CHAP 2 6
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Le soleil m’agresse en oblique et me réveille la migraine - l’accalmie est terminée - je regrette de ne pas avoir pris un joint avec moi. J’imagine que l’amélioration météorologique n’est pas la raison pour laquelle les stores d’Armor Blast sont tirés. Je ne les ai jamais vus ouverts à bien y repenser, mais après tout nous sommes des hommes de l’ombre. Qu’est-ce que je fous là ? C’est trop tard quand on se la pose, cette question. La voix de son maître ? Qu’il aille se faire foutre. Je ne lui dois rien, j’ai fait le tour. Je m’arrête à l’entrée, hume l’air frais tout en reniflant les emmerdes, fidèle à mon petit rituel. La porte s’ouvre avant même que j’ai eu le temps de sonner. Dom m’accueille, livide et voûté, jette un œil paranoïaque aux alentours. Il est à bloc.
— Salut Dom.
— Entre.
La pièce est baignée d’une pénombre coutumière, mais je distingue que les magazines sont éparpillés au sol. Sur la table, Dom s’est dressé un plan de travail : ordinateur portable, smart phone, carnet de notes et plateau à coke. Il a même prévu, pour mieux m’appâter, deux verres à whisky et les restes du Nikka ayant survécu à notre dernière rencontre. La lumière blafarde d’un néon s’échappe de son bureau, à travers la porte entrouverte. Le décor insolite qu’il a planté n’est pas bon signe. Son débit est rapide et tressautant, il est pris de convulsions nerveuses.
— Pose toi, Guy. Et sers-toi un verre… Sers m’en un aussi… Il est tôt mais j’en ai besoin !
Je m’exécute, feignant l’indifférence ; je n’ai pas pris mon irish coffee et la vue du breuvage provoque des tremblements d’envie. Mon verre est positionné face au sien, l’entrevue va se dérouler entre quatre yeux. Je me demande vaguement à quelle sauce je vais être mangé, tout en m’en foutant quelque peu, encore flapi des effets de la beuh.
Je m’installe et nous sers sans mot dire. Dom à l’inverse tourne en gesticulant, passe une main nerveuse sur son visage émacié, se penche, attrape son verre qu’il descend d’un trait, avant même que j’ai entamé le mien. Mouvement compulsif de mâchoire serrée, il tente de se fixer face à moi sans pour autant s’assoir. Son premier appel remonte à deux heures et il a eu le temps de bien charger la mule. C’est rare de le voir dans cet état à une heure si matinale. Mauvais signe, encore. La tension devrait être à son comble, mais je réprime une furieuse envie de rire à le voir brasser du vent.
— Ok Guy… Je vais pas t’engueuler, ok ? Mais…
Il me tend son verre.
— Ressers-moi, s’il te plait…
J’attrape la bouteille et lui sers une lichette. Il se remet à gesticuler, renversant du précieux liquide sans même s’en rendre compte.
— C’est l’évidence même que tu ne m’as pas tout dit… Et je peux comprendre pourquoi.
Je l’observe en biais, le voir s’agiter commence à me filer la gerbe. Je noie ma migraine grandissante d’une lampée bienvenue. Je sais des choses qu’il ignore et réciproquement. La clef se trouve dans son bureau et ça doit être bien dégueulasse pour qu’il évite même de regarder dans sa direction. Je sais que la fille a quelque chose à y voir. Je sais qu’un simple cambriolage ne le mettrait pas dans cet état. Je sais que je n’ai pas envie d’en savoir plus et coupe court à ces réflexions inutiles. J’abats ma première carte, pousse un gros soupir en m’affaissant et en tendant une main contrite en signe de reddition. Je suis le gars qui en a gros et qui va tout balancer, la partie de poker menteur commence. :
— Ok Dom. Le balaise a déboulé hier chez moi pour me braquer. Il avait un flingue, j’ai dû sauver mes miches sous peine de me faire dessouder… Je pouvais pas revivre… Alors je t’ai balancé… Il m’a fait avaler un truc avant de partir et ça m’a mis KO, jusqu’à ce que tu me réveilles tout à l’heure.
Grand Jean doit rester le cerveau de l’équipe, ma fierté de mâle lambda est intacte et c’est plus crédible. Il expulse un soupir azimuté, fait volteface, hésite et finit par s’assoir face à moi juste avant que je ne défaillisse, épuisé par son speed.
— C’est bien Guy, on avance. Mais tu me joues encore l’‘Entourloupe’.
Je déteste ce putain de surnom. Je suis coincé sans savoir dans quelle mesure : ça aussi, je déteste. Je me contente de finir mon verre, laissant Dom sur sa lancée :
— J’étais flic et comme chacun sait, on est pas des lumières.
J’ai un début de ricanement gêné qui me reste en travers de la gorge.
