivi un stage intensif. Georges se reporte incrédule sur mon membre manquant.
— Et votre auriculaire… L’amputation est nette, la cicatrisation est en bonne voie. Le cataplasme qu’on vous a prodigué a endigué l’hémorragie, c’est un mira…
— Ta gueule !
2
Tout ça, c’est beaucoup pour un seul homme. Beaucoup plus encore s’il n’a pas dessoûlé depuis deux ans, s’il a l’esprit embrumé par les joints et les cigarettes qu’il fume comme un canonnier, si son moral défaillant est maltraité d’une peine de cœur irréversible. Après mon passage aux urgences, où j’évite l’hospitalisation forcée et tout un tas d’emmerdes avant l’arrivée des flics, je traîne mes guêtres jusqu’à mon taudis et m’écroule sans préavis, un verre de « Long John » à demi plein dans la main, concentré sur un larsen d’épuisement qui sonne comme un encéphalogramme plat. Je suis réveillé par le manque et la perte douloureuse de mon membre deux tours de cadran plus tard, toujours habillé de mes vêtements couverts de boue et de sang, endolori de courbatures et d’une maousse migraine. Un troisième tour après avoir vidé quelques verres pour calmer douleurs et tremblements, puis un quatrième à l’état de larve, juste assez conscient pour fumer quelques joints et écluser machinalement. Puis les souvenirs de mon intervention remontent peu à peu et quand je finis par contacter Dom, la Red Line affiche une quarantaine de messages et autres appels en absence. Il ne veut rien savoir quant à un délai pour un rapport éventuel et je suis sommé de ramener mon derche presto. Même selon mes standards, j’ai une gueule des mauvais jours. Une première depuis les calanques grecques, une douche s’avère indispensable.
Je tente de rassembler mes pensées en un tout cohérent en parcourant les rues briochines. Je les traverse lentement, hébété et indifférent au crachin usuel et à la douce cohue de la vie qui continue, loin autour de moi. Pas de mail avec Dominique, ça commence via la Red-Line, un GSM prépayé en cash et ça se termine à son bureau avec remises de clefs USB, documents légaux et notes manuscrites. Il n’a pas le choix Dom : il n’est pas détective mais patron d’une boite de sécurité privée humblement baptisée « Armor Blast » et ne peut selon la loi, pratiquer l’ « Activité de Recherches Privées ». Toutes ces considérations pratiques m’apparaissent tout à coup bien triviales et j’aspire l’air iodé sans avoir aucune idée de la soupe à lui servir. Je sonne néanmoins, accueilli par les stores baissés. La porte vitrée s’ouvre sur une silhouette mince et énergique. J’en suis exténué d’avance. Une authentique expression de stupeur fige son geste de bienvenue, lorsque sa main vient à la rencontre de la mienne.
— Putain, Guy !
Je prononce mes premiers mots depuis mon départ des urgences. Ils sont rauques et trahissent un état d’extrême faiblesse.
— Salut, Dom.
Sa main tressaute de surprise dans la mienne. Il faut dire que ça fait un bail qu’il n’a pas vu ma trogne, et même sans amputation ou autre battant rencontré par accident, j’ai forcément pris cher. La réaction est franche, chose rare chez l’ami Dom. Lui n’a rien perdu de sa superbe, même si ses tempes commencent à grisonner sur sa couronne de cheveux, même si l’âge fait son œuvre, inéluctablement. Il porte un costume bordeaux taillé sur mesure, une chemise blanche ouverte sur son torse glabre et des souliers marrons d’une élégante sobriété : il est raffiné sans être tape à l’œil. Dom est mince et ne dépasse pas le mètre soixante-quinze, mais son charisme et son assurance en imposent.
On a pris le temps, tous les deux. Il m’a laissé mariner deux ans pour voir si j’allais perdurer et voir comment je me démerdais. Deux ans à faire le raccroc pour des cocus fauchés et des cas sociaux, à manger du pain noir et à ronger mon frein. J’ignorais même jusqu’à son existence : j’avais bien appelé les quelques collègues qui surnageaient dans le secteur pour prendre la température, mais Dom n’était pas détective et de fait, en dehors de mon champ d’action. Je le soupçonne même de m’avoir refilé des affaires pourries en sous-main pour voir comment j’allais les gérer. Fins de mois difficiles, missions de merde et espacées dans le temps, je n’étais pas loin de lâcher l’affaire quand il m’a appelé.
