CHAP 3-5

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Le signal du traceur se perd à l’entrée d’un chemin en terre, qui court entre deux haies irrégulières d’arbustes sauvages. Je me gare en travers pour couper leur retraite, descends goulûment une grosse gorgée de ma piquette, snif droite/gauche pour remonter un peu. Briac ne dit rien. Nous descendons, aux aguets. Il boucle son ceinturon de schlass, je caresse la crosse de ma réplique pour me rassurer. Hormis la route et le chemin cabossé, nous ne voyons rien d’autre qu’une étendue chaotique d’herbes vigoureuses et de bois épars. À quelques mètres sur le chemin, une boîte aux lettres sur un piquet penché et branlant. Un nom dessus : « C. Lefloch ».

Il est temps d’appeler Dom. La ligne est mauvaise, une friture parasite la communication, due à l’orage, ou à autre chose, inenvisageable mais prégnant. Pour finir je lui envoie notre position par texto avec cette simple note : « On les a logés ».

Affirmer notre victoire serait prématuré : nous savons où ils se trouvent, mais sans savoir à quoi nous attendre. L’oppression me gagne, le sang bat à mes tempes, mon ouïe se réduit à mon souffle court par-dessus ma migraine. Nous progressons lentement sur une centaine de mètres, de part et d'autre du chemin, cernés des grands arbres craquant dans l’air lourd. Enfin nous l’apercevons, l’antre de la sorcière. Qui est exactement ce à quoi on pouvait s’attendre : une cahute en bois, plantée au milieu d’un terrain laissé à l’état sauvage. Aux limites de la parcelle, des vestiges de grillage rouillé ou délavé par le temps, maintenu par une haie de houx dont les branches passent au travers. À l’entrée du terrain, aucun portail. L’Audi de Grand Jean est garée en catastrophe derrière un utilitaire blanc.

Nous stoppons un instant pour embrasser la scène. Un frisson part du creux de ma nuque et s’étend à tout mon corps. Elle apparaît sur le seuil de sa porte, les mains dans les poches, flanquée d’un grand chien de berger blanc qui lui arrive à la taille. Elle est minuscule dans le décor, mais parfaitement au centre, comme si elle projetait vers nous une mer de nuages et un tapis d’herbes folles. Ses grands yeux nous toisent, neutres. J’ai de nouveau la sensation qu’elle me transperce et qu’elle voit au-delà de moi, loin, très loin. Une sueur salée imbibe mon corp tremblant, je passe un revers de manche sur mon front maculé. Je dégaine tandis que Briac passe une main derrière son dos, sur la garde d’un de ses couteaux de lancer. Je l’alpague d’une voix sans assurance :

— Retiens ton bestiau, Gertrude ! Sauf si vous êtes imperméables au plomb !

Elle répond tranquillement, indifférente à l’intrusion en cours. Sa voix porte jusqu’à moi, distincte malgré la distance :

— Je m’appelle Claire, Monsieur Deloupe. Et elle, c’est Louve. C’est une femelle.

Humanisation en vue de créer l’empathie : manipulation. Elle m’a soulé en une réplique.

— Gnagnagna ! Je m’en fous de ta vie ! Juste un peu plus que de celle de ton clébard !

Elle obtempère de quelques pas, jusqu’à un abri de jardin accolé au chalet. La chienne la suit d’une course gracieuse, dessinant un sourire le long de son museau allongé, entre en remuant une queue affectueuse. La fille l’enferme. Nous nous rapprochons, tendus. Elle est vêtue comme la veille, même jogging, même t-shirt, sauf qu’elle est pieds nus et ne porte aucun soutif. Je ne peux m’empêcher de loucher sur ses tétons et de me demander si sa culotte a subi le même traitement. La loi de l’attraction opère en instantané, mais je reste sur mes gardes. Briac semble indifférent à ses charmes :

— Alors c’est toi, la terreur du parc d’Armorique ?

Elle l’observe, le jaugeant telle une bête curieuse :

— Vous êtes ?

— À coup sûr, une mauvaise rencontre.

Il semble avoir toute son attention, elle le dévisage sous tous les angles, il soutient son regard inquisiteur :

— Vous êtes… deux âmes sœurs. Différentes et pourtant les mêmes, à bien des égards.

On s’observe avec Briac, partant d’un rire gras synchronisé qui fait un peu retomber la pression :

— Tu fais fausse route, gamine. On peut pas se blairer.

