CHAP 3-2

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Treize heures à Poullaouen, dernier bastion de civilisation avant les Monts d’Arrée, même si c’est beaucoup dire. J’ai l’air de tout sauf d’un flic, avec mon jean troué, ma chemise dégueulasse, ma gueule de n’importe quoi. Peu importe : une bonne dose de conviction et les bons accessoires suffisent à rendre le scénario crédible. À voir la gueule du quinqua qui passe sa trogne à travers l’entrebâillement de sa porte, je me dis qu’on n’avait pas besoin d’en faire tant pour le mystifier. Il a les yeux bouffis et brillants, le teint violacé, la démarche molle : le type s’est réveillé à l’apéro, il nous servira d’échauffement. Je brandis ma fausse carte de police made in Photoshop, glissée dans un authentique porte carte, mon holster passé derrière la hanche droite par-dessus ma chemise. Briac joue des pectoraux derrière moi, les bras croisés sous les aisselles, l’air grave.

— Monsieur Yann Perrec ?

Il nous lance un œil inquiet, répond d’une voix bourrue néanmoins hésitante :

— Oui ?

Prendre une position dominante, ne pas laisser de temps mort :

— Capitaine de police Rémy Brecon et stagiaire Christophe Karon, de la brigade du grand banditisme.

L’énoncé administratif fait son effet, l’homme ouvre largement son portail, la mine décomposée. Il gratte sa bedaine sous son t-shirt taché, commence à se demander qu’elle connerie lui vaut l’honneur de notre visite.

— Vous êtes bien le propriétaire du véhicule Porsche « Cayenne » immatriculé Tango Lima 6-3-7 November Delta ?

— Hein ?

Ses méninges grippées marquent un arrêt que je crains définitif. Briac le relance, impatient :

— Vous roulez en véhicule Porsche « Cayenne », Monsieur Perrec ?

— Heu… ouais… non… enfin… plus trop…

J’enchaîne :

— Vous étiez où, la nuit de lundi à mardi, la semaine dernière ?

Il se triture le crâne sans répondre. Je compatis pour mon pair : l’effort de mémoire doit être insupportable, une aiguille dans un foin de routine brumeuse et décousue.

— Heu… Y’avait « Joséphine Ange Gardien » sur TF1 ce soir-là. Après j’ai vu les « Les Experts » et je me suis couché.

À chacun ses repères pour recoller les morceaux. Moi, c’est les sorties de séries débiles sur le site « Cpascool ». Je me tourne vers Briac, l’invectivant sèchement en tentant de garder mon sérieux :

— Stagiaire Karon, vous vérifierez le « Télé 7 Jours » de la semaine dernière.

Il répond à l’humiliation, la mâchoire serrée et le regard assassin :

— Bien sûr, mon capitaine…

Je retourne à mon pataud :

— Quelqu’un d’autre conduit le véhicule ?

— Non, pourquoi ? Je suis seul ici.

L’aspect général de la baraque ne cadre pas avec l’état de délabrement de son occupant : les murs sont propres, le toit en tuile en bon état, la haie et le jardin sont entretenus harmonieusement.

— C’est grand, pour habiter ici tout seul.

Son œil bovin se redresse sur moi, chagrin :

— Je suis divorcé et mes enfants habitent chez leur mère.

Toutes des putes sauf maman, à part celle de Briac. Je regrette cette sale vanne, mais là n’est pas le propos.

— C’est vous qui entretenez votre jardin ?

— Non. C’est ma fille, Nolwenn.

Encore une pauvre gosse victime de la Star’Ac. Frisson de victoire précoce. Gertrude a l’air d’avoir les pouces verts avec sa beuh magique, d’où le jardin. Rajoutez un déséquilibre mental lié au divorce, quelques mauvaises influences, et elle la voilà qui se retrouve à danser à poil les nuits de pleine lune.

— Elle a quel âge ?

— dix-neuf ans, pourquoi ?

Intervention autoritaire de Briac :

— C’est nous qui posons les questions, Monsieur Perrec.

