CHAP 3-4
4
Je m’attendais à trouver tout un tas de mines patibulaires et alcoolisées, qui auraient répondu à ma provocation par la violence et que Briac aurait massacrées de quelques taloches. Pas à la barmaid qui range un verre derrière son bar. Pas à la jolie brunette qui sirote tranquillement son Breizh Cola à une table du fond en lisant un bouquin, face à une grosse penchée sur un landau. Ni aux deux gosses qui s’assassinent à coups de flingues en plastique ou à la fillette, les yeux ébahis, nichée sur les genoux de Grand Jean. La seule chose qui survit à l’échec de mon plan sans accroc, c’est sa gueule pétrifiée, une moustache de mousse issue de sa pinte ornant sa bouche arrondie de surprise. Et celle du cabot, assis sous le bar, qui s’élargit en plissant des yeux moqueurs. La déception de Briac est aussi palpable que le silence, entrecoupé des pleurs stridents du nourrisson. Le pétage de gueule est ajourné. Quant à moi, je dois adoucir ma stratégie. Je brandis ma carte à l’adresse de l’assemblée.
— Mesdames, capitaines Éric Lafouche et Henri Akra, de la deuxième DPJ. Nous souhaiterions nous entretenir avec cet individu, bien connu de nos services.
Je désigne Grand Jean :
— Afin que cet entretien garde un caractère confidentiel, je vous demanderais, Mesdames, de ramasser votre progéniture et de regagner la douce chaleur de vos foyers.
Grand Jean dépose délicatement la gosse sur le sol. Briac s’assoie face à lui :
— Toi pas bouger, sale plouc. Toi comprendre ?
Il ne répond pas, jaugeant l’avorton musclé lui faisant face. Et se trouve vite à méditer sur le fond de son verre. Il est peut-être moins con qu’il en a l’air. Ça marche. Un mouvement général s’amorce, mais la barmaid intervient d’une voix autoritaire :
— Personne n’ira nulle part, « Capitaine » !
Je m’intéresse à son cas. Mon épiderme se révulse d’une détestation immédiate. Cette silhouette, ces cheveux, ce ton pédant : Bambi. Elle tire une bonne cinquantaine, le type bobo-bio-babos, avec sa silhouette noyée dans des vêtements amples et colorés. Ses cheveux naturellement poivre et sel tombent jusqu’au bas de ses épaules. Elle est sans fard : pas de maquillage, pas de vernis sur ses ongles courts, une peau lisse conservée par une batterie de produits bios cultivés au potager. Elle a une prestance et elle le sait. Son port est haut et son regard d'azur me toise, galvanisé de sa propre importance. Nature oui, naturellement au-dessus du lot, surtout, du moins le pense-t-elle. Peut-être à raison : elle a un ascendant certain sur sa clientèle. Personne ne bouge. Je m’en vais clouer cette pétasse au pilori :
— Et bien, Madame, je vais vous embarquer pour obstruction.
Elle répond, sèche :
— Ça suffit ! Tu n’es pas plus policier que moi, Guy Deloupe ! Ce type n’est qu’un fouille merde de la pire espèce ! Un parasite qu’on a eu le tort de ne pas laisser crever !
Une attaque frontale, j’adore.
— Par le Grand Cornu ! Le masque tombe !
Je me retourne vers les deux femmes, otages de notre joute verbale :
— Elle a raison, Mesdames ! Je ne suis pas des forces de l’ordre, mais une sombre ordure et à ce titre, ma déontologie est beaucoup moins contraignante !
Je leur montre ma main gauche avant de déclamer ma plaidoirie :
— Voyez-vous, il se trouve que Grand Connard ici présent, est complice de séquestration, coups et blessures, et amputation sur mon humble personne. Tout comme la vieille acariâtre qui vous sert des verres.
Le mastard retrouve un usage modéré de la parole :
— Mais enfin M’sieur Deloupe, on vous a…
— Ta gueule !
L’invective de Briac lui claque le bec, il se mure dans son silence apeuré. Donc je continue :
— Donc je continue : si j’étais des forces de l’ordre, j’embarquerais Jean Foutre et lui donnerais un procès équitable. Mais en vérité, Mesdames, l’action qui va suivre est fortement déconseillée aux âmes sensibles, dont celles de vos innocents chérubins. Je vous conseille donc de rassembler votre engeance et de foutre le camp !
Elles n’ont qu’une envie : m’obéir et oublier tout ça. Mais Bambi ne déclare pas forfait :
— Foutaises ! Tu ne feras rien devant témoins. Vous restez les filles !
