CHAP 3-3
3
16h30, quelque part à Scrignac, perchés sur une route au milieu des bois. Je suis habité d’une rage euphorique en observant l’atelier en contrebas : la victoire est proche, je le sens par tous les pores de ma peau. Nous sommes planqués derrière le Tacot, garé contre la rambarde de sécurité pour nous masquer, surplombant le « Garage Guivarch - Mécanique & Immatriculations », depuis une petite ravine. Un type en bleu de travail sort du bureau, un petit abri accolé à un hangar branlant. Grand Couillon est bien reconnaissable. Ce n’est pas lui, mais je rattrape la silhouette. Elle m’échappe un instant, masquée par les troncs des quelques arbres courant en pente douce depuis la ravine, jusqu’au terrain ravagé par les marques de pneus. Je récupère un gros moustachu au visage poupin, alors qu’il monte à bord d’une « 208 » métallisée, puis s’engage dans l’allée gravillonnée rejoignant la route. Un coup de klaxon pour saluer ses collègues, le voilà parti. Il marque une pause à l’embranchement, tourne vers nous sur la route qui s’élève. Je me relève en craquant des genoux, faisant mine de pisser par-dessus la rambarde, pour servir de leurre et masquer Briac qui continue son observation. Moment de tension, lorsqu’il ralentit à notre hauteur pour contourner la Golf à moitié garée sur la route. Je sens son regard curieux peser dans le creux de ma nuque, mais il accélère dès lors qu’il nous a dépassés. Je ne prends pas la peine de jeter un coup d’œil dans sa direction, m’accroupis derechef à côté de Briac.
— Ça fait un de moins. On bloque l’allée avec ta caisse et on les coince ici.
Le caractère inédit de la mission offre des possibilités inenvisageables auparavant et ce crétin de barbouze est en train de se mitonner un petit revival commando. Même s’il l’ignore, Grand Jean n’est pas la cible principale. Je dois vite refroidir ses ardeurs :
— Ta guerre est terminée, soldat ! Fais comme si t’étais un vrai détective, bordel ! On va le filer et coincer la greluche avec.
— T’inquiète que je vais le faire cracher en deux/deux. Dans la forêt, personne l’entendra gueuler !
Tout un programme. Je vais devoir lui tenir la bride jusqu’au moment opportun, alors que j’ai déjà du mal à maintenir la mienne. A bientôt, Monsieur Deloupe. Cette promesse d’une nouvelle confrontation tourne en boucle, ça vire à l’obsession, depuis que la vieille nous a lâché la piste du garage. Elle est proche, je la renifle partout, dans les arbres, dans l’air saturé d’humidité, elle imprègne chacune de mes pensées, je rêve d’une victoire totale. Gertrude avait raison : c’est ma proie et j’aurai son scalp. Grand Jean est le lièvre, Briac le juste instrument d’une vengeance légitime. Je dois le contrôler, je dois me contrôler. Je m’envoie une grosse rasade pour redescendre. L’eau de feu circule mais s’éteint prématurément, neutralisée par la coke et le cacheton.
— On sait même pas s’il est là.
Mais tout me dit qu’il y est : la logique, mes sens, mon instinct. Briac serre la mâchoire et ronge son frein, observant le site de plus belle. Il trouve vite de nouveaux arguments :
— On fait comment, s’il sort en caisse et vient vers nous ? Il connait ta tire, Deloupe.
Il n’a pas tort, mais je n’en démords pas. Je veux la jouer fine, que la surprise soit totale, pour l’un comme pour l’autre :
— On fera filature par l’avant.
— Mouais…
Il désigne un point en contre-bas :
— Je crois que c’est lui.
Je vise avec mes jumelles même si je l’ai déjà reconnu. Je le reconnaitrais au milieu d’une fosse de concert. Ça me permet de contempler son expression insouciante et bêta. Profite mon copain, en attendant les tombereaux de merde qui vont s’abattre sur ta gueule. Il prend le volant d’une vieille « Xsara », nous nous tendons comme des ressorts avant qu’il ne disparaisse de notre vue en la garant dans l’atelier.
Mon moignon me démange sournoisement. Une opération de terrain, malgré toutes les stratégies mises en place, est une série de décisions instantanées. Je résiste à une nouvelle bouffée d’excitation, à un chouïa de donner son feu vert à Briac. Patience, je m’en fous de Grand Jean et les choses pourraient dégénérer sérieusement si je le lâche maintenant. Il a senti la brèche et insiste :
— C’est l’occasion, Deloupe. Le coin est isolé, ils sont pas plus de trois ou quatre là-dedans, c’est du gâteau.