— Faut pas dire ça, Dom…
— Si, si ! J’ai de vieux relents de stupidité issus de cette époque, j’attends que tu m’expliques, parce que là, je suis trop con pour recoller les bouts tout seul !
— Je…
Je me passe la main sur le visage alors que ma migraine redouble d’intensité.
— Ne réfléchis pas, Guy. Ça t’évitera de dire une connerie !
— Je comprends pas…
— J’ai envoyé Jer repérer l’endroit dont tu nous as donné les coordonnées. Il a galéré, mais il a trouvé quelque chose. Derrière le tunnel. Il est limité, Jérôme, encore plus qu’un ancien flic. Il n’a pas compris. Mais moi…
Même si j’avais eu une réponse toute faite, je suis pétrifié, incapable de produire le moindre son.
— Parle, Guy. Je veux que ça vienne de toi. Ça te fera du bien.
Je me contente de siroter mon whisky, perdu dans mes souvenirs violents. Il masse sa mâchoire d’un geste compulsif.
— Ok. Je vais t’aider.
Il me désigne son bureau, pris d’un tressautement nerveux, commence à se préparer une trace :
— Va voir. Après ça, on aura une sérieuse discussion.
Un frisson me traverse la nuque, une salle appréhension me remue le bide. Je cours vers les emmerdes mais c’était inéluctable. Je me lève et me dirige à contrecœur vers la percée lumineuse, alors que Dom s’en détourne comme si une légion de l’Enfer allait la franchir. Je pousse la porte doucement et elle émet un grincement sinistre en s’ouvrant, alors que je reste sur le seuil pour contempler la scène. Guérisseuse, mon cul. Sur le mur du fond, dépouillé de son Gwenn Ah Du, un épais triskele inversé a été tracé avec un liquide rouge, débordant de coulures évoquant des traînées sanglantes. Au centre de la figure, un œil rond à l’iris en amande me fixe d’un air démoniaque. Bien que la symétrie des traits soit parfaite, leur grossièreté rajoute à l’aspect sinistre du tableau. Un cercle noir et régulier court du sol aux murs, bordé d’un alphabet inconnu et au centre du bureau, dont le contenu est éparpillé à travers la pièce, cinq bougies ont été disposées, quatre en carré et la dernière au milieu, sur le même modèle que les feux dans la clairière. Tout ça pour ça, aurais-je été tenté de dire une semaine auparavant. Plus aujourd’hui. Quelque chose cloche avec cet œil dont les larmes de sang s’écrasent sur le cercle sans jamais le franchir. Assaut de migraine et il semble pulser un instant alors que sa pupille gonfle, protubérance malsaine déglutie par le mur délavé.
— Sa mère la pute...
Les pales du triskele se mettent à tourner, doucement, de gauche à droite, émettant un bruit de succion écœurant. L’œil continu de s’animer, un disque noir d’encre apparait au centre de l’amande pourpre. Les pales tournent de plus en plus vite, un battement de cœur profond fait vibrer la pièce entière en pulsation gutturale. Maintenant la figure est une roue qui tourne sur l’axe de son œil, un tourbillon de ténèbres aux nervures écarlates et je me sens aspiré. Un chœur de cors raisonnent dans la pièce, venus d’au-delà et la vallée sauvage apparait à travers les ténèbres. Le tumulus de nuages gronde au loin et forme des visages tourmentés, suppliciés de douleurs, révélés par les éclairs contenus. Le centre du cercle se teinte d’un bleu pur que je reconnais instantanément. Sa voie est un chuchotement qui susurre à travers mon être. Ta vie. Elle m’appartient.
— Guy !
La voix hystérique coupe court à ma vision. J’ai un sursaut et la pièce est de nouveau un simple capharnaüm ésotérique. Je n’en claque pas moins la porte et me retourne sur Dom, incrédule. Il n’en mène pas large non plus, de plus en plus tassé dans le canapé. Sa voix est chargée d’angoisse, au bord de l’hystérie :
— Est-ce que tu as vu ?
Vu quoi ? Une mise en scène grand guignol ou un œil démoniaque qui m’ouvre un portail vers une dimension parallèle ? C’était une hallucination, juste une hallucination ! Le Doc m’avait prévenu. Ce n’est pas comme si en plus, je n’abusais pas de certaines substances pouvant favoriser cette réaction.
— Guy ?
Hors de question de céder à son délire de plouc superstitieux.
— Des tarés ont gribouillé ton mur ! Et alors ?
Il se tait, haletant dans la pénombre, tentant visiblement de surmonter sa surcharge.
— C’est la jeunette qui a fait ça. Les caméras l’ont filmée. Parle-moi, Guy !
Pourquoi cette conne n’est-elle pas restée dans sa cambrousse à traire ses vaches ?