Je la daterais dans ces eaux-là, la piste est bonne :

— Vous avez d’autres enfants ?

— Un fils.

— Qui s’appelle ?

— Loïc.

J’échange silencieusement avec mon confrère. Ça fleure bon. Nolwenn/Gertrude ou Loïc ont pu subtiliser le « Cayenne » de papa, qui bourré comme une huître n’a rien capté, puis le prêter à leur pote Grand Jean. Un peu tiré par les cheveux, mais on en a vu d’autres.

— Vous avez des photos, s’il vous plaît ?

L’homme disparaît à l’intérieur sans mot dire puis revient, trainant ses savates jusqu’à nous, un vieux portefeuille à la main. Il parvient à notre hauteur, le souffle lourd d’une odeur d’ammoniac, l’ouvre sur le portrait d’une jeune obèse boutonneuse.

— C’est ma fille, Nolwenn. Et ça…

Ses doigts tremblants extirpent une vieille photo, un gamin qui pose devant un gâteau d’anniversaire.

— Mon fils, Loïc, pour ses sept ans. Ça fait quatre ans que je l’ai pas vu. C’est mon ex qui a la garde.

La tension retombe d’un coup, je tente de masquer ma déception alors que ses yeux s’emplissent de larmes. Si on le laisse faire, on en a pour des plombes à endurer le récit du naufrage. Je me retourne vers Briac, qui hoche la tête d’un air entendu, puis coupe court :

— Merci Monsieur Perrec. Ça sera tout. Le stagiaire Karon va prendre vos coordonnées, si jamais on a d’autres questions.

L’homme répond d’une voix pâteuse :

— Heu, Ok… mais c’est pourquoi, en fait ?

— Le braquage d’un DAB à Morlaix. Effectué à l’aide d’un véhicule Porsche « Cayenne », d’immatriculation inconnue.

Il hausse un sourcil vague. Ça lui fera une histoire à raconter à ses potes du PMU.

— Ah ! Ok…

Je m’éloigne tandis que Briac note son numéro sur un calepin, en profite pour me remettre un peu de poudre dans les naseaux : Dom m’a prévu de quoi tenir jusqu’à la fin du jour. Briac revient alors que je range nonchalamment mon petit sachet.

— Stagiaire ? J’étais lieutenant à l’armée, enfoiré !

— Et tu t’es fait virer… Next !

Je le laisse conduire finalement. Mon bras réclame le repos et mon crâne, malgré la C qui m’a bien perché, est au bord de l’explosion.

— Y’avait comme un air de famille entre vous deux. L’air intelligent du mec bourré.

— Je t’emmerde, Briac. Tu fais honte à ta patrie avec ta sobriété.

Exit Poullaouen, destination Locmaria Berrien. Nous rejoignons une départementale et quelques kilomètres plus loin, traversons un petit pont en pierre qui surplombe une rivière d’eaux sombres. L’atmosphère change subitement, moite, oppressante, dans l’après-midi chargé en nuages menaçants. Un frisson familier me parcourt l’échine. Sa présence est partout. Je la sens, proche, qui nous observe, peut-être depuis le vol lourd d’un corbeau qui fend les airs devant nous. La route serpente entre de grands arbres bourgeonnants, qui nous surplombent depuis un haut talus. Nous traversons un hameau désert de bâtisses grises dont les murs suintent de traces d’humidité, abandonnés à la végétation sauvage. Puis les arbres de nouveau, à travers lesquels nous pouvons percevoir des collines boisées, défigurées de quelques champs épars. Nous quittons la départementale pour nous enfoncer plus profondément dans les terres. La chaussée est étroite, cabossée de crevasses et d’ornières. Les grands arbres déploient leurs branches distordues au-dessus de nous, la forêt nous engloutît sans que nous croisions aucun véhicule. Puis l’horizon se dégage. Nous longeons de petites prairies aux touffes d’herbes folles, parsemées de bosquets d’arbres serrés. Un nouveau hameau. Des longères rénovées, regroupées en arc de cercle, érigées tel un fortin cerné par la nature hostile. Des fenêtres aux volets de bois clos sur des murs fraichement repeints nous accueillent. Briac ralentit et se gare, quelques cinquante mètres en amont. Vu le silence qui règne sur les lieux, on a dû nous entendre arriver à des kilomètres.

