CHAP 2 4-5

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4

Et c’est moche. Je suis réveillé par des travaux. Ça tambourine à coups sourds. Je laisse passer ou j’essaye, ça ne s’arrête pas. J’ai mal au crâne, comme à chaque réveil, voire pire. Ça doit être ça, la différence entre une gueule de bois et une migraine. Mon auriculaire me lance à un tel point que tout mon bras s’en trouve engourdi. Ce ne sont pas des travaux finalement, c’est quelqu’un qui frappe à ma porte, en témoigne la sonnette qui retentit par intermittence. L’importun va bien finir par se lasser. Mais non. Bam ! Bam ! Bam ! Avec la régularité d’un pivert.

Bordel, je vais recevoir l’enfoiré qui persiste à perturber mon lendemain difficile. Je suis vénère, enfile mon vieux peignoir, imprégné d’odeurs de clope froide et d’aisselles. Il fait encore jour. Milieu d’après-midi certainement, d’après la luminosité. Une mauvaise heure pour un mauvais réveil. Je ne lorgne même pas par le Juda. J’ouvre, ça va chier, touffe hirsute, les yeux pleins de grosses poches miteuses, torse bombé exhibé sous mon vieux linge puant.

— Bordel !

C’est comme tomber dans un gouffre, aspiré par des yeux bleus immenses et vaguement curieux. Son poing suspendu, prêt à s’abattre de nouveau sur ma pauvre porte, retombe sur mon torse et m’entraîne à l’intérieur.

Ma flamme guerrière est noyée sous une remontée de flashs psychédéliques. Un relent brutal de terreur réveille ma soumission forcée et je subis l’impulsion, la tête bourdonnante de contradictions. Je la dégage, oui mais non j’ai le trouillomètre plus bas que les couilles. Putain je flippe d’une rapiette qui m’a envoûté, mais non, c’est des conneries tout ça ! Elle me toise de son mètre soixante, claque la porte derrière elle, trop tard. Elle est plus jeune que je ne le pensais, à peine majeure, je dirai. Elle a un look « Totale Rombière », un t-shirt trop large usé jusqu’à la corde dont le col distendu offre un panorama sur ses beaux nibards, pétris dans un soutif rose pâle dégueulasse. Ses jambes se perdent dans un jogging bleu hors d’âge qui tombe sur de vielles baskets blanches, devenues grisâtres d’usure. Par-dessus son épaule, un sac en tissu ‘Leclerc’ en guise de sac à main. Sans les effets spéciaux, la greluche gagne en ringard ce qu’elle perd en mystique, mais je sais de quoi cette psychopathe est capable. Elle enchaîne, visiblement décidée à garder l’avantage :

— Vous vous appelez Guy Deloupe, vous avez 33 ans, vous êtes détective privé. Vous avez fait des études en art plastique, puis vous êtes devenu conducteur de bus, avant d’embrasser votre carrière actuelle. Un parcours pour le moins chaotique, mais nul doute que vous ayez trouvé votre vocation. Vous vous êtes néanmoins égaré en chemin. Pourquoi ?


Que des détails pratiques, des traces laissées sur le net, noyés dans un bel effet de manche. Il est temps de réagir :

— T’as lu ça dans des feuilles de thé ou t’as trouvé mon CV en ligne ? Le seul truc que je sais pas, c’est comment t’as eu mon nom et mon adresse, mais t’inquiète pas, je vais vite trouver.


Elle ne répond pas immédiatement, s’avance dans la pièce à vivre en me laissant sur le pas de la porte.

— Bien évidemment.


Je ne sais pas si c’est du lard ou du cochon, mais dans les deux cas, elle me gave déjà. Je continue à lancer ma contre-attaque :

— Tu débarques comme ça, sans bite et sans couteau. T’as du cran fillette, parce que je suis un sale type. Tu me connais pas. D’ailleurs donne-moi une bonne raison pour que je te vire pas à grands coups de lattes dans ton joli cul ? Ou que je t’éclate pas simplement la gueule pour m’avoir amputé du doigt ?