— Hmmm…

Je me rends compte qu’il manque la quantité négligeable mais encombrante de l’affaire. Cette garce fait diversion.

— Sors de là, Grande Folle ! Ou je transforme ta meuf en clafoutis !

— Nous ne sommes pas ensemble, Monsieur Deloupe.

— Tant mieux Gertrude, ça t’évitera une portée de trisos.

Le mastard s’encadre, mains en l’air, sur le seuil de la porte :

— Tirez pas, M’sieur De…

Briac s’élance, le foudroie d’un direct en pleine poire. Son nez craque, pisse le sang, il s’écroule sur le cul en poussant un râle de surprise. Briac entre à sa suite et le redresse d’une clef de bras, l’entraînant vers l’intérieur de la cahute. La fille observe la scène de son air éberlué, passe un coup de langue furtif sur ses lèvres, se retourne sur moi. Rien ne transpire dans son attitude, son regard ne tangue pas. Pour l’instant.

— Nous n’avons opposé aucune résistance. Cette violence n’est pas nécessaire.

— Nan, mais elle est totalement gratuite. Entre, Lefloch.

On les suit à l’intérieur, jusqu’à une petite cuisine. Briac dans ses œuvres : Grand Jean est propulsé sur une chaise, tente de se relever, se prend un crochet au menton avant d’être saisi par les cheveux et de se faire fracasser le crâne sur la table en bois mince. Quelque chose craque. Le bois, peut-être. Il ne bouge plus. Une flaque de sang grandit sous sa face inerte, perle sur ses genoux et le plancher. Gertrude reste stoïque, du moins en apparence. Briac la darde d’un regard mauvais :

— Ça, c’est pour avoir taillé mon collègue, morveuse.

— Ça lui a sauvé la vie.

— C’est ça ! Et moi, je vais sauver celle de ton pote en lui coupant les couilles !

Elle se tourne vers moi :

- Monsieur Deloupe, s’il vous plaît ?

Je hausse des épaules. C’est vrai que Grand Couillon n’est pas un mauvais bougre, il ne mérite certainement pas ça. Mais j’ai promis à Briac son petit défouloir.

— Briac attend ça depuis des heures. Je voudrais pas contrarier mon âme sœur : c’est mauvais pour le karma…

— Fais ce que t’as à faire avec ton amoureuse, Deloupe ! Je vais surveiller celui-ci.

— Ça marche, mec ! Garde juste ses couilles pour le chef, sinon ça va faire désordre.

Clin d’œil au-dessus de son sourire meurtrier :

— T’inquiète sœurette ! Je vais le soigner comme il faut.

J’offre une réplique de son expression à la petite garce :

— C’est un vrai pro, on peut avoir confiance.

— Qu’est-ce que vous voulez, Monsieur Deloupe ?

— Ma caméra, mon doigt, et la photo du boss. Ça serait un bon début.

Petit mordillement de lèvres, sa langue de chat qui les parcoure nerveusement :

— Ils sont… dans ma chambre.

Ses tétons qui pointent à travers son t-shirt, son joli minois qui n’en mène plus large, sans en avoir l’air. Un avenir qui s’annonce radieux. Je vais jouer au grand méchant loup et n’en faire qu’une bouchée. Elle me précède dans un couloir étroit, jusqu’à un escalier en colimaçon.

— Qu’est-ce qu’ils comptent faire, Monsieur Deloupe ?

— C’est pas « ils » c’est « nous ». Et laisse tomber le « Monsieur », Claire Lefloch, ça commence à me gaver. Fallait pas réveiller l’eau qui dort.

L’affubler de son patronyme lui donne une nouvelle épaisseur. Elle n’est plus une irruption brutale et dépenaillée dans mon quotidien décadent, mais une entité singulière, ce qui la rend d’autant plus bandante.

— C’est l’alcool qui coule à flot, Monsieur Deloupe. Par tous les pores de votre peau. Entre autres choses, si j’en juge par la taille de vos pupilles. Qu’est-ce que « vous » comptez faire ?

Whisky et drogues pèsent effectivement sur mes pas incertains et mes projets à court terme changent, inéluctablement. Une tension grandit alors que j’observe ses cheveux ondulant sur sa nuque fine. Et le reste que je devine sous ses vêtements. J’articule difficilement un mensonge raisonnable :

— Récupérer mon doigt et un bon paquet de biftons dans la foulée. Le « vous » s’arrête là et le reste, je m’en bas les couilles.