Ils pourraient être quinze, que ça n’effraierait pas ce psychopathe.
— C’est niet. Peut-être qu’ils ont des flingues, peut-être qu’ils ont des caméras. Trop risqué.
— Tu fais chier !
On dirait un gamin retenu aux portes de Disneyland. Il se renferme, fait la gueule dans un silence électrique. Heureusement, le respect de la hiérarchie est inscrit dans ses gènes et le chef, c’est moi. La surveillance est devenue digne d’intérêt. Je ne quitte plus mes jumelles, me vide l’esprit de pensées parasites, concentré sur la sortie du hangar. Ça traîne. Des bruits de bricolage retentissent. Il fait chaud, la sueur pique mes yeux révulsés par les drogues. La position devient inconfortable, j’ai les genoux ankylosés, mal dans le bas du dos. Je sursaute quand un petit maigre sort du hangar à bord de la « Xsara », la gare et se dépêche de ramener une autre caisse dans l’atelier. Je maugrée dans ma barbe :
— Allez… Viens mon tout beau… Viens mon Grand Salopiot, c’est l’heure de l’apéro.
Briac lâche quelques jurons pour évacuer la pression lorsque le même part, quelques minutes plus tard :
— Il me saoule, ce fils de pute… Putain de bâtard de merde... Consanguin de mes couilles...
Deux trois caisses circulent, je me lève pour donner le change, mon envie de pisser devient réelle, ça m’apprendra à boire de l’eau. Je tiens bon. Le départ peut être imminent, et je ne veux pas me retrouver la queue entre les jambes quand il sortira.
Enfin, ça arrive. Grand Jean quitte le bureau, se retourne, adresse un salut sonore vers le hangar puis prend le volant d’une Audi « A4 » d’un bleu pétant. C’était prévisible, les débats vont être déséquilibrés. La tension explose dans l’air, je me jette au volant du Tacot. Briac reste pour observer dans quelle direction il va partir, puis gueule en glissant promptement par-dessus le capot.
— Vers nous, putain ! Vers nous !
Fuck ! La distance est courte depuis l’embranchement, s’il nous voit démarrer c’est mauvais. J’enclenche la première et démarre en trombe alors que Briac s’engouffre à l’intérieur. Le turbo siffle, je prends de l’élan, file sur la route en négociant durement les courbes, déconcentré par les élancements qui pulsent de mon doigt jusqu’à mon épaule. Mon comparse s’est retourné, observant par la vitre arrière à la jumelle.
— Il arrive ! Il trace, ce fils de pute !
Pas autant que moi. J’atteins une belle vitesse de croisière à 130 kilomètres/heure sur la route serpentine, jette un œil dans mon rétro, y trouve un petit point bleu qui rétréci, ralentis l’allure alors qu’il a presque disparu, me stabilise à la sienne, à quelques 100 kilomètres/heure. Un embranchement plus loin, à deux cents de mètres. J’accélère pour être hors de vue. Dérapage contrôlé, le moteur hurle, les pneus laissent une grosse trace noire sur l’asphalte, mon bras va me lâcher. Briac est projeté contre la portière en choc sourd. Je me rétablis in extremis, zigzague dangereusement sur la route étroite avant de retrouver une trajectoire droite et remettre la gomme.
— Putain, Deloupe !
Je l’entends à peine, jette un coup d’œil dans le rétro : l’Audi s’engage sur le croisement, Grand Jean est toujours derrière nous.
— Fils de pute !
— Arrête-toi Deloupe ! On va le coincer ici !
Fuck ! Je ne veux pas Grand Jean, je veux Gertrude ! Je l’ignore. Un nouveau carrefour, une route qui vient de la forêt et s’enfonce à travers les champs. Je choisis le camouflage des arbres. Nouveau virage serré à droite, j’y vais plus mollo cette fois-ci, si je me prends un arbre, c’est Game over… Un chemin dans les bois une cinquantaine de mètres plus loin, masqué par la végétation. Je le dépasse, freine, m’y engouffre en marche arrière. Briac a compris. Il s’éjecte, jette un œil à l’extérieur du chemin, revient à toute blinde quelques secondes plus tard.
— Tout droit ! Il a continué tout droit !
