CHAP 2 3
3
Gorgé de Chivas et plein de bon métal, je pointe mon Famas sur l’horizon et attends. J’ai le temps de tirer une latte de beuh. Au loin, un lascar en pixels avance vers moi. Je règle ma vision sérieusement dédoublée. Le GI grandit pleine balle. Je crache mon plomb virtuel dans sa direction et il s’écroule. Je prends 100 points pour le « Kill ».
— Dans ta gueule, fils de pute !
Finalement ils sont encore deux, planqués derrière un bâtiment en ruine. Je fuis laborieusement pour me planquer alors que les balles fusent autour de moi. Mon bras me lance et je tente de l’ignorer mais je ripe sur ma manette et m’arrête à mi-course en la lâchant. C’est comme si on m’allumait le moignon au chalumeau. Ça mitraille sur ma gueule mais j’en ai à peine conscience, la douleur aiguë surclasse le reste. Le ploc caractéristique du lance grenade retentit, et mon avatar valdingue à travers l’écran sous l’impact du projectile explosif.
— Putain d’enculé de fils de putain de ta mère ! J’ai mal !!!
Si j’avais eu assez de thunes j’aurais explosé la manette contre la télé et changé les deux mais j’en suis loin. Et j’ai d’autres priorités. Je liche mon verre, combattre le feu par le feu, et la douleur descend d’un cran. Bordel ! Qui eut cru que l’amputation de la putain de phalange de ce putain de petit doigt allait être si handicapante ? Ça sert à quoi l’auriculaire, à part attraper une miquette récalcitrante ? La musique épique, les explosions et les tirs à tout va de mon Battelfield 3 me terrassent d’une grosse migraine – le Clooney du pauvre m’avait prévenu. Je coupe court à l’action violente, encore une guerre de perdue. Le silence ne m’aide pas, je suis focalisé sur mes maux. J’ai quelques épisodes de Game of Thrones en réserve. Je voulais attendre la fin de la saison mais n’ai que ça à foutre. Tant pis. Un autre verre me plonge dans une torpeur euphorique. Le joint par-dessus m’abrutit le temps de la montée, puis me calle à paupières mi closes quand il redescend. Assez lucide pour suivre les épisodes qui s’enchaînent, pas assez pour réfléchir. Les Lannister buttent quelques Stark, les dragons rôtissent deux trois gamins et Kaleesi nous montre ses nibards, ça va mieux. Avachi sur mon canapé devant ma vielle télé, les branques du 29, la faim, la crasse, l’épisode d’avant, tout passe par la grande essoreuse de mes levées de coudes. Pourtant elle est là, la pensée négative, née d’une partouze d’alcool, de joints et de fatigue. Je pensais noyer le poisson avec mes récents traumatismes mais non, cette blessure-là est encore plus profonde.
Un haut le cœur, car le whisky, que j’ai bien liché, poursuit son ascension. Ça tourne sans crier gare, je passe de position assise à allongée. Je respire à grandes goulées et ferme les yeux. Erreur. Sans repère visuel ça tourne deux fois plus vite. Retour de réalité sur mon plafond qui part en vrille. Je me concentre, tente de résorber l’effet d’optique, souffle de nouveau. Exit la télé. Je parviens à me lever et passe un bon reggae susceptible d’améliorer mon état : Legalise It de Peter Tosh. La bonne vibration me parvient mais ne m’apaise pas. Je la sens cette salope, qui s’insinue comme un ver dans un fruit pourri. Une sensation de manque me saisit. C’est au-delà de l’alcool, des joints, des clopes, de la douleur physique. J’échangerais tout pour sa peau tachetée d’ambre, sa silhouette élancée, ses petits seins ronds comme des pêches, son regard gris, le son chaud de sa voix. Ça me prend aux intestins. Mes tripes se nouent jusqu’à faire remonter un râle rauque. Je m’assois, me sers un sky - cet orage-là est passé - que je bois d’un trait. Je reste prostré, tentant vainement de faire barrage à mes souvenirs. Le temps est rythmé par les verres et les joints. Mon état est suffisamment dégradé pour rester stationnaire.
Les souvenirs remontent. Enlacés après la baise. Le meilleur moment pour tenter. « Comment tu le vois l’amour ? ». Bien sûr elle demande ça pour savoir où j’en suis, elle s’inquiète parce qu’au final, à part pour dire des conneries, je suis un taiseux. Je réfléchis en silence. Elle m’encourage : pour elle c’est un vélo dans une pente qui ne s’arrête plus. Pour moi c’est le début d’un morceau d’Isis. C’est un riff de guitare lancinant qui monte sur une batterie répétitive, une basse qui soutient le tout. La gratte progresse et se dédouble, monte doucement avant d’exploser. C’est beau et crépusculaire. Les trois premières minutes seulement. Ensuite ça traîne en longueur les six dernières. Ce putain de groupe n’a jamais su finir ses morceaux… Si l’amour existe, ça doit être un truc comme ça. À cet instant, je suis au milieu de la montée. Je suis bien. Je ne me pose aucune question. De toute façon je n’écoute jamais la fin.