Elle se contente de scruter mon antre d’une expression neutre. Bien sûr, c’est un chaos sans nom mon appart. Cadavres de bouteilles vides ou remplies de mégots, sol maculé de moutons de poussière, cendriers dégueulant de cendre sur mes meubles, sans compter emballages, vaisselle sale et paperasse, éparpillés à tout va. Un brouillard de particules et de fumée filtre à travers la lumière crue. Ça pue le vieux mâle, la clope froide, la crasse. Ça en découragerait plus d’une. Elle s’en fout visiblement, observant minutieusement les alentours tout en me surveillant en coin. Elle passe au crible mon étagère remplie de BD mitées, inspecte mon chevalet orné d’une toile autrefois blanche, aujourd’hui chef d’œuvre d’humidité et de moisissure. Je la pensais à l’ouest mais elle n’oublie pas que nous conversons :

— Je l’ai fait pour vous sauver la vie. Et je vous connais Monsieur Deloupe, peut-être mieux que vous même. J’ai lu dans votre âme et vous dans la mienne. Vous vous souvenez ?


Nouveau flash, elle me triture le cerveau, me met à poil d’un simple regard, jusqu’à ce que j’en chiale. Quelque chose de fantastique émane d’elle. Quelque chose qui dépasse l’entendement. Conneries, balivernes, fumisteries, mensonges éhontés !

— Tu m’as hypnotisé, grognasse !

— Peut-être... Quoiqu’il en soit, j’ai d’autres garanties.

— Des garanties ? Ta petite poudre magique ?

— Non. Votre phalange. Je l’ai gardée.

Je caresse mon moignon et le fol espoir de récupérer mon appendice, parfaitement conservée dans un congélateur finistérien. Je suis loin du compte :

— Tentez quoi que ce soit et tout reviendra. Votre hémorragie et la chose que j’ai retirée de Léon. Vous serez mort dans l’heure et dans d’atroces souffrances.

Un frisson glacé me remonte l’échine. Mon détecteur à emmerdes vire au rouge. Une boule d’angoisse se forme au creux de mon ventre. Je balbutie une vague protestation, plus pour me convaincre qu’autre chose :

— C’est… c’est des conneries tout ça ! J’étais défoncé et j’avais pris un sale coup sur la gueule. J’ai juste halluciné ! Ta petite magie, c’est des conneries !

Elle fait volteface pour mieux me défier, les bras écartés le long de ses hanches, les paumes dirigées sur ma personne :

— Dans ce cas allez-y, Monsieur Deloupe. Usez donc de violence et mettez moi dehors.


Je suis détective, je me base sur les faits. J’étais sonné, rien de définitif. Elle m’a hypnotisé, elle m’a drogué, j’ai fait un putain de trip et pour finir, elle m’a mutilé. Pourtant j’y crois. Bordel, du fond des tripes, je sais que ce qui s’est passé cette nuit-là était réel. Qu’elle a concentré toutes les saloperies qui habitaient le vieux et les miennes dans mon pauvre petit bout de chair. Dans le doute, je capitule momentanément :

— Ok, gamine. Je vais être sympa. Dis-moi ce que tu veux et dégage.


Elle a clairement pris l’ascendant et me le fait savoir :

— Asseyez-vous.


D’une miséricorde involontaire, elle me désigne le fond de mon appartement : le coin salon avec son canapé défoncé et surtout sa table basse, sur laquelle repose tout un tas de produits pas tous licites mais plus ou moins psychotropes.

J’obtempère en titubant, saisissant au vol une cafetière remplie au tiers d’un liquide goudronneux. La donzelle continue l’exploration de mon capharnaüm, ne s’épargne aucun recoin, même les plus dégueulasses. La voir fouiner en toute impunité me met la rage.

Je me racle bruyamment la gorge pour qu’elle cesse, tout en posant un cul et en remplissant ma tasse du mois d’une larme de café froid.

— Café ? Whisky ? Bière ?


Elle ne répond rien mais ça la coupe dans la contemplation d’un tableau peint en duo avec Valérie, après qu’on ait gobé un xeu ; une espèce de spirale de couleurs flashy et psychédéliques. Je la cramerai un jour, cette sombre croûte. En même temps que le reste. Elle reporte sur moi son étrange regard sans rien dire. Je noie mon café de whisky. Elle retourne un instant sur le tableau.

