CHAP 3-6
6
La tension tombe d’un coup. Elle craque, pleure silencieusement, le visage enfoui entre ses petites mains, son corp soulevé par les sanglots. Je suis déchiré de la voir ainsi et d’en être la cause. Trop tard pour ça. Je respire puissamment pour reprendre mes esprits. Des larmes me montent aux yeux, mélange de honte et de soulagement. Je plonge ma trogne dans mes paumes à mon tour. Ses jumeaux me font de l’œil en persistance rétinienne.
— Bordel… Remballe le matos avant que je change d’avis.
Elle ramasse son t-shirt sans rien dire, je fuis son cul rebondi lorsqu’elle se penche pour le saisir. Elle l’a revêtu lorsque j’y retourne. Elle me jette un coup d’œil à la dérobée, barré d’une mèche de cheveux rebelle, pincement de lèvres, ça me travaille toujours, même son banal devient érotique. Elle m’interroge d’une voix étranglée, mais elle a déjà repris consistance :
— Et maintenant, Monsieur Deloupe ?
— Maintenant Claire, les choses vont reprendre leur cours tragique. Tu vas me rendre ce qui m’appartient et on va attendre Dom. Ensuite tu n’entendras plus jamais parler de moi. C’est la seule bonne nouvelle de la journée.
Elle marque une pause anxieuse :
— Ce n’est pas ce que je souhaite. J’ai une faveur à vous demander.
Cette démangeaison dans le creux de ma nuque, qui m’empêche de basculer définitivement. Notre face à face a été violent, elle s’est exposée, mais sait désormais que je serais incapable de lui faire du mal. Et la voilà qui me sollicite déjà, pensant m’avoir retourné comme une crêpe. Je ne vais pas démentir. Je suis groggy certes, mais pas KO. Ma parano revient et je ne perds rien à la laisser venir. Je m’affaisse en poussant un gros soupir, nouveau round :
— J’ai peut-être deux trois trucs à me faire pardonner… Qu’est-ce que tu veux, morveuse ?
Elle me jauge quelques instants :
— Vous conserverez votre neutralité. Vous serez juste… Une sorte d’assurance.
Elle ressemble à une petite biche perdue au milieu des loups. Si jeune, si fragile, si pure. Mais elle y ressemble juste. Elle est bien au-dessus des loups. Elle est la lune après laquelle ils hurlent. Celle qu’ils tentent d’attraper sans jamais l’atteindre. Et je prends conscience que ma crise, comme elle l’appelle, me travaille toujours. Je la sens qui s’enracine au plus profond, au cœur de la chose nichée au fond de mes entrailles. Mais je ne suis pas un putain de loup, bordel. Je suis bien moins que ça, je n’ai jamais eu l’ambition de décrocher la lune. Elle m’a rendu faible, mon pragmatisme dévie de mon instinct de conservation. Il sera toujours temps de changer d’avis mais pour l’heure, je vais prendre le risque de défier la meute pour les beaux yeux de cette jouvencelle, dont je n’ai rien d’autre à attendre que des emmerdes :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Elle se lève pour se rendre à sa penderie, qu’elle ouvre en grand.
— Venez, Monsieur Deloupe.
Maintenant elle me donne un ordre… auquel j’obéis. Elle balance ses vêtements sur son lit — de vrais « tue l’amour » — enlève le compartiment du dessus, puis exerce une pression quelque part et fait coulisser le panneau du fond, révélant un petit renfoncement derrière l’armoire. Un gros coffre rectangulaire nappé d’un drap noir se révèle dans la pénombre, plaqué contre un mur recouvert de pendentifs et de figures ésotériques. Sa cape est pendue sur un côté. Sur le coffre qui fait guise d’autel : son poignard, différents ustensiles de tambouille magique et deux antiques grimoires à reliures anciennes. Il est surélevé d’une étagère en bois, sur laquelle repose différents bocaux dont je ne distingue pas le contenu. Et la photo de Dom. Nouveau frisson doublé d'un flash-back « C’était pour effrayer Monsieur Prigent ». Si c’était vraiment le cas, autant la ranger dans un tiroir de son bureau. Je n’arrive toujours pas à la cerner, ne trouve pas le curseur entre la ‘Sainte Illuminée’ et la ‘Succube Machiavélique’. Lui parler de cette photo reviendrait à exposer mes doutes. Mais je dois savoir, d’une autre manière.