— C’est là.

Il n’a pas rompu le silence depuis que nous avons franchi le pont. Sa mine est concentrée et pour cause : nous sommes totalement isolés. Si les choses tournent mal... Dom avait raison. J’appréhende la situation, mais serais incapable d’y faire face seul. Je m’envoie une grosse lampée, mes nerfs flambent. Je suis remonté, sans savoir si c’est trop ou pas assez. Il est temps de passer la main.

— Tu gères, Briac.

Il me toise sans ironie. Quand ça devient sérieux, les problèmes d’égos disparaissent et chacun se repose sur l’autre. Il sera bien temps de se tirer dans les pattes si ça foire, mais pour l’instant, nous sommes les deux faces d’une même pièce.

— Y’a aucune caisse visible de garée. Mais ils ont pu les mettre dans la cour intérieure ou dans un garage. S’ils se planquent, ils ont pu fermer les volets.

— Ok, je suis d’accord.

— Tu laisses ton faux flingue ici. S’ils te voient armé et qu’ils le sont, ils te tirent sans sommation.

— Je sais.

— Si on se fait surprendre, tu fais l’« Entourloupe ». Je fais le reste, comme à Bourbriac. Ok ?

Je souffle profondément, fixé sur l’arc de cercle menaçant des bâtiments. Calme. Trop calme. Je suis fébrile, l’adrénaline monte en raz de marée, j’ai la gerbe, je tremble, une boule d’angoisse empêche ma respiration. Les bâtiments grossissent, la perspective se déforme.

— Deloupe ? T’es blanc comme un fion, vieux !

Sa voix est lointaine, j’ai une pression sur la poitrine, de plus en plus de mal à respirer. Panique à bord. Je suis sur le territoire de la petite garce, elle me fait son vaudou de cul terreux !

— Deloupe, putain !

Merde ! Ma dernière vision sera ce rouquin puant ! Mais non finalement, ma vue défaille jusqu’à se remplir d’une purée de pois noirs.

— Je meurs, Briac ! Je crève, bordel !

— Si seulement, connard ! Tu fais juste une crise d’angoisse ! Respire !

Oui, c’est ça, il a raison. Détendre mon diaphragme, inspire, expire. Le sang irrigue de nouveau, j’ai le crâne qui vibre, mais ça commence à aller mieux.

- Ma gourde, Briac, vite !

Il porte un récipient à mes lèvres, mais le contact n’est pas celui, rassurant, du métal rouillé. De l’eau. Fraiche et salvatrice après un mouvement de répulsion. C’est bon finalement, ça fait du bien ! Je saisis la bouteille, la bois quasiment d’un trait, jusqu’à liquider le litre cinq.

— Enfoiré de pochetron ! Tu picoles chez toi, pas en mission !

— Si je bois, c’est pour oublier ta sale gueule.

— Va te faire foutre.

Il s’affale dans son siège en soupirant. Je fais le gaillard mais je n’en mène pas large, au plus mauvais moment. Je m’attends à une salve de vannes homophobes, mais il reste étrangement sérieux :

— C’est normal que tu flippes après ce qu’ils t’ont fait subir.

Il fouille dans son sac tactique, sur la banquette arrière, se tourne vers moi. Son regard se voile, il est projeté ailleurs, dans un passé guerrier et sanglant :

— Dom m’a raconté, Deloupe. Crois-le ou non venant de ma part : quand on s’attaque à un frère d’arme, faut être prêt à en payer le prix. Même si je peux pas te sentir, je t’assure que je vais faire passer le goût du bistouri à ces fils de putes.

Bel élan de solidarité, dans une profession où le corporatisme se limite à deux ou trois syndicats qui se tirent dans les pattes. Surprenant, mais Briac est un soldat qui en a vu long, assurant sa survie par une cohésion de groupe indéfectible. Il me tend une petite gélule bleue.

