Chapitre 3 : Réformé P5
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J’ai sniffé deux rails, narine droite, narine gauche pour égaliser, mes neurones se percutent, mes pensées fusent, mon cerveau turbine à plein régime. J’échafaude toutes sortes de plans et de stratégies plus ou moins réalisables, déconcentré par Briac qui sifflote d’un air joyeux. Je n’aime pas sa jovialité, quand il entame les hostilités d’une vanne bien foireuse :
— Putain, Deloupe ! C’est toi qui daubes, ou une bête crevée dans ton épave ?
— Parle pas comme ça de ma caisse, enfoiré. Moi je dirais que ça refoule le rouquin. Et c’est pas ton aftershave qui va y changer quoi que ce soit.
— Oh vieux ! On dirait un Mohamed qui sort de Guantanamo ! J’en ai assez dessoudé pour le savoir !
L’enfoiré. Il me teste bien sûr. Après tout ce temps, il croit pouvoir me battre sur mon propre terrain. Il n’en est pas loin. Je dévisse le capuchon de ma gourde des deux mains, retenant le volant de la cuisse, m’avale une lampée rageuse sans regarder la route. Le Tacot tangue vers la rambarde de sécurité. Je le rétablis en crissement de pneu sauvage, tandis que ses lunettes de soleil volent à l’arrière.
— Enfoiré ! Tu veux qu’on crève avant d’arriver ou quoi ?
Briac n’est plus jouasse, ça fait plaisir.
— Je préfèrerais que tu finisses paraplégique.
J’expulse mon contentement d’un souffle alcoolisé. Ça aurait été plus sage de le laisser conduire, diminué et plein comme je le suis ; mais c’est moi le chef, pas lui.
— Putain, Deloupe ! Tu fais chier ! Merde !
Moi et Briac, c’est deux esprits malsains dans deux corps différents. D’un côté le grand mince dépravé, de l’autre le petit balaize entretenu. Il se fait un parcours cross-fit pendant que je fume des joints en menant campagne sur PS3. Il est coupé court, rasé de frais, s’épile les aisselles et le torse, asperge ses vêtements repassés d’une mauvaise eau de Cologne ; je me contente de m’aérer le calbute quand le cul me gratte, et une coupe de cheveux n’est qu’une anomalie de reprise en main au milieu d’un grand laisser aller.
Je l’observe avec satisfaction chercher ses lunettes avec dégoût, tout propret au milieu des immondices accumulées à l’arrière, réveillant le nuage de moucherons qui y prolifère.
— Sa race ! Mais c’est… une bouteille de pisse ?!
Le vestige d'une vie passée. Je l'avais oubliée, celle-là. J’éclate d’un rire de gros crado fier de l’être :
— Du trois ans d’âge, minimum ! Un excellent millésime ! Yec’hed mat, poto !
Il pousse un cri horrifié, se plaque contre le dossier de son siège, haletant l’air vicié, abandonnant les fouilles.
— Putain, on aurait dû prendre ma caisse !
— Que dalle ! C’est moi le chef, et on peut pas cloper dans la tienne !
Moi et Briac, on a jamais pu se blairer. Entre autre parce que nous n’avons rien en commun, accessoirement parce que nous sommes détectives et que le gâteau, dans ces pauvres contrées, est famélique. Rajoutez Dom qui nous chauffe avec de petites vannes insidieuses, nomme un chef de mission selon les besoins, ça donne un duo électrique. Qui fonctionne du feu de Dieu…
La petite guéguerre se termine dès qu’on passe à l’action. Chacun connait son rôle intuitivement et vient faire l’appoint selon les besoins. Si le coup de bluff ne marche pas, Briac met le coup de pression. Si la force brute ne suffit pas, j’y instille la dose de stratégie. Pareil pour les filatures en doublette : l’un prend le relais quand l’autre entame une manœuvre d’évitement. L’un va cramer le feu tandis que l’autre est bloqué à un croisement. C’est fluide, du quasi sans faute. L’un est la perfection de l’autre, dans un duo tellement dépareillé qu’il en devient complémentaire. Dom établit la hiérarchie en début de mission, Dom est le maître, nous sommes ses cerbères qui nous tirons la bourre. En résulte des joutes verbales au ras des pâquerettes, suivies de longues plages de silence vexé.
— Vérifie le traceur (1), au lieu de chercher les poux.
— Je les cherche pas les poux, ils me sautent dessus depuis ton crâne dégueulasse.
— C’est ta mère qui les a pondus, abruti. Et c’est toi le plus moche de la portée.
C’est facile, mais suffisant pour heurter sa fierté : pour Briac, la maman c’est sacré. Il ronge son frein et ferme peu ou prou sa gueule.
— Aucun respect, fils de pute.
— Une pute sait y faire au moins. Je préfère encore étrangler le borgne que niquer la tienne.
Ça y est je suis chaud et bas du front, je remporte sa vexation. Pour passer le temps, il fait ce que je lui ai demandé, saisit son smartphone, ouvre son appli "WatchingYou".
— C’est quoi le mot de passe ?
— « Salepute ». Majuscule au début et tout attaché.
— T’as vraiment un problème avec les gonzesses, Deloupe.
— Dit le gars qui les enterre dans son jardin.
Briac est un ancien commando de marine réformé P5, objet récurrent de remarques désobligeantes. Plusieurs légendes courent sur son compte : il aurait éclaté des bleus qui ne le laissaient pas griller la file à la cantine, aurait pété un câble en massacrant des autochtones en Opex, serait tombé amoureux d’une gradée et l’aurait violée... La vérité importe peu, ses problèmes psychologiques donnent libre court à toutes sortent d’interprétations plus glauques les unes que les autres, ou des supputations sur son état mental actuel.