— Ça te plaît, grognasse ? Bah carre le toi profond et barre-toi avec. Cadeau.

— La femme du tableau vous hante. Le passé est un fardeau qui vous détourne de votre voie, Monsieur Deloupe.


Encore un tour de passe-passe. Une déduction logique au vu de l’état des lieux et du peu de décorations murales de la pièce. Et sa petite sentence derrière, un cliché tout droit sorti d’un mauvais scénario de fantasy. Décidément, elle est balaise.

— Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? Demande-moi ce que tu veux et dégage, que je puisse reposer en paix.


Elle pivote pour embrasser la pièce. Mes insultes et autres encouragements à vider les lieux n’ont visiblement aucun effet.

— Vous recevez vos clients ici ?

— Nan, au bistrot du coin... Y’a rien qui l’interdit.

— Hormis votre adresse, Jean n’a trouvé aucun moyen de vous contacter.


Je ne réponds pas et la toise d’un air mauvais. Elle fait durer les préliminaires mais je vois bien où elle veut en venir.

— Vous me semblez très privé comme détective, Monsieur Deloupe.

Sûr que celle-là, elle l’avait préparée en amont. Je m’envoie une grosse lampée de mon Irish Coffee du pauvre. Je me sens abattu d’un coup, humilié par cette gamine, juste par peur du mauvais œil. Je devrais me raisonner. Lui faire avaler mon doigt manquant et tout le reste d’une bonne tarte dans la gueule. Et puis quoi ? De toute façon, je ne sais pas grand-chose. Je devrais changer de registre mais c’est plus fort que moi, elle me met la rage :

— T’as bien deviné, grognasse. Je suis qu’une ‘petite main’. Je filoche et je fais mon rapport. Le reste je m’en branle. Léon c’est juste le dernier d’une longue liste d’enfoirés.

Elle ne répond rien. Elle reste bloquée quelque part sur la surface de mon bureau. Je manque de m’étouffer dans mon Whisky lorsque je comprends qu’elle regarde mon carnet. Ouvert sur son portrait. Je retiens mon souffle lorsqu’elle brandit à sa hauteur la copie presque grandeur nature de son visage. Un mélange de trac et de gêne me tord les tripes dans l’attente d’une réaction, mais elle reste fidèlement impassible, aussi figée que sa version papier. Elle s’observe de nombreuses secondes et se tourne vers moi en brandissant son double. L’expression est la même, exactement. Je m’attends à une quelconque manifestation d’agressivité mais elle reste indéchiffrable.

— ‘Claire de la Lune’ ?


Ma voix prend le timbre glaireux d’un fumeur de roulées.

— J’ai hésité avec ‘Salope se met le Menhir’ ou ‘Pucelle du Dolmen’.

— ‘Claire’ est mon prénom.

Bien télescopé...

— En ce qui me concerne, tu pourrais aussi bien t’appeler Gertrude et prétendre t’appeler Josiane. Tu peux arrêter ton baratin de connexion mystique, je vais répondre à tes questions.

Elle m’ignore de nouveau mais cesse sa fouille, comme si elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Elle s’assoit à l’autre extrémité du canapé tout en déroulant ma série de portraits, entièrement absorbée par sa tâche. Le temps s’égrène tout en pesanteur. La liste est longue de tous les clampins que j’ai coincés. Un beau palmarès, en vérité.

— Saisissant… C’est une sorte de carnet de chasse ?


Cette fille m’a drogué et vu à poil. Je l’ai suppliée d’épargner mon existence misérable. Elle m’a amputé, fouillé mon appartement dégueulasse et j’en suis à peine gêné. Mais maintenant je suis fébrile, car elle touche un point que peu de gens soupçonnent : de tout le bordel ambiant, c’est mon objet le plus personnel. Je tente de prendre un ton paternel et professoral, un genre de type raisonnable. Il y manque l’assurance :

— Ecoute gamine. On est pas dans une série B là, et je suis pas Hannibal Lecter. Demande-moi juste pour qui je bosse et dis leur que tu viens de ma part, j’en ai rien à foutre. Parce-que t’apprendras rien d’autre ici.