— Tu fais un syndrome post traumatique. Ça peut arriver à n’importe quel soldat qui a vécu le front. Ça va calmer tes angoisses et te donner un bon coup de fouet.

Pourquoi non ? D’après ce qu’il m’en dit, ça ressemble à de la MDMA. Je ne sais pas si ça empêchera les hallus, mais je préfère voir des éléphants roses, qu’une jeunette perchée sur un balai volant. Je saisis la petite boule et la gobe sans me faire prier.

— Merci, vieux.

Briac m’imite quelques instants plus tard.

— Je suis pas détendu non plus. Cette région… Elle a un truc. Ça me fout les nerfs.

Il reste méditatif sur les longères, échafaudant certainement notre approche.

— Tu restes là, Deloupe. T’es pas en état.

Je proteste pour la forme, soulagé :

— Va te faire foutre. T’as besoin de moi là-bas.

— Nan, tu restes et tu guettes. S’il se passe un truc tu m’appelles et s’il y a du grabuge tu viens m’extraire.

J’espère pour lui qu’il ne se passera rien, parce que je ne suis pas loin de m’extraire tout seul et de planter la mission. Mais je ne vais pas lui plomber le moral avec cette lâche considération, surtout après sa belle déclaration fraternelle. Il cherche quelque chose dans son paquetage, en sort un ceinturon noir duquel pendent huit couteaux : deux grands poignards à la « Rambo » au niveau des hanches, quatre couteaux de lancés dans le dos, deux autres armes à la lame incurvée au niveau de l’aine, des karambits.

— Bordel, Briac ! Je pensais que t’avais un canif ou un couteau Suisse. Pas un attirail de guerre !

Il me retourne un rictus bestial, l’œil brillant d’excitation. Je comprends que Briac bande pour ça et qu’il est tout à fait capable de faire un carnage sans arme à feu.

— J’étais éclaireur à l’armée. Le corps à corps, c’est ma spécialité.

Putain de barbouze. Il s’éjecte du Tacot, m’abandonnant à ma stupeur. Je reprends la place du conducteur tout en observant sa marche fluide et courbée vers les bâtiments, résistant à l’envie de le planter là. Je ne suis pas un enfant de cœur, mais dessouder mon prochain est une limite ferme avec laquelle je n’ai jamais envisagé de transiger. Un moment, je n’ai plus peur pour moi, mais pour ce grand con de Grand Jean et cette greluche, dont le seul tort avéré est d’avoir fait du zèle, en taguant le bureau du patron. Mais non, bordel ! Ces tarés m’ont séquestré, à poil sur un caillou, pour me couper le doigt ! Cette petite pute est même venue me défier chez moi ! Qu’ils aillent se faire mettre !

Je triture mon « Saint Christophe », les yeux perdus sur mon tableau de bord. Lorsque je les redresse, Briac a disparu. Je le cherche, quelque part au niveau des murs, camouflé dans un bosquet d’arbustes proche. Rien. Il a dû faire le tour. Le temps est long, entre son absence, mes interrogations, mes velléités de foutre le camp, le silence. Je me sens soudain très seul, vulnérable au milieu de ce hameau perdu. Au moins, s’il avait eu un flingue, j’aurais entendu la pétarade. Je n’en oublie pas de boire et de me prendre un nouveau snif pour faire passer le temps. Et me faire monter en pression. La coke rend l’inaction insupportable, les pensées fusent en toutes sortes de scénarios catastrophes. Briac qui fait le ménage, trucidant un par un les pauvres connards qui font leur sieste digestive, ou Gertrude qui le paralyse d’un sort, puis Grand Jean qui l’encule en le faisant couiner comme un cochon. Et moi, guetté par la crise cardiaque à force d’attendre. Je me tâte entre y aller voir et y aller tout court, lorsque Briac émerge de la cour intérieure, détendu. L’attitude est contagieuse, j’essuie la sueur qui macule mon front en expulsant un gros soupir. Je sors du Tacot pour prendre un peu d’air frais, mais le temps est à l’orage larvé. Je m’allume une tige, suant de plus belle, tandis qu’il vérifie la boîte aux lettres et prend une photo de l'intérieur. Il revient vers moi, le visage fermé.