— Reprend toi bordel ! C’est des conneries d’adolescente attardée ! T’as passé l’âge Dom !
— Tu n’as pas vu la vidéo, Guy ! Cette saloperie dans mon bureau. C’est le mauvais œil. Cette sorcière, parce que crois-moi que c’en est une, m’a filé la putain de guigne. Et…
Il se pince l’arête du nez, sa voie chevrote. Il va chialer.
— Elle a pris une photo de moi pour me travailler à distance. Celle avec le maire… Je suis foutu.
‘Sorcière’. Le terme que je n’ai jamais osé penser, évoquer, employer. Un relent de vielles histoires pour gamins et bouseux arriérés. Une grosse connerie inventée par les cathos pour assoir leur autorité sur un peuple crédule, brûler des femmes savantes et dépouiller des bourgeois libertaires… Une palanquée de séries B et une littérature folklorique pour faire peur aux grands enfants. C’est trop. Je refuse d’y croire.
— Ça m’intéresse pas Dom ! Je suis détective, bordel !
Il me fixe, tendu à l’extrême, le regard illuminé par la lumière qui rebondit sur ses verres. On dirait un type qui m’a diagnostiqué une phase terminale :
— Et pourtant Guy… Je t’assure que tu es le premier concerné. Parce que si jamais elle a gardé ton doigt… Elle peut faire bien pire que de te tuer.
Donne-moi ta vie. Elle me parle de visions et c’est elle que je vois. C’est ce qu’elle veut. Elle me tient depuis cette nuit impie… Je prends la déflagration en pleine poire. Les souvenirs me submergent de nouveau et je défaille, traumatisé. Je voudrais tout lui avouer à cet instant, mais ce serait donner foi à ces fadaises. La différence entre un taré et un type sain d’esprit, c’est que le premier ne se rend pas compte qu’il est malade.
— Parle-moi, Guy. Parle-moi de cette nuit, là. Dans les bois…
Je suis éreinté, retourne m’assoir face à mon verre alors qu’il m’observe sans dire un mot. Je me mets à écluser en silence, hébété et perdu, accompagné de Dom, qui, sous l’influence de la coke et rond comme un cochon repart en totale roue libre :
— Je sais que tu ne crois pas à tout ça. T’es un gars de la ville. Tout ce que t’y connais, c’est les négros marabouteux qui distribuent des flyers à la sortie du métro. Mais moi je sais, Guy. Je suis un vrai breton, pas un citadin. Mes grands-parents habitaient Loudéac, à la campagne. Un vrai trou, à l’époque, pire que maintenant. Ils m’ont raconté des trucs…
Je tente de me reprendre, de mettre de l’ordre dans un imbroglio de pensées incohérentes. Les propos de Dom se perdent en une purée sonore que je ne capte plus que par brides. Le Doc l’a dit. Hallucination due au trauma crânien. Ou la beuh, cette merde est surpuissante.
— … un corbeau crucifié à leur porte, les yeux cousus, encore vivant…
Tout à une explication rationnelle. Gertrude a mis un LSD dans le whisky. Elle connaît mon pêché mignon. Elle m’a vu en boire, hier. Elle savait que Dom m’appellerait à la rescousse.
— … et le curé s’est pendu au clocher, au beau milieu de la messe…
Je le savais. Cette Lolita est une petite pute machiavélique, une véritable « Kaiser Soze ».
— … toutes les bêtes sont mortes, l’eau des puits est devenue rouge sang…
A bientôt, monsieur Deloupe. Elle reviendra, elle en a après moi. C’est une psychopathe manipulatrice. Une perverse narcissique.
— … il a entendu les roues grinçantes de la charrette et le soir même…
Je dois l’arrêter. Parce qu’elle, ne s’arrêtera pas. Je connais son espèce. Une sangsue qui s’agglutine jusqu’à laisser une coquille vide. Je l’ai vue. Dans ses yeux. Dans l’œil pourpre…
— … et à l’équinoxe d’hiver, tous les six ans, six mois et six jours…
Non ! Je pourrai retourner dans cette pièce qu’il ne s’y passerait rien. Tout ça c’est des conneries !
— Tout ça c’est des conneries !
J’ai hurlé en faisant claquer mon verre sur la table. Dom est coupé dans son élan, au beau milieu d’un mot. Un authentique exploit. Sa bouche reste figée, entrouverte. Une mèche rebelle dépasse de sa couronne de cheveux, ses lunettes partent de traviole et j’aperçois à travers elles ses yeux réduits à des fentes injectées de sang. Ça nous fait atterrir tous les deux. Il pince son nez tapissé de poudre, se racle la gorge pour se donner une contenance et avaler le surplus glaireux, se redresse, disparaissant derrière le reflet de ses verres.