Elle m’ignore toujours, déroulant son raisonnement :

— Léon était la proie mais c’est bel et bien moi que vous cherchiez.

— Une proie ? De quoi tu jactes, avorton ? Ces dessins c’est un point final à mes missions ! C’est juste un passe-temps !

Elle se redresse soudainement et même si elle reste calme, ses éclairs bleus me terrassent.

— Cessez donc de répudier votre nature, Monsieur Deloupe. Ça vous a déjà coûté beaucoup.

Je ne sais pas si elle parle de chasse ou de dessin et je m’en fous. Je suis complètement largué, je veux juste être seul et reprendre la murge. Qu’on en finisse et qu’elle parte. Je pousse un soupir résigné, prenant ma tête en vrac entre mes mains diminuées.

— Pitié ! Madame Gertrude ! Dis-moi ce que tu veux, qu’on en finisse !

Mon désespoir la coupe dans son élan. Sûr qu’elle allait me servir une soupe nietzschéenne sur la nature de l’homme. Elle se bloque, passe sa langue sur ses lèvres pincées.

— Vous savez déjà ce que je veux. Si vous ignorez le ‘pourquoi’, je veux connaître le ‘qui’ et le ‘comment’, bien évidemment.

Enfin. J’ai réussi une vérité alternative avec Dom. Je ne tente même pas avec elle. Je m’en fous. Je lui parle d’Armor Blast, la surveillance commanditée sur le domicile de Léon et le concours de circonstances qui m’a amené jusqu’au sous-bois et notre – presque fatidique rencontre. Ça prend à peine le temps de me rouler une clope et de l’entamer. J’ai balancé Dom, j’ai tout donné, mais elle ne dit rien, toujours perchée quelque part, loin, très loin. Une longue minute passe avant qu’elle ne réagisse.

— Je suppose que vous les préviendrez dès lors que je serai partie ?

— Je vais plutôt vous laisser vous entretuer. Et laisser vos charognes aux corbacs.


Elle est presque hésitante lorsqu’elle saisit mon carnet, le consulte à nouveau, puis s’arrête rapidement sur un croquis.

— Si jamais le ‘pourquoi’ vous intéresse, Monsieur Deloupe, demandez-vous : pourquoi cet homme est-il mort ?


Elle brandit un portrait :

— ‘Monsieur Patate’.

Un petit secret merdique qui remonte à la surface. Le meilleur de ce que j’ai produit, qui a débouché sur le pire. Je lui ai fait la totale à celui-là. Il était paysan et avec sa bonne gueule de péquenaud et son gros tarin vérolé, je l’avais rebaptisé ‘Monsieur Patate’. Il se trouve que le bon père de famille niquait sa maitresse, la meilleure amie de sa femme, dans la maison de chasse où il retrouvait plus tard ses potes autour d’un bon apéro. La première fois, j’avais laissé faire et les avais laissés partir. La seconde, j’avais trouvé un point en hauteur d’où je pouvais voir l’intérieur et j’ai tout vu, tout filmé aussi. Il s’est donné mon rustaud. À base de gode ceinture, de laisse et de cravache. Il a pris cher de cher, ça aurait fait un bon trash sur Youporn. Dom a même fait péter le champagne, après qu’il eut visionné mes films à grand renfort de vannes graveleuses. Quinze jours plus tard le type se pendait dans sa grange et atterrissait dans les faits divers du Télégramme. L’auteur utilisait son cas pour illustrer le mal être paysan. Mon cul c’est du poulet. Monsieur Patate avait les moyens, Monsieur Patate était un bon vivant. Moi j’avais une autre histoire, une de celles qui se transforment en vilain secret. Je l’ai enterrée bien profonde, à coup de shots de whisky, sous les yeux incrédules de Valérie, jusqu’à m’écrouler verre à la main et la bouteille vidée aux trois quarts. Et puis j’ai fini par m’en foutre et suis vite passé à autre chose. Elle n’a pas pu prendre celui-ci par hasard. Ou cette fille est médium – on est plus à ça près - ou les deux affaires sont liées. Mais maintenant il est trop tard :

— Je m’en fous de ce connard. Moi vois, moi suis, moi rapporte.