J’aurais dû, parce que l’usure a fait son œuvre. Elle m’a largué cette salope, pour ce connard de Raoul. A-t-on idée de se caler avec un type qui porte ce prénom à la con et une gueule aussi improbable ? À part ça il est intelligent, il est cultivé et c’était mon meilleur ami. Et il m’a bien niqué la gueule, à m’accompagner dans mes tournées de bars et écouter mes confessions. Je lui ai tout dit de mes parties de baise extra-conjugales et il a tout enregistré, attendant le moment propice pour me la mettre à l’envers. Ça a été la chute libre depuis, je me suis enfoncé à la mesure de leur bonheur grandissant. Elle a ouvert sa galerie qui marche bien. Il s’occupe de la com’, ce petit fumier opportuniste. Et moi je me retrouve seul dans ce putain de bled. Tellement banale cette situation. Tellement pathétique. Des connards comme moi j’en ai croisé dans mon métier. Entre deux sourires compatissants je me disais : « bien fait pour ta gueule ». J’ai révisé mon jugement depuis.
Je cesse de lutter, me lève, allume mon PC, me sers un sky, me roule un pétard. Je commence par leur site. Photos de toiles et sculptures nouvelles. Un vernissage à venir. Des liens d’autres artistes du même crew. La bio que je connais par cœur. Sortie des beaux-arts et revenue en terre natale parce qu’ici elle se sent en osmose avec les éléments. Bretonne à vie. Rien de croustillant, juste une réussite laborieuse. Facebook maintenant. Photos d’elle qui refait la chambre de bébé, le sourire lumineux face à l’objectif. Le lit est déjà prêt. Et les éternels commentaires qui pleuvent et suintent d’hypocrisie. « Ménage toi maman ! » « Et le papa il aide ou il prend juste des photos ? ». « Il est pas très doué en peinture mon Raoul ! Mais je l’aime et il a plein d’autres qualités ! ». Tu m’étonnes, il a bien su y faire ce fils de pute. Et je lui ai bien mâché le travail. Je remonte le fil chronologique de leur histoire. Deux ans déjà et des saillies qui font mal. Photos d’un petit pavillon « Nouveau départ !». Tu pouvais t’abstenir pétasse. Ils sont amoureux, ils le montrent. Selfies en mode roucoulade. Ça fait toujours aussi mal. Ma fierté est exterminée. Je m’en remets un. Banal et pathétique. Je vous souhaite toute la misère du monde.
J’en reste là alors que toutes sortes de pensées dégueulasses me traversent l’esprit. Fausse couche. Incendie. Accident de voiture. Assassinat au fusil de chasse. Je continue de monter en pression, incapable de me calmer, incapable de dormir malgré la fatigue. Puis j’aperçois le gros carnet canson à spirales, quelque part sous un tas de bordel vomi par mon bureau. Je le saisis machinalement et en parcours le contenu : une série de portraits des cibles qui m’ont marqué. Chacune d’elle est affublée d’un surnom – je connaissais rarement leur identité - allant de ‘Lapin blanc’ à ‘Bonita’ en passant par ‘Gueule en biais’ ou ‘Ben Affleck’. Le détail de chaque affaire me revient clairement alors qu’ils défilent. J’en ai niqué du monde. Et je me suis bien marré la plupart du temps, même si ça n’a pas été réciproque. Puis la page blanche. Un crayon à papier entre mes doigts, sans même que je m’en sois rendu compte. Ça marchait avant, bien mieux que de me retourner au whisky ou à la beuh. C’est autre chose que les portraits produits pour Dom à la va vite. J’y mets tout ce que je sais d’eux, pour les avoir observés sans qu’ils ne m’aient vu, je révèle dans leur expression ce qu’ils peuvent cacher au monde. Pourquoi pas essayer, je n’ai rien à perdre et j’ai une affaire à conclure. Ça marche toujours. Je parviens à trouver une position pour ma main gauche et la douleur est supportable. Je vide mon esprit et laisse courir la mine sur le papier, l’espace autour de moi perd de sa consistance et j’entre dans une sorte d’autohypnose. J’entends les tambours de nouveau. Je suis dans la clairière éclairée par la lune. Je m’approche et c’est elle que je vois, nue, au pied du dolmen multi millénaire. La nuit est balayée par le vent. Au loin, des gros nuages tumultueux retiennent les éclairs qui explosent en leur sein, révélant une vallée sauvage, tourmentée par la pluie battante. J’ai la sensation d’être remonté dans le temps jusqu’à une ère lointaine et oubliée. Son visage apparaît, pâle, rond, barré de mèches noires qui ondulent sous la lune. Ses grands yeux clairs indéchiffrables et dérangeants, sages et juvéniles, son nez fin qui tombe sur sa bouche tirée en moue boudeuse. C’est elle, le chapitre final. Léon et les autres ne sont que des rencontres placées sur la route qui y mène. Soudain elle me voit, à travers les âges, à travers les limbes de mon rêve et son regard a changé. Il est terrien. Dur. Il me brûle, de nouveau. Je sors brutalement de ma transe, haletant dans la pénombre, alors qu’une peur irrationnelle me gagne. Je réfrène ma vision. Un frisson me parcourt l’échine. La fièvre monte en bouffées brûlantes et mon regard peine à faire le point sur le canson noirci. Elle est là, cristallisée sur le papier A4. Je reste en contemplation de longues minutes devant le portrait énigmatique et mes paupières finissent par tomber. Je suis exténué, enfin. Je la baptise machinalement et me lève, étire mon corps qui craque tel un vieux gréement. Le jour se lève. Il est temps de commencer ma nuit. Pour le reste, on verra demain.
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