— Dis-moi Lefloch, comment t’as su qu’on arrivait, tout à l’heure ?
Sa réponse découle de la logique pure :
— Je vous ai aperçu par la fenêtre, bien évidemment.
Bien évidemment. Comme si ma question était triviale. Ce petit ton presque méprisant, ça me hérisse le poil. Le jour où je trouve ça sexy, je suis foutu :
— Ça a pas eu l’air de te surprendre.
— Je connais votre nature, Monsieur Deloupe. C’était inéluctable. Mais vous avez fait plus vite que je ne m’y attendais, je dois bien l’admettre.
C’est ça morveuse. Et tu as bien précipité les choses en mettant la pression sur Dom. De nouveau cette sensation de me faire niquer dans les grandes largeurs. Elle se retourne, pour elle la formalité est réglée. Un petit grippage dans une mécanique bien huilée :
— C’est bon ?
— Sûr…
Nan. Je ne suis pas plus avancé. Elle hésite, m’évalue quelques instants de plus, langue sur lèvres. Puis elle me tend les deux grimoires.
— Je place toute ma confiance en vous, je n’ai pas le choix. Je veux que vous les gardiez.
Je m’en saisis délicatement, investi de ma mission divine. J’observe la couverture du premier, en vieux cuir noir parfaitement conservé, une croix celtique en dorure recouvre la page. Le second est en cuir vert, la dorure représente un arbre de vie dont les branches et les racines se rejoignent pour former un cercle.
— Vous permettez ? Vous allez comprendre.
Elle me reprend le second, tendue d’anxiété. Elle le parcourt rapidement puis fait pivoter l’ouvrage à ma vue. Un plan de cannabis dessiné, différentes légendes, des cartes, des coordonnées.
— C’est ce que cherchent Monsieur Prigent. Ma médecine n’a rien de récréative et je refuse de collaborer avec eux.
— Bordel, Lefloch !
Ça parait énorme, mais Dom a les dents longues. Ça fait longtemps qu’il a franchi les marges de la légalité. Et moi avec. De détective à trafiquant de drogue, j’ai passé le pas sans même le savoir. Et c’est un bien grand pas… S’il apprend que je suis au courant, j’entamerai une nouvelle carrière ou finirai immergé dans une crique coste-armoricaine. Être simple consommateur me suffit amplement : j’ai toujours aussi peu envie d’en savoir plus et ne lui pose aucune question. Un petit blanc et elle continue :
— Ce n’est pas tout, Monsieur Deloupe. Certaines plantes, si elles sont bien préparées, ouvrent des pans de consciences et de perceptions différentes. Ce sont des clefs, qui permettent de manier des énergies et gagner l’aide des esprits, c’est la base de ma médecine. Appelez nous shamans, brujas, marabouts, sorciers, druides. Les croyances et les pratiques diffèrent, mais pour le même résultat. Ce que vous appelez la magie est une science, basée sur l’utilisation des plantes et la communion avec les esprits.
— Bordel, Lefloch !
— Je travaille sur mon environnement. Toutes les plantes que j’utilise, les mélanges, les effets qu’ils produisent, les endroits où je plante, ceux où je récolte : tout est inscrit dans ce grimoire. Dans l’autre, se trouvent les rituels d’incantation.
J’oublie vite son discours mystico-pouet-pouet pour retenir l’essentiel : ce qu’elle me confie, c’est le paradis du junkie, le guide du routard du foncedé. Un nouveau plan se dessine dans mon cerveau malade, une grosse enculade, une retraite anticipée et bien méritée. Je vais tous les griller sur la corde. Elle se charge de me refroidir.
— Tout est crypté, bien évidemment. Mais si vos amis mettent la main dessus, avec le temps ils le décoderont.