— Oui, comme un chien avec un bâton. Rapportez-moi celui-ci et peut-être que je vous rendrais votre doigt, Monsieur Deloupe.

Cette garce a un don pour les analogies blessantes. Le bâton que tu me lances, c’est un boomerang qui va te revenir en pleine gueule. Je ravale ma rage d’un cul sec fiévreux et me ressers un verre, sans café cette fois ci. Je le descends, à défaut de quelqu’un d’autre. Il me reste des munitions, je m’en remets un. J’ai toujours considéré la violence comme une faiblesse. Il me faut vraiment une bonne raison pour foutre sur la gueule de quelqu’un. Avec elle j’en ai une palanquée. Humiliation sur humiliation. Sa petite gueule angélique, son ton emprunté et supérieur. Sa répartie calme et cinglante. La seule chose qui me retienne encore est une improbable malédiction et un relent d’éthique. Je la darde d’un regard sans équivoque :

— T’as ce que tu voulais. Maintenant tu jartes. Mon doigt tu peux te l’enfiler au pied du grand chêne, j’en ai rien à foutre.


Le décor tournoie doucement, sensation familière agréable. Elle semble décontenancée pour la première fois, détourne le regard, passe une langue furtive sur ses lèvres pincées, se lève, brusquement.

— Je...

— C’est ça, à jamais !


J’y crois un instant, à mon ivresse solitaire. Mais non, elle reste debout devant moi, me dévisageant, comme pour me défier :

— Je suis venue pour autre chose, aussi.

Elle dépose son sac sur la table, en extrait un pot contenant une épaisse pâte verte, me fixant toujours. Je suis saisi d’une peur panique, réminiscence de cette nuit où j’étais un simple pantin manipulé selon sa volonté et ses drogues. Peu à peu elle se transforme en une rage bouillonnante et incontrôlable.

— Plutôt crever !

Mais cette conne ne s’arrête pas. Elle dévisse son pot, laisse choir le couvercle sur la table. Quelque chose me remonte du fond des entrailles, un mélange de peur et de haine. Mes traits se tordent en rictus, je triture mon accoudoir en frottements compulsifs. Elle tend vers moi une main en signe d’apaisement et s’avance lentement, comme elle approcherait un chien enragé. Et c’est exactement ce que je suis à cet instant, une bête acculée prête à mordre. Ma raison reflue, mes jointures craquent sous la pression que j’exerce sur le tissu usé. Je ne suis plus moi-même ou le suis totalement, je n’en ai aucune idée. Phénomène de dissociation que je retrouve à jeun, un dédoublement incontrôlable. C’est encore elle qui provoque ça, je vais la tuer, c’est simple. Pourtant elle avance toujours, bientôt à portée. Un son rauque s’échappe de ma mâchoire serrée, un grognement bestial. Je l’entends de loin :

— C’est un effet secondaire, Monsieur Deloupe. Ça passera avec le temps.


Pour l’instant ça ne passe pas. Jamais je ne me suis retrouvé dans un tel état. Quelque chose tente de sortir. Une violence pure me met la bave aux lèvres et je suis pris de tremblements. Elle est là, à quelques centimètres. Je vais la crever. D’un geste rapide, elle pose sa main sur mon front lorsque je m’apprête à bondir. La bête s’apaise, tout se relâche d’un coup et je retombe avachi dans mon canapé. Je halète, une sueur glacée m’imbibe le visage. Je me concentre sur ce touché irradiant en fermant les yeux et les choses reprennent peu à peu leurs places. J’articule difficilement.

— Qu’est-ce que tu m’as fait, bordel ?

— Une expérience extrême peut entrainer des réactions extrêmes. Vous êtes traumatisés, tout simplement.


Encore ce ton indifférent, supérieur, insupportable. Je la sens qui retire le gros sparadrap qui recouvre ma plaie depuis mon passage à l’hosto.