— Y’a personne ici. Pas de Jean sur la boite. Beaucoup de courrier à l’intérieur. Aucun de visible adressé à un Jean. Sûrement une maison de vacances.

Le gars fait un rapport clair et concis. En mode pro. Peut-être qu’il le restera jusqu’au bout.

— Ok, Briac. Next !

Direction Huelgoat, notre prochaine destination. Le cacheton commence à faire effet au beau milieu du trajet : ébullition crânienne par-dessus la coke, les sens qui s’éveillent et se décuplent. Mes yeux s’écarquillent, ma mâchoire se serre. J’ai besoin de son pour rester concentré, je passe IV de Led Zeppelin pour faire passer la montée. Le groupe balance un rock blousy cadrant parfaitement avec le paysage de bayou breton. J’inspire-expire profondément une grosse taffe de roulée. Je sens l’air qui circule à l’intérieur, le nuage de fumée qui se forme, me fait vibrer les joues quand il ressort. Je me concentre sur la route en lacets, longeant toujours la vieille forêt imprégnée de l’ambiance musicale, luttant pour ne pas scotcher sur la corneille qui nous accompagne, grâcieuse, sur fond de nuages aux formes psychédéliques.

— Bordel, Briac !

— Ouais, Deloupe. Laisse aller. Après on sera perché en stationnaire.

J’aimerais bien, laisser aller. M’arrêter sur un bas-côté, mettre la musique à fond et rester là, à découvrir le paysage magnifié. Mais la situation est urgente, même si ça a de moins en moins d’importance. Briac souffle à son tour, fixé sur le paysage qui défile, dodelinant de la tête, emporté par un solo.

— Pas mal ton son, Deloupe.

Nos voix sont graves et pâteuses, nous sommes stones dans notre bien être alors qu’en même temps, la fatigue et le stress disparaissent. Je monte le volume, le sentiment d’être dans un film se renforce, tout se déroule au rythme de la musique.

Nous entrons enfin dans Huelgoat, la plus grande ville du coin, également la plus touristique. L’activité humaine fait du bien, ramène à des choses concrètes. Un sentiment d’abandon accompagne pourtant notre progression, malgré la circulation fluide et les badauds déambulant dans les rues en discutant le bout de gras. C’est la ville elle-même qui provoque ça : les volets clos, les murs décrépis, des panneaux « à vendre » accrochés tous les cent mètres, évoquent une vieille entité agonisante.

Le centre est vite traversé, nous rejoignons un lac paisible qui s’étend à la sortie. La vue est hypnotique, l’ondée de l’eau fait un miroir déformant aux nuages bas qui s’amassent. Nous le contournons pour parvenir à une zone résidentielle de néo bretonnes, poussant comme des champignons depuis les années 60. Morne. Banal. Difficile d’y trouver objet de contemplation.

Je masse ma mâchoire tendue, récoltant une écume de bave à la commissure de mes lèvres, tout en m’arrêtant à l’entrée d’un cul de sac.

— On y est.

— Ok.

La réponse de Briac est laconique. Le solo de Starway to Heaven va démarrer. Je n’ai pas le cœur à y mettre fin.

— On attend la fin du morceau.

— Ok.

Je coupe le moteur et le son devient pur, sans aucun bruit parasite. Jimmy Page lance sa mélodie, ponctuée d’une voix aérienne. Je le connais par cœur ce morceau, je sens le break qui arrive, la chair de poule me recouvre les bras, un feu d’artifice explose de l’intérieur :

— Attention, Briac ! Décollage final !

— Waouh, Deloupe !