— Ok Guy, je te l’accorde, tout ne peut pas être vrai.
J’étouffe. Son débit de mitraillette, cette obscurité, cette merde dans son bureau, la folie ambiante. C’est trop. Je me lève, ayant pris soin de vider mon verre. Ça tournoie d’un coup mais ma volonté de fuite est plus forte.
— Je me casse, Dom. C’est ta merde tout ça ! Les petits graffitis sur tes murs, je m’en bas les roustons ! Ce qui m’est arrivé cette nuit-là, à côté… Je veux plus jamais en parler. Ça m’a coûté un doigt et je suis entrain de virer marteau ! Va chier avec tes histoires à la ‘Projet Blair Witch’ ! J’arrête !
Mon départ est quasiment acté, je titube vivement vers la sortie, mais Dom n’a pas dit son dernier mot, un chiffre en l’occurrence, qui me fait stopper net :
— 10 000.
Il se passe un blanc, le temps que l’information me parvienne au cerveau. Je me retourne aussi sec :
— Hein ?
Je le jauge, toute trace d’hystérie a disparu, son corps ne traduit plus aucune nervosité. C’est l’homme que je connais. Pragmatique, professionnel, sérieux.
— 10 000 Euros, Guy. En cash. Pour retrouver la fille.
J’ai du mal à percuter. Ce type négociait mes tarifs à la moindre perte de filature, ne m’a jamais payé mieux qu’un « F1 » pour des missions à 200 bornes de mes pénates, ce type avec qui je n’ai jamais gagné plus de 3000 par mois en enchaînant des semaines de 50 heures. Ce type est en train d’aligner 10 000 Euros sans sourciller parce qu’une illuminée a peinturluré son bureau. Il prend mes réflexions pour une hésitation :
— 5 000 de plus si tu règles ça aujourd’hui.
Comme pour enfoncer le clou, il redresse ses lunettes de son index. Il y a autre chose. Forcément, il y a autre chose. Je pourrai le cuisiner sur ‘Monsieur Patate’ mais devrais admettre que Gertrude est au courant. Engueulades, complications, autant aller au plus simple :
— Dans quelle merde tu es en train de me fourrer, Dom ? C’est elle la cible, pas vrai ? Depuis le début ?
— Si tu tiens vraiment à le savoir, il n’y aura pas de retour en arrière possible, Guy.
La ligne a toujours été grise. Une frontière floue entre le vaguement légal, pas très net, sale et très sale, sans que jamais je sache où placer le curseur. Mon ignorance m’a toujours protégé, ça m’a empêché d’enfoncer des portes que je n’étais pas prêt à franchir. Le pactole qu’il me propose en annonce d’autres, tout aussi conséquent. Et mon retour dans la partie. Mais laquelle ? Il est trop tôt pour prendre ce genre de décision.
— Je vais te retrouver cette garce, Dom. Pour le reste, on verra plus tard. Mais prépare ton cash, je le veux aujourd’hui.
Il s’affaisse de soulagement alors que je reprends place face à lui. Je consulte l’horloge murale. Il est 10h30, le temps joue contre nous :
— Comment tu vois la chose ?
Il se prépare un nouveau rail. Je suis bien attaqué, j’ai besoin d’un remontant et de penser vite :
— J’en veux bien un aussi.
Il enchaîne en écrasant un nouveau tas de poudre blanche, avec une de ses cartes de visite, qu’il sépare en deux traces :
— J’ai sorti les propriétaires des « Cayenne » autour de la zone que tu m’as fournie. La même chose du côté du vieux. Aucun n’appartient à un Jean, mais c’est peut-être la voiture d’un proche. Tu retrouves le balaise, il nous mènera à la sorci… à la jeunette. Tu prends Briac avec toi et tu t’occupes des Monts d’Arrée. Moi je file avec Jer chez le vieux.
Il me tend le plateau.
— Tu ne parles pas de sorcellerie avec Briac. Ou ça va le faire flipper, ou il va nous prendre pour des tarés. Pareil pour Jer. Pour le reste, tu as carte blanche.
Il y a de bonnes chances pour qu’on le soit, tarés. Je n’ai rien à dire à sa stratégie, à un détail près :
— Je peux y aller seul. Je peux pas blairer Briac.
— Tu seras bien content de l’avoir s’il y a du grabuge. C’est non négociable.
Il me lance un regard appuyé :
— Elle ne doit pas te voir arriver, Guy. Si tu lui laisses le temps de réagir, on est dans la merde, tous les deux. Que tu y crois ou non.
Un pic dans la lombaire qui démange méchamment. Je pourrais le contredire mais je ne sais plus quoi penser. Si même lui y croit… Et je dois bien me l’avouer : entre la petite garce et moi c’est devenu personnel.
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