Il a été cash dès le premier coup de fil, passé depuis un numéro « Lebara », dysfonctionnel immédiatement après cette première conversation : « J’ai le réseau, j’ai la demande, mais je n’ai pas le droit. Vous avez le diplôme et à voir, des compétences ». Et les compétences, je les avais.
Jackpot : après les vaches maigres, le grand bain, une manne de revenus régulière en dollars bigoudens, qui me permettait de me développer dans la foulée.
Ça a bien marché. Je lui sortais les affaires et moyennant un pourcentage, il me renvoyait les clients dès qu’un rapport était susceptible de sortir en justice. Des affaires de cocus, de commerciaux trop gourmands, quelques engueulades de voisinage ou de jeunes qui fument des joints. Sûr que je lui en ai sorti de bonnes. Moi aussi j’avais quelques clients à lui renvoyer et pour lesquels j’émargeais. Parce qu’en plus de ça, Dom a toutes sortes d’informations à vendre : immatriculations, comptes en banques, adresses, factures téléphoniques… Une véritable mine de renseignements, des relations qui s’obtiennent au fil des années, par un jeu patient de diplomatie et de réseautage.
Il m’invite d’un geste mal assuré à rejoindre son bureau. Nous traversons la salle d’attente, vide, deux canapés en cuir posés l’un en face de l’autre et une table basse au milieu, recouverte de piles de magazines d’économie et d’automobiles. Il me précède dans le bureau proprement dit, une petite pièce envahie par un meuble énorme en bois massif, deux fauteuils molletonnés de mon côté et du sien, un autre aux allures de trône. La décoration est simple : un vieux PC pour faire bonne mesure – ça m’étonnerai qu’il laisse traîner quoi que ce soit d’important dans ses locaux, quelques piles de dossiers, une imprimante et un Gwenn Ah Du qui recouvre presque entièrement le mur du fond, floqué du nom de la boite. Ajoutées à ça quelques photos de lui avec des notables du cru et différents diplômes arborés fièrement dans des cadres neutres. Aux antipodes de la sobriété mais généralement, la clientèle de Dom ne fait pas dans la dentelle.
— Qu’est ce qui s’est passé ? Ta main, nom de Dieu, Guy ! Ça fait deux jours que j’essayais de te joindre, j’ai bien cru que tu étais mort !
— Me suis fait latter par un mastard de deux mètres vingt. Sur ton affaire, Dom.
J’ai hésité sur la version à lui livrer, pour finir par m’entendre avec moi-même sur le fait que de parler d’une cérémonie occulte, de drogue, de projection astrale et autres hallucinations mystiques passerait vite pour un gros delirium tremens, susceptible de finir entre quatre murs capitonnés. Je vais me contenter de lui sortir un baratin plausible en lui fourguant les infos que j’ai réussi à obtenir. En fait, le baratiner pour amoindrir un échec ou enjoliver la réalité est devenu un réflexe. Car Dom a le don d’être casse-couilles sur des détails qui n’ont d’autre importance que de me faire me sentir redevable et minable. Pas besoin de ça à l’heure actuelle, je me suis bien servi tout seul.
— Je suis désolé, vieux. Tu veux un truc à boire ?
— Pas de refus. Un petit whisky ça me remonterait.
C’est un épicurien le Dom. Aucune chance de me voir servir de la piquette, il me sert une bonne dose de « Nikka » dans le verre qui va avec, sans me faire l’injure de proposer des glaçons ou du Coca pour l’accompagner. Il s’en verse une demi-dose pour faire bonne mesure, car c’est un homme mesuré, du moins en ce qui concerne l’alcool, et discret sur d’autres addictions plus coûteuses.
— Mais qu’est ce qui s’est passé ? Je… Excuse-moi… Ça fait un bail, Guy. Qu’est-ce que tu deviens ? À part ça…
Le Big Boss ne sait plus où se foutre, il va falloir en profiter.
— On fait aller, Dom. C’est sympa de demander.
À part ça, il le sait bien ce que je deviens, cet enfoiré. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais torché et pleurais dans ses bras. Depuis, aucune nouvelle. Je lui en veux, juste un peu et bien malgré moi, parce que je connais bien la réalité du business : il a senti que j’étais cramé et il a lâché l’affaire. Avoir pensé, sur un coup de faiblesse, que Dom était un pote et qu’il me passerait le coup de calgon a été une erreur fatale. Jusqu’à ce que j’accepte son turbin, sans comprendre le pourquoi de ce retour sollicité.