— Billevesées ! Elles peuvent partir et toi rester, Bambi !
La jolie brunette assise face à Madame Poussette se rebelle à son tour, timidement :
— Nous restons avec Aliénor et Jean. Veuillez partir, s’il vous plait.
Le mal est fait, les graines de l’insurrection se mettent à germer. Je me tourne vers Bambi :
— Aliénor ? C’est pour ça que tu te prends pour Gandalf ?
— Et toi pour un détective, Deloupe ?
La situation n’évolue pas dans mon sens, en témoigne le blondinet qui tend son flingue en plastique vers moi et m’allume :
— Méchant ! Pan ! Pan !
Je pourrais le claquer, mais je perdrais Briac. J’ai une idée mauvaise. Je fais mine d’être touché et vacille. Avant de dégainer à mon tour pour le viser, à la stupéfaction générale.
— Même pas mal ! Pan !
Brunette et Poussette sursautent, la première pousse un petit cri geignard. Grand Jean récupère le gamin qui traîne et l’entoure d’un bras protecteur. La fillette court se nicher dans les jupons de Poussette. Mon min-adversaire est pris par le jeu, il me détrousse un sourire semi-denté et pousse un rire cristallin. Je leur fais celui du grand méchant, gras et tonitruant. Puis je m’accroupis et d’une voix niaise :
— C’est quoi ton prénom, mon poussin ?
— Erwen.
— C’est trop mignon ! Moi, c’est Guy.
Je lui tends la main, sous les yeux horrifiés de sa mère, que je devine être Brunette. Il vient à ma rencontre et la serre.
— Tu en as un beau pistolet, Erwen !
— C’est ma maman qui me l’a acheté ! Pour tuer les méchants !
— Ahhh ! Et tu en as tué beaucoup, des méchants ?
Il plisse ses lèvres d’une moue contrite, fait un signe de dénégation de la tête.
— Moi je sais pourquoi, Erwen. Je vais te dire : ton pistolet est même pas vrai…
— Si !
— Non… Mais le mien, si ! Tiens.
Je lui tends le Colt 45. C’en est trop pour Bambi, certainement traumatisée par l’assassinat de sa mère :
— Ça suffit ! À quoi tu joues ?
— On joue justement ! On s’amuse bien, pas vrai Erwen ?
— Oui !
— Viens là, je vais te montrer.
Grand Jean tente une sortie héroïque, vite rabroué par son cerbère :
— C’est bon, M’sieur Deloupe, je vais venir avec…
— Museau !
— Erwen, viens mon chéri. On va y aller, Monsieur…
Brunette a changé d’avis, mais moi aussi. De toute façon, Erwen n’écoute plus, captivé par l’engin de mort que je place dans sa main droite. Je lâche, le gamin ne s’attendait pas à un tel poids, son bras retombe le long de sa hanche.
— C’est lourd, hein ?
— Oui.
— Attends…
Je m’accroupis dans son dos, puis l’entourant de mes bras, je l’aide à redresser l’arme en visant Poussette au bord de l’apoplexie, puis corrige sa position.
— Voilà, c’est bien. Maintenant tu le tiens aussi avec la main gauche. Par en bas, comme ça.
Le gamin est concentré à bien faire, je saisis son bras et le place sur la crosse.
— Ça va ?
— Oui !
— On y est presque ! Maintenant tu écartes un peu les jambes, pour être bien stable.
Il s’exécute de belle manière.
— Bien ! Un vrai enfant soldat ! Qu’est-ce que t’en penses, Henri ?
Briac ne lâche pas Grand Jean, mais parvient à desserrer les mâchoires :
— Au poil, partenaire. Après ça, je lui apprends à trancher des roustons.
— Oui, Henri ! Je suis sûr que ça lui plaira ! Ok, Erwen. Maintenant tu n’as plus qu’à choisir un méchant !
Le gamin hésite, il a sûrement besoin d’un conseil avisé. Mon public retient son souffle. On est déjà sur la poussette, autant commencer par cette ignominie.
— Je vais t’aider. Le bébé ? Il nous casse les oreilles, à pleurer tout le temps, non ?
— Oui, mais c’est parce-que, il a faim, le bébé.
— Tu as raison Erwen.
C’est dommage, parce que ce chiard n’arrange rien à mon mal de crâne avec ses cris stridents. Poussette s’affaisse de soulagement, récupère son pleureur et le berce frénétiquement, sans résultat. Erwen a sa propre idée :
— Mon papa, il est méchant !