Mais mes couilles commencent à me préoccuper bien plus que ma bourse ; la confusion s’installe. Elle reste méditative quelques instants avant de me précèder dans les escaliers. Garder la tête froide. Ne pas penser aux possibilités offertes par la situation. Récupérer mon bien, oublier le reste avec une cuite au Lagavulin.

— Vous devriez connaître le « pourquoi », Monsieur Deloupe. Au point où nous en sommes.

Ma propre voix est lointaine, presque étrangère.

— Je t’ai dit que je m’en foutais.

Elle aussi s’en fout et continue :

— « Monsieur Patate », comme vous l’appelez…

Je lui colle mon 45 au creux de la nuque. Elle s’interrompt au beau milieu des marches.

- Vous ne tirerez pas, Monsieur Deloupe.

- Peut-être. Mais pense fort à ton pote en bas, Lefloch. Et boucle la. C’est moi qui pose les questions.

Elle capitule et monte l’escalier sans mot dire. Un couloir, une porte en bois qu’elle ouvre, elle me précède dans sa chambre. J’entre, flottant dans mon ivresse de pensées contradictoires. La pièce est étroite, directement sous le toit, je dois me pencher pour en franchir le pas. Un lit, un bureau, une penderie, quelques plantes qui grimpent le long du mur depuis une étagère ou posées sur le bureau. Presque un strict minimum. Elle marche jusqu’au bureau, au fond de la pièce, fait volte-face et reste à me fixer intensément, baignée d’une lueur blanche par un velux qui fait puits de lumière. Mon cœur tressaute aléatoirement, ma respiration s’emballe. Une pression sur mes tempes. La sueur sur mon front. Ma queue qui durcit. Cette fille, je la veux. Je me sens tanguer sous son regard mystérieux, mais mon envie est plus forte et je le soutiens de justesse. Elle mordille ses lèvres pincées, je retire mes lunettes, pour appuyer le rictus bestial qui retrousse mes lèvres. Un dialogue silencieux s’engage. Ce qui était dans mon taudis un embryon de vœu impur devient concret. Elle est dans une merde noire, elle m’excite, elle le sait. Elle est baisée, avant longtemps. Je rengaine le 45 d’un geste démesurément appliqué puis m’approche alors qu’elle est appuyée contre son bureau. Ses yeux clignent brièvement, premier signe que sa belle assurance est en train de flancher.

— Vous faites une crise, Monsieur Deloupe.

Si elle le dit. C’est sûrement ça. C’est vrai, ça remue depuis le fond de mes entrailles, ça hurle pour sortir. Mais cette fois je laisse la chose me gagner, doucement. Parce que cette chose, c’est moi. Et dans ma folie, je ne cherche plus aucune explication rationnelle :

— Comme à chaque fois qu’on est ensemble. C’est toi qui les provoques.

— Bien malgré moi, soyez en sûr. Votre expérience a réveillé des choses en vous. Laissez-moi vous guider…

Ma voix sort de la gorge, gutturale. Ça monte, plus puissant que les drogues. J’essaye d’avoir encore des paroles censées :

— Mon cul ! C’est toi dans mes visions ! À poil, dans cette putain de clairière ! Tu veux ma peau !

Timbre neutre. Constatation :

— C’est vous qui m’avez trouvée, Monsieur Deloupe.

Conneries ! Je sens qu’elle flanche, derrière son calme apparent, je ne la lâche pas.

— La vérité, Lefloch ! Qu’est-ce que tu veux ? Me rendre cinglé ? Je t’ai fait quoi, bordel ?

Son azur tente de me fourvoyer, je le sens, je le sais, même si elle tonne avec conviction :

— Je n’ai aucune mauvaise intention à votre égard, je vous l’assure ! À cet instant, je préfèrerais ne jamais vous avoir rencontré, soyez-en sûr !

Encore une explication vaseuse, un mensonge, une manipulation. Par-dessus l’excitation, la rage qui monte. Les deux qui s’entremêlent et explosent.

— Ferme ta gueule, Lefloch ! Tout ce qui en sort pu l’embrouille !

Elle tangue, vaguement.

— Vous avez besoin d’aide. Faites-moi confiance, je vous en conjure !

Elle fait sa sainte-Nitouche, mais je ne suis pas dupe.

— C’est ça, mère Theresa. J’ai vu ton œil maléfique. Je t’ai vue à travers !

Elle se décompose, enfin :

- Je… C’était pour effrayer Monsieur Prigent. Ça a marché avec vous et votre auriculaire. J’ai pensé que…

- Bien joué, dans ce cas ! Ça a tellement marché qu’il m’a envoyé à ton cul manu militari !