— Et toi Dom ? Quoi de neuf ?
C’est devenu rare que je prenne des nouvelles de quelqu’un, mais je ne perds pas de vue que l’ampleur de ma paye et de mes futurs cuites sont conditionnées par toutes sortes d’enfumages et de subtilités. Il est toujours gêné, peut-être à cause d’une réussite proportionnelle à ma déchéance :
— Ça va. Travail, travail, travail…
— Tant mieux, tant mieux…
Les civilités nous ont plombées et un silence s’installe : pour l’un la vie a continué, pour l’autre elle a subi un coup d’arrêt. Le fossé qui s’est creusé entre nous pourrait tout aussi bien être ma propre tombe.
— Bon, allez !
Il tend son verre dans ma direction, je soulève mollement le mien :
— Yec’hed mat, Guy !
— Yec’hed mat, Dominique.
Il humecte à peine ses lèvres alors que je liche mon verre d’une grosse lampée. C’est du bon son japonais. Il me chauffe la gueule et remonte direct jusqu’au crâne en ivresse saine.
Dom saisit un gros carnet et un stylo, nos tristes retrouvailles sont terminées, on va rentrer dans le vif du sujet. Je tente d’actionner mes turbines pour livrer une version potable mais les méninges bourdonnent.
— Ça te dérange si je fume ?
Les convenances me gavent. Oui ça le dérange et avant je faisais des efforts. Plus maintenant. Il me tend un cendrier immaculé alors que j’ai déjà commencé à rouler. Je termine, saisis la bouteille de Nikka posée entre nous, me sers directement la double dose, lui propose une égalisation qu’il refuse, m’envoie une grosse gorgée, allume ma clope. J’ai pour moi ma gueule en vrac et mon doigt en moins – si j’ai morflé c’est à priori parce que son affaire était merdique - et tout ce petit cérémonial je m’en foutiste n’a pour but, outre celui d’étancher ma soif et de peaufiner ma version des faits, que d’insister lourdement sur le fait qu’il en est le premier fautif.
Il est déjà énervé, son ton sec sonne comme un rappel à l’ordre :
— C’est bon ?
— Yep.
— Alors Guy, nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Dans ma version, je ne m’embourbe pas et ne rentre pas chez Léon. Je vois le Cayenne arriver, ils chargent des caisses de « Je ne sais quoi » dans le coffre. Léon et Grand Jean montent à bord et partent. Je décide de filer Jean pour savoir quoi. Dom commence à tiquer.
— On a pas parlé de faire une filoche Guy.
— C’était fin de soirée. C’était sur ma route, j’ai pas pu m’en empêcher.
Quand les initiatives réussissent, même pas le droit à un merci. Par contre quand ça foire, forcément, fallait pas. Il balaye l’argument d’un revers de main dédaigneux qui contraste avec ses propos tous justes compatissants :
— Pas grave... Ensuite ?
Ensuite… Est-ce que je parle de la gonzesse ou est ce qu’elle disparaît ? Pas de raison que cette petite garce passe entre les mailles du filet. Pour Tête de cerf, ça va être compliqué, je décide de la faire passer à l’as. Donc ensuite. Jean arrive dans son champ. Je le suis.
— Putain, Guy ! Pourquoi tu n’as pas attendu qu’il se barre ?
— Y’avait aucun endroit où planquer ma caisse ! Je faisais quoi s’il ressortait et me tombait sur le râble ?
— Ok ! Comment cramer une affaire sensible en deux temps trois mouvements ? Faites appel à « l’Entourloupe » …
Je déteste ce putain de surnom, le meilleur moyen de me faire monter dans les tours.
— Bordel, Dom ! Tu veux vraiment en parler ? Parce que je comprends pas trop pourquoi après tout ce temps, je me retrouve en deux temps trois mouvements sur une affaire de merde !
Il me fixe un instant, les mains sous le menton, l’écran de son PC reflété dans les verres fins de ses lunettes rectangulaires.
— Je vais être franc avec toi, Guy.
Je soupire, ça commence mal mais je le laisse continuer.
— Briac et Jérôme reniflent la barbouze à plein nez. J’ai testé deux trois nouveaux sortis des écoles, de vrais tâcherons idéalistes qui ne comprennent rien au métier. Quant à moi, les petits trips au fin fond du Finistère, je commence à en avoir plein le cul…
Il désigne le verre à moitié vide devant moi.