— Au, fait, pourquoi elle t’a largué, la tienne ? T’étais trop bourré pour la faire jouir ?
— Dit le type marié à sa main droite. Dis-moi, Briac : ça t’arrive de baiser gratis ?
Briac s’engage rarement sur ce terrain. Il est propret jusqu’à la maniaquerie, insensible aux culs et aux nibards, ne lance jamais de vannes homophobes. Personne ne l’a jamais vu avec une femme et il n’en a jamais parlé. Je le soupçonne d’être un autre bord et de ne pas l’assumer. J’y vais plus ou moins insidieusement, souffle le chaud et froid, pour savoir s’il est à voile ou à vapeur. Je finirai bien par l’apprendre et ce jour-là... le coming out sera sauvage. Il m'ignore ou botte en touche, concentré sur l’interface de la balise.
— On est où là ?
— On arrive à Morlaix.
Il fixe une icône de voiture sur la carte du smartphone, qui file sur la N12 par bonds de 5 secondes.
— 30% de batterie. Le calibrage est bon.
— Règle le pointage sur une minute, pour économiser la batterie. S’il te plaît, Briac.
Je m’étrangle sur cette politesse, mais c’est pour qu’il comprenne qu’on parle de taf. Un nouveau silence. Chacun cherche l’inspiration meurtrière. Je m’envoie une bonne rasade pour couper court à la sienne.
— Putain, Deloupe !
Un silence mortifère s'installe entre nous. Je fume non-stop, sans aérer pour l'emmerder, le soleil printanier se réverbère à travers les vitres, la migraine me travaille derrière mes lunettes de soleil, mon bras m’envoie des pics de protestation dès que je le sollicite pour la conduite. L’atmosphère est étouffante. J’étanche ma soif à coup de whisky, tandis que le son sépulcral d’un "Dying Fœtus" fait vibrer l’habitacle de la carlingue, au grand damne de Briac. Je l’enchaîne d’un "Kickback", pour le terminer d’un bon "Cannibal Corpse".
L’alcool et la coke me montent au bourrichon, ma conduite devient réellement agressive. Briac n’en mène pas large : il a compris que sa vie insignifiante est entre mes mains, et que je prends la mienne par-dessus le coude. Toute intervention de sa part ne ferait qu’aggraver les choses, aussi se contente-t-il de me jeter un œil noir lors de mes embardées plus ou moins volontaires. Il finit par tenter une nouvelle conversation, par-dessus les guitares hurlantes doublées de beuglements de porc égorgé :
— T’as des détails sur la mission ? Sur pourquoi on est au cul des gamins ?
Je n’ai aucune information cohérente à lui fournir, mais qu’il pense le contraire me gonfle d’importance. Une bonne l’occasion de le remettre à sa place :
— T’es là juste parce qu’ils sont « armés et extrêmement dangereux ». Toi fracturer mâchoires ; toi encaisser biffetons.
Je baisse le son et laisse passer un filet d’air frais, terrassé par mon mal de crâne. Briac reste mutique avant de répliquer, gravement :
— Ils t’ont salement amoché les jeunots. Ça serait pas arrivé avant. On dirait un squelette avec des abdos Kro : t’es carbo, Deloupe.
— Je t’emmerde Briac. Et arrête de réfléchir : t’es pas recruté pour ça.
— J’ai le droit de savoir si t’es fiable ou pas, si ça dégénère. T’es raide et remonté comme un coucou. C’est pas pro, vieux.
J’éclate d’un rire sardonique :
— Si ça dégénère je m’enfuis et tu couvres mes miches. Call of Duty, soldat !
— Je suis plus à l’armée, sans rire. Personne me donne d’ordres. Et j’aime pas qu’on me prévienne deux heures à l’avance, pour traquer Bonny and Clyde dans le cul du Finistère. Si ça part en vrille, je vous emmerde et je me barre ! Et le premier qui moufte… Allez y faites-moi ce plaisir... surtout toi, mon salaud.
Des fois j’ai l’impression de m’entendre, c’est sûrement pour ça que je peux pas le blairer.
— Fais pas ta fiotte, Briac ! Je te laisse et tu rentres en stop, sans rire. T’es calibré au moins ?
Je fais le malin, mais jusqu’ici, il n’a jamais été question d’intervention armée. Dom m’a proposé un flingue que j’ai abruptement refusé, certainement un test pour savoir jusqu’où j’étais prêt à aller avant de m’inclure dans ses magouilles. Il a peut-être demandé à Briac de s’équiper aussi. Nul doute que ce décérébré possède tout un arsenal. Il m’observe longuement, étire ses bras râblés, fait rouler ses épaules musclées, ses pectoraux saillent sous son polo vert.
— J’ai toujours mes schlass sur moi… J’ai pas besoin de calibre, Deloupe. Je suis calibré pour travailler sans.
Je réprime mon soulagement, nous sommes sur la même longueur d’onde. Il enchaîne :
— Et toi ? T’as un flingue ?
— Je serais trop tenté de t’abattre par accident. Mais j’ai pris mon airsoft, une réplique de colt 45 et ma fausse carte de flic. Tout ce que t’as à faire c’est de suivre le mouvement.
Il éclate d’un rire tonitruant :
— L’« Entourloupe », le retour ! À tout prendre je préfère ça !
Pas moi. Je déteste ce putain de surnom.
— On arrive Briac. Ferme la.
(1) Boitier électronique permettant la géolocalisation d'un objet, via une application et/ou une interface.
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