— Ton papa ? Pourquoi Erwen ?
— Il tape sur ma maman.
Mais son père n’est pas là, il va donc falloir trouver quelqu’un d’autre, sa mère, pourquoi pas ? En plus elle est juste à côté. Je le fais pivoter doucement sur l’infortunée Brunette, qui retient un sanglot :
— Peut-être qu’elle le mérite, non ? Parce qu’elle est méchante ?
— Non !
Bien sûr que non. Je ne résiste pas à une petite aparté :
— Ok, Erwen. Alors Henri ? Regarde ! Il est moche et il a l’air énervé ! Comme ton papa, je suis sûr !
— Je t’emmerde, Deloupe.
— Oui ! Il est méchant Henri !
— C’est vrai, mais j’en ai encore besoin. Choisis en un autre.
On avance doucement, Erwen est à point. Ma prochaine cible est toute trouvée. Je le fais pivoter en direction du bar :
— Aliénor ?
— Non !
— Pourquoi ?
— Parce que… elle est pas méchante !
Je m’engouffre dans cette nuance, qui peut faire toute la différence :
— Mais elle n’est pas gentille non plus… Elle te gronde des fois, mémé Alien ?
— Oui.
— J’en étais sûr ! Pourquoi ?
— Parce que, une fois, j’ai cassé un verre.
— Dis-moi exactement ce qu’elle a fait.
— Et bah, elle m’a mis au coin et maman a tout nettoyé.
— Et bah, écoute. Moi, je crois que mémé Alien est méchante. Je parie que Henri peut casser un verre sans aller au coin.
Briac s’exécute, faisant valdinguer la pinte de Grand Jean d’un revers de la main. Le verre explose au sol sous les cris étouffés de l’assemblée. La barmaid nous fusille d’un regard haineux mais ferme sa gueule.
— Tu vois ?
— Oui, mais…
Erwen commence à douter, je le sens dubitatif, dépassé par les enjeux.
— Le méchant Henri casse un verre exprès, et mémé Alien est encore plus méchante, parce qu’elle ne le punit même pas.
J’attends que ma logique tordue atteigne son esprit malléable.
— Tu es d’accord ?
Une longue hésitation, puis :
— Oui.
— Il est d’accord ! Maintenant, regarde. Quand on veut tuer un méchant, comme mémé Alien, on pousse le petit bouton, là.
Je relève le cran de sûreté. Alien risque un bel hématome, voire un œil crevé, le gamin devient fébrile :
— Tu vois, c’est rouge. Après tu vises bien, la tête c’est mieux, en plus elle est moche. Et puis… tu n’as plus qu’à appuyer là. Sur la détente.
De longues secondes s’égrènent. Chacun retient son souffle, même le nourrisson a fini par la boucler. Le pauvre Erwen comprend bien qu’il joue parmi mes jouets, il ne veut tuer personne. J’écourte d’un cri tonitruant :
— Bam !!
Aliénor sursaute en laissant s’échapper un croassement surpris, à mon grand contentement. Je reprends l’arme au gamin.
— On tuera mémé Alien une autre fois, Erwen. Allez ! Va retrouver ta maman.
Je le gratifie d’un ébouriffement, il ne se fait pas prier et court retrouver Brunette.
— T’as raison, Alien. On est bien ici, tous ensemble.
Elle a compris qu’elle n’aura plus la main :
— Ça suffit ! Qu’est-ce que tu veux ?
Je m’approche d’elle, me penche par-dessus le bar, jusqu’à contempler ses pattes d’oies. Elle ne bouge pas d’un iota.
— Ta bande d’allumés est presque complète. Manque plus que P’tite Pute. Léon, je m’en cogne.
— Et ensuite ?
— Ensuite, je renonce à vous claquez et vous jactez avec mon client. C’est un terrain neutre ici, c’est parfait.
Elle réfléchit, vite :
- Jean, appelle la.
Carton plein. Je les ai retournés, elle et Grand Jean. Je ne connais pas le but de Dom, mais Alien est certainement la cheftaine et prête à lui manger dans la main. Mes quinze mille m’attendent. Un an de SMIC net d’impôt. La partie, j’y suis revenu dans les grandes largeurs, malgré l’alcool, malgré les drogues, malgré moi. Mais je m’en fous. Je veux Gertrude pour moi tout seul.