— J’espérais, à tort, que tu en aurais fini de tes conneries et que tu reviendrais dans la partie. Je ne pensais pas envoyer un chien dans un jeu de quille. Et putain, si j’avais su comment ça allait finir…
J’achève mon sky d’un trait, lui envoie un petit sourire agressif.
— En matière de conneries, j’ai pas de leçons à recevoir Dom.
Il a un petit reniflement réflexe et se frotte le nez nerveusement.
— Ça ne m’empêche pas de faire ce que j’ai à faire et je le fais bien. Contrairement à certains. Maintenant termine, si tu veux bien.
J’observe la bouteille avec envie, ça ne lui échappe pas.
— Te gênes pas, tu ne baisseras pas pour autant dans mon estime.
J’ignore sa pique et m’en remets un. Puis termine mon histoire : je suis les traces de Jean et Léon jusqu’à un tunnel qui traverse la route, ils me tombent dessus avec la jeunette et me passent à tabac, commencent à me torturer jusqu’à me couper le doigt pour me faire parler (je laisse traîner un lourd silence à cet instant, pour en rajouter au dramatique). Je parviens à fuir après qu’ils m’aient chouré ma caméra. Dom est consterné et ne fait même plus semblant de prendre des notes. Ses mains sont passées du menton à l’arrête de son nez, pour finir par masser son crâne luisant.
— Nom de Dieu… C’est une catastrophe…
Je ne réponds rien, laissant passer l’orage larvé en tirant compulsivement sur ma clope. Je préfèrerais qu’il s’énerve, dans ces cas-là, mais non, parce que je n’en vaux pas la peine, parce que perdre ses moyens est une marque de faiblesse.
— Donc, on a aucune image, un vague signalement d’un colosse et d’une jeune connasse, aucune plaque d’immatriculation, aucune adresse. Et une affaire cramée… Je fais quoi maintenant, Guy ?
Une colère non feinte est en train d’éclore et contrairement à lui, j’ai le sang chaud.
— Bordel de merde ! Ils m’ont coupé un doigt Dom ! Ils m’ont mutilé ! Et j’ai fermé ma gueule, putain ! Pour couvrir ton cul ! Au nom de quoi ?
Il est blanc comme un linge et droit comme un I, stupéfait. Il prend enfin la mesure de ce que j’ai subi, même s’il est loin du compte, même si en réalité, je l’aurais balancé sans remords si ces tarés m’en avaient laissé l’occasion.
— Guy. Je… Je ne sais pas quoi dire. Vraiment. Je suis désolé.
Moi aussi, en lui gueulant dessus, je réalise l’épreuve que j’ai subie. Je suis en état de choc et regrette un instant de ne pas lui cracher la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mais non. La dernière fois ça m’a valu un chômage définitif. Même si ça ne change plus grand-chose, même s’il ne s’agit plus que de fierté mal placée, les mots refusent de sortir. Je vais juste devoir écluser puissance dix pour encaisser. A commencer par licher mon Nikka cul sec.
— J’ai … Quand même quelques éléments : des coordonnées géographiques de là où… Et le type conduisait un Porsche « Cayenne » noir. Ça doit pas courir le cul du Finistère. Je me souviens que la petite l’a appelé « Jean ». Et je me rappelle leurs gueules, je vais pouvoir te faire leurs portraits.
Il me tend son carnet et son stylo.
— S’il te plaît, Guy. On fera avec, ne t’en fais pas.
Il se foutait de ma gueule Dom, moi et mes dessins… Il a fini par me reconnaitre un certain talent et a s’en contenter lorsque les photos étaient floues ou inexistantes. J’ai un moment de flottement, ça fait longtemps que je n’ai pas œuvré et je récupère mal le coup. C’est difficile, parce que ma main gauche ne peut plus soutenir la droite, et parce que les faire apparaître sur le papier me renvoie à cette nuit traumatisante. C’est long, laborieux. Dom ne dit rien, me ressert quand mon verre est machinalement vidé. Je suis exténué lorsque je lui tends mes croquis, par ordre d’apparence, de Léon, Jean et la fille.
— Ok Guy, ça ira. Je vais juste devoir manœuvrer hors procédure.