— La cicatrisation est bonne. Un nouveau soin devrait suffire. Croyez-moi, vous ne risquez rien.

Je suis calmé, je ne vais tuer personne. J’ouvre les yeux alors qu’elle m’applique sa mixture sur le front, mon nez quasiment collé à sa poitrine. Ça m’évoque sa danse naturiste, la seule partie de la soirée qui n’était pas à jeter. Je suis ses courbes, de ses hanches jusqu’à l’arrondi de son cul, elle dégage une odeur discrète et naturelle qui m’excite. La bête est encore là, nichée dans mon entre-jambe. Je me demande si tout ça n’est pas un calcul de sa part.

— Ça vous fait mal ?


Je lui réponds, sans savoir si nous parlons de la même chose :

— Ça me démange.

— La guérison est en bonne voie.


Je dirai même à vitesse grand X. Un peu fraiche, soit, mais totalement baisable la jeunette. L’âge c’est dans la tête comme le dit le proverbe et cette jouvencelle – qui m’a l’air bien mature pour son âge, - n’est pas loin de me ressusciter le petit Jésus, rien que de m’imaginer la monter en l’air.

Elle a fini, s’assoit proche de moi, à moitié tournée dans ma direction. J’ai soudain très chaud. Elle saisit ma main gauche entre les siennes et la masse délicatement. Je laisse faire. L’engourdissement dans mon bras disparait peu à peu, même si mon doigt me lance. Elle défait le pansement qui recouvre ma phalange et y applique sa pâte. Je réprime une douleur aiguë, qui disparait au contact de la substance. Je l’observe en coin : finalement une telle beauté au réveil, la journée ne commence pas si mal. Le silence s’installe, je suis presque stone. Je devrais profiter de l’accalmie pour la travailler. Les tenants et les aboutissants des affaires ne m’ont jamais intéressé. Alors je lui pose la seule question qui vaille :

— Pourquoi tu m’as sauvé, si tant est que tu l’ais fait ? Et tu gagnes quoi à me soigner ?

Nos regards se croisent de nouveau, jusqu’à trouver un bon équilibre :

— Je suis guérisseuse, Monsieur Deloupe.


Où elle veut juste me retourner. La caresse après les baffes, je connais :

— Ouais, entre deux malédictions.

— Vous avez raison de ne pas me sous-estimer. Mais je dois au moins m’assurer de votre neutralité.


J’appréhende la spirale de merdes qui nous aspire, depuis que j’ai répondu à la Red-line. Si seulement j’avais bu un verre de plus la veille. Si seulement Dom m’avait relancé plus tard, même de quelques secondes. Si je ne m’étais pas mangé cette grille. Si Grand Jean ne m’avait pas trouvé. Si elle m’avait laissé crever. Je sens instinctivement que quelque chose s’est mis en branle. Et en matière d’emmerdes, mon flair ne me trompe jamais.

— Je ne sais pas ce que tu comptes faire. Mais je vais te donner un bon conseil : lâche l’affaire et va passer ton bac. Parce que je t’assure que je suis le plus gentil de la bande.

Quelque chose change dans son attitude. Elle se renfrogne, comme si elle avait espéré un revirement de ma part :

— Vos amis ne me laissent pas le choix… J’ai fini. Laissez agir et remettez un bandage quand ce sera sec.

Elle me lâche et je me prends à regretter son contact. Elle fouille dans son sac, en extrait à mon grand étonnement ce qui ressemble à cinq joints parfaitement roulés, qu’elle dépose devant moi.

— Pour les migraines. Ça vous évitera également les crises comme celle que vous venez de subir. Je vous conseille des doses thérapeutiques, mais j’imagine que c’est peine perdue.


Elle reste un instant immobile, donne son coup de langue, me fixe :

— Vous pourriez aussi… Avoir des visions. Nous sommes allés dans l’Autre Monde. On ne revient pas d’un tel voyage sans en subir quelques conséquences.

— Conneries !

— Peu importe que vous y croyiez. Si cela arrive, acceptez-le et tâchez de l’interpréter. C’est un message qui vous parvient de l’au-delà.