— T’appelles personne, Grand Fou. Tu laisses ton téléphone à Henri et tu vas la chercher. Tu as vingt minutes.
— Mais je pourrai pas en vingt…
— Je t’accorde une demi-heure. Après ça, je donne des cours de roulette russe à Erwen.
— Ok, M’sieur De…
— Si je crève d'une crise cardiaque, si je saigne du pif, si un prout me reste en travers du calbute, Henri se charge du babysitting. Sa spécialité, c’est les couteaux.
— Ok, M’sieur De…
— Dégage !
C’est bien, on sait déjà qu’elle traîne dans les parages. Grand Jean vide les lieux en un claquement de porte, le silence retombe. Je l’observe qui court à son bolide et démarre en trombe. La place est déserte, totalement statique, l’air est gris et pesant. J’essuie mon front humide, retourne la pancarte sur la porte d’« ouvert » à « fermé », puis vais m’assoir au bar en cherchant comment nous extraire. L’ambiance est glaciale, même si la chaleur ne faiblit pas. Des mouches bourdonnent sur la bière qui s’évapore en odeur de ferment. Le chien s’est couché et observe la scène à la dérobée, les yeux mi-clos. J’ai du mal à faire retomber la pression devant Aliénor qui suinte de haine à mon encontre. Ça ne s’arrange pas quand elle ouvre son claque merde :
— Je lui avais dit que ça finirait mal. Mais cette fille n’en fait qu’à sa tête. Elle t’a sauvé, ingrat ! Elle a réussi l’impossible ! Si j’avais su qu’elle y arriverait, je…
— Te fatigue pas, grognasse. Je crois pas à ces conneries. Ferme la et sers nous à boire. C’est ta tournée. M’sieurs dames, faites-vous plaisir, c’est open bar !
Briac ne se fait pas prier :
- Une eau pétillante pour moi.
Ça encourage les autres, je commence à les avoir à ma botte :
- Un demi.
- Deux.
- Un Coca !
- Moi aussi !
- Un jus de pomme !
L’ambiance se détend quelque peu, les gosses recommencent à jouer entre eux, calmement, de nouveau indifférents au dramatique de la situation. Il y a toujours un bon cru local dans les petits rades de campagne. Je me roule une clope, choisis parmi les bouteilles ornant le mur derrière la mégère. Je reconnais une bouteille non étiquetée remplie d’un liquide brun : le lambic de Léon :
— Sers-moi du Léonard. Et laisse la bouteille.
Elle comprend, me tend la bouteille et un verre, sans rien dire, puis prépare le reste de la tournée.
— C’est quoi le deal avec Léon ? Alcool contre exorcisme ?
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, Deloupe.
Elle alpague Brunette, qui dorlote son fils :
— Nattie ? Tu m’aides, s’il te plait ?
Cette connasse se croit supérieure. Elle croit que tout lui est dû. Elle me fout la rage et je me laisse aller, j’ai trouvé ma stratégie de sortie. Je n’ai qu’à la pousser, juste un peu :
— Nattie est très bien où elle est, Alien. Alors tu bouges ton cul. Et tu passeras la serpillère après, ça daube la bière chaude et c’est dangereux pour les gosses.
Vas-y, salope. Sors-moi ta répartie cinglante :
— Je n’ai pas d’ordre à recevoir d’un sous-fifre. Et certainement pas d’une loque comme toi !
Je laisse monter une colère blanche. Je bois cul sec, fais claquer le 45 contre le bar. Elle reste immobile, me défie de son air méprisant. Briac met de l’eau à mon moulin :
— Calme, Deloupe !
Naturellement, je ne me calme pas, fais valdinguer mon tabouret, me redresse et la braque :
— Y’a un truc que t’as pas compris vieille bique ! C’est que j’en ai rien à foutre de rien !
— Deloupe !
Ça y est. Cette lueur fugitive dans ses yeux. Sa posture qui s’affaisse. La peur, enfin :
— Viens-là, connasse !
Elle pousse une sorte de bellement apeuré. Femmes et enfants sont terrorisés, mais la fin est proche. Briac se lève, il pose une main ferme sur mon épaule quand le canon du 45 épouse le front d’Aliénor :
— Putain, Deloupe, calme-toi !
Je fais volteface et le braque, il recule en tendant ses mains vers moi :
— On devait butter personne. Tu te souviens ?
— Nan, je me souviens pas, Henri. J’ai la mémoire qui flanche depuis que j’ai pris mon coup sur la gueule. Et des sautes d’humeur, aussi.