- Vous m’auriez retrouvée de toute façon, Monsieur De…

Je suis à sa hauteur, la domine de mon mètre quatre-vingt-dix, elle la boucle. Elle se tasse, mais ses yeux restent rivés aux miens. C’est la seule chose qui me maintienne encore. Elle est là, à portée, à quelques centimètres :

— Tu sais quoi, Claire Lefloch ? Je suis bien content d’être venu. Parce que t’as bien raison, c’est toi que je veux.

Elle tressaille sur cette finalité, maintenant les choses sont dites, même pour moi. Je me penche sur elle, la cerne de mes bras, les mains posées sur son bureau. Elle reste immobile, sa voix est blême :

— Contrôlez-vous, Monsieur Deloupe.

La bête à faim, je lui lâche du lest mais la tiens encore. Je me glisse dans le creux de sa nuque et la respire. C’est mignon, un snif de coke, à côté de cette effluve. Elle m’imprègne jusqu’au fond des tripes, c’est comme si elle faisait partie de moi, j’en frissonne de plaisir. Mouvement de recul mutuel, pas pour les mêmes raisons. Un geste furtif, je sens le canon du 45 plaqué contre mes abdos. Je redescends un peu. Exactement ce que j’attendais pour confondre cette roulure hypocrite :

— Tu comptes faire quoi, Lefloch ?

— Ne m’obligez pas à tirer ! Reculez !

Me reculer ? Ça serait un flingue plein de balles que j’en aurais rien à foutre. Cette odeur… Au contraire, je la sers encore plus. Elle ne respire plus :

— Ça, c’est autre chose que tes formules magiques, trésor. À cette distance, tu vas m’exploser le foie et tapisser tes murs de sang et de merde.

En attendant, ce qui m’explose la gueule, c’est son souffle, enrobé de paroles inutiles.

- Votre… Votre foie est au-dessus. C’est votre intestin que je vise. Ça n’en sera pas moins mortel. Reculez.

Elle ramène encore sa science dans un moment pareil. Mais le cœur n’y est plus. Ni sa voix, qui n'est plus qu’un filet mourant. Sa main tremble. Elle est acculée dans ses derniers retranchements.

— C’est ça, petit singe savant. Arrête de gagner du temps. Et prépare-toi à une suite torride.

— Je vous en prie ! Reculez… Je ne peux pas… vous faire de mal.

Tu sens tellement bon, Claire Lefloch. Mais tu es mauvaise, ça aussi je le sens. Je la sens, la merde. Je vais t’y confronter. Et ensuite, je me laisserai consumer. Je recule, juste assez pour plonger mes yeux fiévreux dans les siens. Elle vrille, prend une inspiration. J’ai gagné, elle va le faire. Mais elle s’affaisse.

— Je... je ne peux pas vous abattre. Vous ne comprenez rien de ce qui vous arrive.

Elle se redresse et dépose le flingue sur le bureau. J’en bouillonne de frustration et m’en détache un peu. Puis, tout en me défiant du regard, elle enlève son t-shirt d’un geste ample et la voici torse poil à me fusiller du regard.

— C’est tout ce qui vous intéresse, n'est-ce-pas ? Vous êtes indigne, Monsieur Deloupe ! Finissons-en.

Elle se dévoile totalement, droite dans le halo de lumière qui la nimbe. Je ne vois plus que cette silhouette offerte. Je la veux, comme jamais je n’ai voulu une femme. Et tandis que mon sang n’irrigue plus que ma queue en désertant tout le reste, je me sens emporté par la chose qui submerge toute pensée cohérente. Ma main se dirige vers son sein, elle s’offre à moi, je vais la prendre. Puis j’entends son cœur qui palpite trop rapidement : elle est terrifiée. J’ai un flash de la scène qui va suivre : mon corps sale sur le sien, je la culbute alors que son pote est retenu en otage au rez-de-chaussée. Un viol, impure et simple. Je prends une grosse mandale en provenance de ma conscience retrouvée. Je suis en apnée depuis des instants interminables, j’aspire l’air d’une goulée suffocante, ma main retombe juste quand j’allais la toucher. Je me réincarne complètement, écrasé sur cette limite que j’allais franchir, abasourdi de ne pouvoir tomber plus bas. Je tangue jusqu’au lit pour m’y assoir.

— T’es un vrai laideron, Lefloch. Tu ferais débander un pendu tout frais.

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