Là, il se fout bien de ma gueule, un enfumage en règle. C’est plus fort que lui, plus fort que nous. Un jeu de semi-vérités dans lequel on s’embourbe, parce qu’une vérité pleine et entière sera considérée comme une marque de faiblesse ou un total mensonge. Fut un temps j’aurais joué au con et laissé filer. Mais ce temps est révolu.
— Je peux toujours porter plainte pour coups et blessures ? Après tout c’était très certainement une mission légale, morale et légitime. De quoi lancer une vraie procédure au pénal.
Il a beau être un ancien flic, je ne suis pas dupe et ne l’ai jamais été. Un certain nombre de ses affaires servent ses propres intérêts ou celui de ses relations et n’ont rien à foutre au tribunal. Une collecte de renseignements qui favorisent un dessous de table, un chantage, ou d’autres magouilles bien nauséabondes dont certaines se sont très mal terminées. Dom est de tous les business et s’étend comme un cancer tant qu’il y a du bif ou de l’influence à la clef. J’en ai jamais rien eu à foutre, je me suis goinfré de mon côté. Mais pas question qu’il me sorte la carte « justice » sur une affaire qui pue la marée basse. Il se redresse du fond de son trône, raide, les traits tendus d’une colère blanche.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu.
Je devrais avoir peur. Je devrais fermer ma gueule. On ne chie pas impunément dans ses bottes. Mais j’en ai plus rien à foutre et ça me rend d’autant plus dangereux. Il faut bien qu’il le comprenne :
— C’est ça Dom.
Je me remets une rasade de sky.
— Retiens juste ça : je t’apporte des éléments qui te permettront d’avancer sur ta petite magouille. Alors non seulement tu vas cracher au bassinet, mais en plus tu vas me rembourser ma caméra et mes frais médicaux. Vois ça comme une prime de fin de contrat.
Je m’attends à tout un tas de remontrances et de menaces, qui ne viennent pas. Au contraire, il affiche une mine désolée.
— Faut pas le prendre comme ça, Guy. Cette affaire c’est du lourd, des opportunités à court terme. J’ai besoin d’esprits souples, comme le tien. Mais pas dans cet état.
Je n’hésite pas longtemps. Certaines choses me restent en travers de la gorge, même d’avant que tout parte en couille. Les secrets d’alcôves dont je suis écarté, la sensation que quelque chose de grand et d’obscur avance et que je ne suis qu’un pion remplaçable. C’est peut-être un ticket d’entrée qu’il m’offre. Ou un bon gros baratin pour mieux m’enculer à sec. La lune de miel est terminée depuis longtemps. Et je suis fatigué. Tellement fatigué…
— Ça m’intéresse pas.
Il se frotte le nez, dépité. Je ne manque pas l’occasion :
— Te gênes pas pour moi, tu baisseras pas plus dans mon estime.
Il paraît vieux tout à coup. Las. Seul. Peut-être bien que j’étais ce qui se rapprochait le plus d’un pote. Peut-être que tenir tête à quelqu’un comme lui est une preuve de considération et que j’étais un des rares à ne pas lui lécher le derche à la moindre occasion. Peut-être qu’il regrette de ne pas m’avoir épaulé.
— Ok, Guy. Je ne vais pas te supplier, si c’est ce que tu attends.
Il ouvre un tiroir et en extirpe une enveloppe qu’il me tend sans même recompter.
— Il y a bien plus que le compte, déjà. Ça devait être une prime à ton retour mais tant pis : ça sera celle de ton silence.
Un soupçon de culpabilité me gratte les tripes, la nostalgie du temps passé à se faire rincer dans des strip show et à faire la fermeture des bars, arrosés au champagne et défoncés à la coke. Un temps où l’argent coulait à flot, un temps où je ne me posais aucune question, où j’étais heureux, tout simplement. Qu’il aille se faire foutre. Je me lève et saisis l’enveloppe par-dessus le bureau, le cœur lourd. Je ne le reverrai plus. Je sais aussi qu’il n’a jamais été mon ami.
— À plus, Dom.
— À plus, Guy.
Je quitte son bureau sans qu’il me raccompagne, assailli par le crachin cafardeux qui continue de pleurer ma vie de merde. J’ouvre l’enveloppe, ça va déjà mieux. Toute ces saloperies je vais les torcher comme il faut et les laisser derrière moi, définitivement. Je connais un bon caviste pas loin, dans les rues piétonnes. Moi aussi je suis épicurien quand j’en ai les moyens.
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