— Ok, vieux. Laisse au moins sortir les femmes et les gamins.
— C’est ça ! Barrez-vous avant que j’entame le ravalement de façade !
Il n’y a pas de bravade cette fois ci. En deux temps trois mouvements, il n’y a plus personne. Je me serais bien amusé un peu avec Alien, mais le temps presse. Nul doute que les donzelles vont ramener des renforts, probablement armés, voire appeler les flics.
— Vire-moi cette vieille conne, Henri. Avant que je lui explose la gueule.
— Ok, Deloupe. Tranquille, vieux !
Il saisit la femme sans ménagement puis disparait avec elle dans les parties privatives, sans qu’elle n’oppose la moindre résistance. Ne reste plus que le chien et le calme retrouvé. Je me remets un lambic, allume ma clope, flatte le poil gras de l’animal. Il me gratifie d’un gros coup de langue baveux puis se dirige vers la sortie. Briac revient.
— C’est bon ?
— Enfermée aux chiottes. Elle a rien capté…
Il avise la place.
— C’est dégagé.
On sort en compagnie du chien sous la chaleur accablante, nous hâtant vers le Tacot. Bien entendu, Briac attend des éclaircissements.
— C’est quoi ce bordel, Deloupe ? Ces conneries de Bambi, de crise cardiaque et d’exorcisme ?
— Tu crois au surnaturel, Briac ?
— Nan.
— Alors, tu ne veux pas avoir cette discussion. Et moi non plus.
Je le précède pour couper court mais il m’arrête, me retenant par l’épaule :
— T’es en train de péter une durite, vieux. J’aurais jamais dû te filer mon médoc. On avait qu’à sagement attendre Dom et la gonzesse, on avait gagné ! Alors on va l’avoir, cette discussion ! Pas plus tard que tout de suite !
Il a raison. Mes actions ne suivent aucune logique, j’ai largué les amarres, les plombs ont sauté, un par un. Il est en première ligne, il a le droit de savoir. J’hésite, ça fait longtemps que je n’ai pas sorti une vérité nue. J’inspire et me lance, les mots coulent d’un trait douloureux :
— Ok. Je… La vérité, c’est que la nuit où… J’avais pris un sale coup sur la gueule, je dégueulais du sang, j’avais des pertes de mémoire, j’étais en train de crever, bordel ! Et ces tarés m’ont trouvé et m’ont fait faire un trip mystique. J’ai vu des trucs, Briac… La fille m’a ramené. Et tout part en couille depuis ! J’ai des putains d’hallus, je parle à ce clébard, j’ai des dédoublements… Je veux pas y croire, mais bordel, ça semble si réel ! Je crois que cette petite garce provoque ça et je veux savoir pourquoi. Pour ça je dois la voir entre quatre yeux, pas assise peinarde à la table d’un bistrot. Je dois la choper chez elle.
J’en ai les larmes aux yeux, d’avoir vider mon sac. Je n’ose même pas regarder Briac, j’ai trop honte.
— Je comprends si tu veux t’arrêter là. Je le ferais à ta place. T’auras qu’à dire la vérité à Dom : que j’ai pété un câble. Mais moi, je dois aller jusqu’au bout, quitte à finir chez les cinglés.
Je risque un œil à la dérobée. Il m’observe, grave.
— Je crois pas un mot de toutes ces conneries. Mais j’y suis, j’y reste, je vais pas me débiner maintenant. Tu connais mes limites, Deloupe. Tout ce que je te demande, c’est de les respecter.
— J’ai jamais butté personne. C’est ça, ma limite.
— Ça nous laisse une sacré marge…
J’éponge mes yeux humides d’un revers de manche :
— Ouais… Merci, Briac.
— Pas de ça entre nous, Deloupe. Je peux pas te blairer.
— Moi non plus.
— Et je vais te dire autre chose : ça date pas d’aujourd’hui que t’es taré.
Je rigole tristement à sa pauvre vanne. On dirait deux beaufs de série B qui s’avouent leur amitié virile.
— Je t’emmerde. Cassons-nous avant que les bouseux débarquent.
Le chien s’assoit pour nous observer.
— Méfie-toi, camarade. À la première varice de mémé Alien, tu retournes sur le billard.
Une dernière caresse en guise d’adieu, il me plisse son sourire benêt. Nous montons dans le Tacot, Briac vérifie la balise.
— Ça sent le coin paumé, pour changer.
Ça sent surtout la fin, d’une manière ou d’une autre.
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