Sortie chaotique. Je bourre jusqu’au carrefour, mais ça dure trop longtemps. Je tourne sur la route, Grand Jean a disparu. J’ai perdu le visuel. Putain de non. Trop tôt pour s’avouer vaincu. Nouvelle accélération. Je ne regarde même plus mon compteur, la moindre courbe devient mortifère, le Tacot tangue en crissant du pneu. Briac ne dit rien, tendu à l’extrême, enclenche sa ceinture d’un geste sec. Puis un nouveau croisement devant, je ralentis brièvement. Grand Jean est toujours hors de vue. Je continue tout droit direction « Centre », le plus logique pour le type qui sort du turbin : il va s’acheter deux trois merdes avant de rentrer chez lui. Mais les gens respectent rarement la logique et la réussite de la filature est devenue aléatoire. L’abattement me gagne insidieusement.
— Bordel Deloupe ! On l’avait cet enfoiré ! Je t’avais dit qu’on aurait dû le coincer !
Je ne réponds pas, la mâchoire coincée d’une rage blanche. Ça ne peut pas arriver ! Pas maintenant ! Je veux mes quinze-mille ! Je veux mon sans faute, bordel ! Je veux la petite garce !
Rester concentré. Je décélère à l’entrée du village, nous scrutons les alentours à la recherche de l’Audi. Puis le centre : une simple place, plusieurs commerces dont certains en banqueroute, un bistrot. Et un parking d’une dizaine de places, sur lequel Grand Jean se gare. Regain de tension teinté de soulagement. Je pile sec, Briac descend. Je fais marche arrière sur un trottoir étroit, jusqu’à être hors de vue. Il enfile une casquette et s’engage tranquillement sur la place. Je ne vois plus rien, la tension n’est pas retombée, les secondes qui passent sont insupportables. Il revient, fait claquer sa portière en s’engouffrant dans le Tacot, visiblement très énervé :
— Il est au bistrot.
L’appel de la soif, la logique respectée, merci Dieu des soulards, de récompenser ton plus fervent fidèle ! Briac ne compte m’attribuer aucun mérite :
— T’es un vrai cocu mon salaud.
— Ça s’appelle la « vista », crétin ! Toi, t’en as autant que des neurones !
— Je t’emmerde, Deloupe ! Mon plan était meilleur !
— On verra ce que t’as à dire, quand tu toucheras ton bonus grâce à moi ! Dom veut le balaise et la fille !
— On devrait l’appeler d’ailleurs ! On aurait dû l’appeler dès qu’on a eu confirmation pour le gros !
Je lui lance un regard meurtrier qu’il soutient sans problème, l’invective d’une voix blanche :
— On l’appellera quand on aura la fille. C’est clair, Briac ?
— C’est pas à moi que tu vas la faire ! Qu’est-ce que tu lui veux, à cette gamine ?
Je lève les neuf dixièmes restant de ma main gauche à hauteur de sa gueule, doucement. Une lueur passe dans ses pupilles dilatées. Il a compris, ne pousse pas l’humiliation jusqu’à l’aveu, merci lieutenant. J’enfonce le clou :
— Que ça remplisse bien ton cerveau vide de demeuré : j’ai carte blanche. On fait comme je dis.
On s’observe, mauvais, loin de la parenthèse enchantée de Led Zeppelin. Il finit par capituler :
— Je t’ai dit ce qu’il en était, Deloupe. Je vais t’aider, par principe. Mais j’en ai un autre : je touche pas aux gamins, ni aux femmes. Ça inclut les femmes enfants.
— T’auras qu’à passer tes nerfs sur Grand Jean. La greluche, c’est chasse gardée.
J’ai toujours pris Briac pour un cramé. À cet instant, je sais que si notre tandem improbable fonctionne si bien, c’est que je le suis tout autant que lui. Le vrai fou finalement, c’est celui qui s’en rend compte et n’en a rien à foutre. La mission s’est transformée en croisade revancharde sans qu’aucun de nous ne s’en émeuve, très loin de notre boulot de détective. Nous scellons notre accord en silence. J’espère que nous sommes sur la même longueur d’onde : il aura son cassage de gueule, moi ma vengeance implacable. J’enfourne un vieux bob pour tromper Grand Con, puis lui tend la balise.
— Je guette et tu poses. C’est bon ?
— On fait comme ça.
— Briac ?
— Deloupe ?
— Tu laisses tes couteaux dans la voiture.
Silence frustré.
— Ok, Deloupe.
Nous sortons sous un ciel bas qui martyrise nos nerfs déjà éprouvés. J’avise la place. Quelques passages épars, deux jeunes femmes trimballant leurs portées de chiards, une voiture se gare, un type en descend pour se rendre à la pharmacie. Deux hommes en pleine discussion devant leur demi, en terrasse du bistrot. Le décors finit par se vider. Le type se casse, gonzesses et gamins s’éparpillent. Si on attend que les deux poivrasses aient fini, on est pas rendu.