Le doc m’a bien parlé d’hallucinations et je n’y échapperai pas, en témoigne mon rêve éveillé de la veille. Je ne vais pas débattre de réalité scientifique avec elle, elle est bien trop perchée pour redescendre.

— Ok, Gertrude, tout ce que tu veux tant que tu dégages.


Elle se lève et s’éloigne, enfin.

— À bientôt, Monsieur Deloupe.


J’ignore les raisons de cette sortie fataliste mais mieux vaudrait pour elle qu’on ne se revoit pas : je suis rarement synonyme de bonne nouvelle.

— Va chier, Gertrude.


Mais son départ me confronte à un grand vide. De nouveau je suis seul. Je suis las. Je tire sur ma clope, jusqu’à entendre la porte se refermer. Je suis levé depuis trente minutes, fatigué depuis vingt-neuf. Et ni les trois verres que je me suis enfilé, ni son soin n’y font quelque chose, mon mal de tête ne passe pas, définitivement une migraine.

Je saisis l’un de ses cônes avec fébrilité. Le roulage est parfait et la feuille translucide laisse apparaitre plusieurs verts profonds et harmonieux, mélange de têtes et de feuilles pour la combustion. Une forte odeur de chlorophylle m’assaille des sinus au palais alors que je pince l’objet entre mes lèvres. De la beuh, et de la bonne.

Sans autre préambule, j’éclate le joint et aspire une latte énorme. La fumée est un maelstrom de saveurs délicates, trop riches pour que je les perçoive immédiatement. J’aspire à pleins poumons. Le hit est puissant, j’ai l’œsophage qui se rétracte en une petite déglutition mais ça passe tout seul. La latte m’explose en bouche, sucrée et forte et me monte au crâne alors que j’expire un gros nuage opaque. Les larmes me jaillissent aux yeux quand mes sinus se débouchent d’un coup sec. Ma migraine est balayée, tout comme les démangeaisons des cicatrices sur mon visage et mon doigt raccourci. Un instant de suspension, puis une vague de bien être redescend jusqu’à la plante de mes pieds, détendant mes muscles et nettoyant toutes les tensions accumulées depuis mon réveil brutal. Je plane vite à cinq mille et les pourtours de la pièce se déforment de nombreuses et délicieuses secondes, minutes ou heures je n’en ai plus aucune notion.

Je finis par redescendre, doucement mais surement, recouvrant peu à peu ma lucidité, tandis que la paix intérieure perdure. Ma voix a perdu son agressivité, coule d’un baryton onctueux :

— Nom de Dieu.


Oui Dieu. On se rapproche du divin et en matière de drogue et de défonce, j’ai peu ou prou le niveau maitrise. Cette fille est au-delà du doctorat. C’est trop bon, je me dépêche d’en prendre une nouvelle bouffée.

5

La red line vibre, mon fixe sonne, mon IPhone vibre et sonne. Encore, encore et encore. J’ouvre les yeux d’un coup et je suis toujours assis à la même place, le corps raidi sur mon canapé miteux. J’ai la nuque endolorie d’avoir laissé tomber ma tête sur mon torse, ça fait un claquement qui me pince un nerf quand je la redresse et je reste quelques secondes désorienté à observer sans comprendre les alentours chaotiques de mon séjour. Pourtant, pour la première fois depuis des lustres, je me sens reposé. Je me lève sans tournoiement, mon ventre ne ressent que la faim et j’ai les idées bien en place. Un véritable miracle, le mot est lâché. Je ne me souviens pas de grand-chose, si ce n’est la sensation de bien-être qui m’a saisi avec les premières lattes. Puis le trou noir. Et maintenant mes téléphones me jouent un concerto strident, certainement un requiem. Les causes à effets me paraissent pour le moins limpides : la donzelle à bien employé son temps.

Je décroche mon fixe plein d’appréhension, sans avoir aucun doute sur l’identité de mon interlocuteur. Sa voix est chargée d’angoisse, au bord de la panique :

— Ramène ton cul au bureau, Guy. S’il te pait.

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