Ça y est ! Ça part ! Guitare rythmique, le chant par-dessus, la partouze musicale est jouissive. Je ne peux pas me retenir de chanter à tue-tête, massacrant la prestation du pauvre Robert Plant :

— « And as we wind on down the road ! Our shadows taller than our souls ! »

— Deloupe, ta gueule !

— Attends !

— Deloupe !

Je me redresse à temps pour voir la Clio noire, venue du fond de l’impasse, qui s’arrête à notre hauteur. Je coupe le son en catastrophe. Atterrissage d’urgence, retour à l’affaire, il va falloir gérer l’incidence collatérale. La vitre côté conducteur descend sur une vieille chouette qui nous fusille du regard, pincée derrière ses lunettes rondes :

— Dites les jeunes, vous pouvez pas faire votre bordel ailleurs ? C’est une résidence privée ici !

— Désolé, Madame.

— Qu’est-ce que vous faites là, d’abord ? Marre des délinquants qui prennent le coin pour une aire de free party ! Partez ou j’appelle les flics !

Il va falloir jouer serré, très serré, plus encore que le cul défraîchi de cette rombière :

— Justement Madame !

J’extrais ma carte de ma poche et la colle sous son nez plissé de suspicion, investi par la force du pouvoir public.

— Capitaine Guillaume Lapaire et lieutenant Bastien de Meurai, de la gendarmerie nationale de Huelgoat. On nous a signalé de fréquents tapages diurnes dans le secteur et nous sommes en mission d’infiltration.

Je sens Briac au bord du fou rire, mais il tient bon et enfonce le clou d’un beau salut militaire :

— Madame.

Elle nous zieute méchant mais descend d’un ton :

- Vous m’en faites des beaux, des demeurés. C’est la nuit que ça se passe. Ça fait quinze jours que je vous ai appelé.

Ouf intérieur, maintenant il va falloir broder. Elle désigne le Tacot d’un coup de menton dédaigneux :

— Vous avez plus les moyens chez les flics ? C’est quoi ce tas de boue ?

Je suis indigné pour ma pauvre Golf, qui a traversé bien des épreuves et subit ce nouvel outrage.

— Nous sommes la gendarmerie nationale, Madame. Pas la police. Quant à ce véhicule, il est parfaitement adapté à une immersion en zone hostile.

— Et vous parfaitement assorti à votre auto. On vous croirait au bord de la calanche, mon pauvre vieux.

Vieille conne. J’encaisse, tente de me justifier comme je peux :

— Madame, sauf votre respect, j’ai tout sacrifié, y compris un physique avenant, à des fins d’infiltration des milieux narcotiques. Qui se trouvent liés à la vague de délinquance que vous subissez actuellement.

— Pour sûr qu’ils se droguent ces salopiots. La route est toute tapissée de leurs mégots. Ils viennent là, passent leur musique de sauvages, boivent et fument leur haschisch en toute tranquillité. On peut même plus se garer sur la rue ! Pas plus tard que samedi dernier, un de ces gougnafiers a rayé l'auto de mon mari sur toute sa longueur. Pour deux mille francs de réparations, il en a eu !

J’ai une inspiration soudaine, les méninges qui se mettent en branle, relient le point A au point B, dessinent un tableau cohérent.

— Votre mari, il conduit un véhicule Porsche « Cayenne » ?

— Oui, même qu’il dépense toute notre retraite dedans. Mais pourquoi…

— Quand est ce qu’il l’a mis au garage ?

— Mais enfin…

Briac, tonitruant :

— Répondez à la question Madame. C’est une information d’ordre prioritaire !

Elle est décontenancée, ne prend plus la peine de se demander le pourquoi du comment, alors que moi, j’ai tout compris.

— Il l’a amené lundi et récupéré mercredi.

Les jeunots n’ont pas trouvé mes papiers et je me demandais comment ils étaient parvenus à me loger. Elémentaire, mon cher Watson ! Grâce à ma plaque d’immatriculation ! Qui, à part les flics et les assurances, y ont accès ? Je lui découvre mon sourire le plus carnassier, ça fait du bien de galoper naturel :

— Balance l’adresse du garage, la vioque. Fissa !

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