— Vamos !
Nous sortons sur la place, l’air de rien, mains dans les poches, nous dirigeons d’un pas tranquille vers le parking. Une voiture traverse, les deux soulots nous jettent un œil vague avant de retourner à leur philosophie de comptoir, jusqu’ici tout va bien.
La caisse n’est plus loin. Dernière vérification, le temps d’y parvenir, tout autour, à l’intérieur des bâtiments. La voie semble dégagée.
— Vas-y !
Ça ne dure que cinq secondes. Briac s’accroupit le long de la carrosserie, fait mine de refaire un lacet tout en cherchant une partie métallique sous la portière avant. Je fais de légers mouvements circulaires pour contrôler à 360°, en essayant de ne pas avoir l’air de guetter. Clac. Le traceur a trouvé prise. Briac reste une seconde de plus pour s’assurer que l’aimant est bien fixé, puis se redresse.
— C’est bon.
C’est là que je vois le chien. La démarche pataude mais massive, il trotte à l’opposé de la place, la langue pendante, les babines retroussées d'un sourire baveux. Je n’ai aucun doute qu’il s’agisse de celui de la clairière. L’apparition ne provoque aucun étonnement, c’est juste comme si les choses se mettaient en place. Le bestiau m’aperçoit, se tourne face à moi. Il s’assied, son regard plongé dans le mien à quelques vingtaine de mètres. Sa silhouette se détache en contre-jour, je ne vois que ses yeux noirs qui m’interrogent d’un air fatigué. Un instant fugace, mon odorat et mon ouïe se décuplent, je perçois les mouvements autour de moi, sans même les voir. Mon corps est meurtri mais puissant, forgé par les épreuves, j’ai survécu à la rigueur de l’hiver, aux maladies, aux combats, aux blessures. Je sens la chose tapie au fond de moi qui frémit, quelque chose de primaire qui lui répond.
— Tu t’es fait un pote, Deloupe.
Le contact est rompu. Je reprends pied, consumé d’un feu intérieur puissant.
— « Plus je connais les hommes et plus j’aime mon chien », comme dirait Booba.
Je jurerais que ma voie est descendue d’une octave. La bête se redresse, traverse la place en direction du bistrot, m’adresse un dernier regard avant d’entrer à l’intérieur. Le plan initial est d’attendre que Grand Jean se casse, en le filochant à distance avec le traceur. Mais s’il ne rejoint pas Gertrude ? Si Gertrude est déjà là, sirotant son lait fraise en compagnie du mastard ? Il serait toujours temps de les coincer plus tard, loin de témoins potentiels. Ou pas. Je me laisse glisser, ne cherche ni logique ni calcul, j’écoute juste mon instinct. Qui me dit que je dois suivre ce chien. Que j’en vienne à avoir ce type de raisonnement en dit long sur ma santé mentale.
— On va pas camper ici, Deloupe.
Ma décision est prise.
— Nan, Briac. Finalement on va faire comme t’as dit. Grand Con peut rester là des heures à se mettre une race et je pourrais pas supporter ta tronche si longtemps.
Il me retourne un sourire azimuté :
— Pour une fois, on est d’accord, Deloupe. Sur toute la ligne.
— Laisse quand même la balise.
On met nos masques de gars vénères, on se dirige d’un pas décidé en direction du rade. La conversation des deux hommes meurt à notre approche, la tension monte, ambiance western.
— On la joue comment ?
Je fais passer mon holster de l’arrière à l’avant, garde la main sur la crosse, façon despérado. Ras le cul de faire le propret alors que je peux faire une bonne raclure, avec ma gueule de porte bonheur et mon Sid kick psychopathe. Ça sera plus authentique, on va la jouer façon Vic Mackey :
— Méchant flic et méchant flic.
Je le sens qui jubile, un sourire mauvais apparait sur sa face hallucinée. On arrive à la terrasse, devant les deux types qui louchent sur mon 45. Je brandis machinalement ma carte, sans même leur adresser un regard, Briac se charge de les toiser méchant pour les contraindre :
— Vous dégagez les poivrasses, c’est la maison qui régale.
Je m’avance sans m’intéresser à la suite. Les verres claquent sur la table, les chaises raclent le sol, des pas précipités s’éloignent. Je pousse la porte vitrée, attends qu’elle soit totalement ouverte, imaginant nos silhouettes qui se dessinent dans son encadrement. L’intérieur est silencieux et sombre. J’entre, en soignant mon apparition d’un « Je t’emmerde » breton :
- Kenavo, les bouseux !
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