— Et tu ne leur seras plus utile…
C’est le problème de la morale et des idéaux : ils nous obligent à obéir à des codes qui nous rendent prévisibles. Des hommes comme Dom et moi n’en avons aucun, elle n’a aucune chance. Je n’ai même pas à lui gauler son bouquin, juste à faire des scans. Pour le déchiffrer, je trouverai bien quelqu’un. Je suis presque en train de baver dessus, elle doit s’en rendre compte.
— Monsieur Deloupe… Je vous en conjure, comme j’ai conjuré les esprits qui m’ont aidée à vous sauver.
Elle avance d’un pas, entre dans ma zone d’intimité, je suis de nouveau démuni, coincé quelque part entre l’appréhension et l’envie. Elle s’étire, on va se galocher, mais non, elle pose sa paume au milieu de mon front pour réciter, solennelle :
— J’en appelle à l’âme.
Sa main redescend, elle s’arrête top tôt, sur mon ventre. La chose à l’intérieur ronronne d’un gargouillement d’aise, apprivoisée :
— J’en appelle à l’animal.
Enfin elle remonte sur mon torse, me fait chavirer d’une œillade tout en y apposant sa main :
— J’en appelle à l’homme.
Ça y est, je suis intronisé Camé Cosmique ! C’est beau, putain, je vais chialer ! Le plafond va disparaitre, le ciel se fendre au son de chœurs célestes, un rayon de lumière divine va m’irradier, je vais chier du shit, pisser de la bière, dégueuler du champi hallucinogène, mon moignon va projeter des seringues de fixes… Elle va se blottir contre mon torse protecteur en poussant un petit gémissement langoureux et…
— Monsieur Deloupe !
Elle s’est dérobée, sérieuse :
— Ces grimoires sont mon seul héritage. Un savoir qui se transmet de mère en fille depuis sept générations. Prenez en soin. Vous n’êtes pas mauvais, comme vous prétendez l’être, j’ai vu votre âme, je connais votre...
— Bordel, Lefloch ! Si tu termines cette phrase, je m’en fais du PQ de tes torchons ! T’as ton chien de garde ! C’est bon ?
C’est vrai que ma parole ne vaut pas grand-chose, mais pour l’instant, je ne vois aucune raison de ne pas la tenir. Le marché n’implique pas les duplicatas.
— Oui. Merci, du fond du cœur.
Je préférais avoir son cul, mais on verra plus tard.
— Revenons à nos moutons. Rends-moi mes affaires.
— Bien entendu.
Elle attrape la photo de Dom, qui nous adresse un sourire plein de dents. Elle est déchirée en deux, le maire a disparu et je plains l’infortuné chef des briochins, mais là n’est pas mon problème. Je m’en saisis mine de rien.
— Pour votre doigt, Monsieur Deloupe…
Elle marque une pause, je sens venir la feinte.
— Je dois encore le purifier. Et pour cela je dois attendre la bonne conjoncture.
— T’as qu’à me dire quoi faire, je m’en chargerai.
Elle a une petite mine offusquée qui me hérisse le poil.
— On pourrait vous expliquer les principes de la chirurgie laser, Monsieur Deloupe, que vous seriez bien incapable de les mettre en pratique.
Quelle évidence que je suis un beauf ignare ! J’ai une grosse envie de grosse mandale, ça lui rappellerait peut-être qu’elle est bien peu de chose. Mais je résiste sans mal, abîmer son minois délicieux n’est plus à l’ordre du jour.
— On verra ça, quand tu viendras récupérer tes bouquins.
Elle n’insiste pas et me tend un bocal. J’ai un frisson de répulsion, une violente douleur à mon extrémité réduite. La phalange, cousue au niveau de la chaire, a gonflé et noirci. La peau est craquelée de nervures saillantes, comme un boudin prêt à exploser. Elle repose dans du gros sel imbibé de sang noir.
— Je vous le rends mais vous mets en garde : si vous ouvrez ce pot ou s’il se brise…
J’hésite à le lui laisser, je suis incapable de saisir cette merde. Mais je ne sais toujours pas à quoi m’en tenir de toutes ces conneries mystiques. Dans le doute, confiance zéro :
— Mets… mets ça dans un sac. C’est dégueulasse ! T’es une vraie tordue, Lefloch, de faire des trucs pareils !
Elle me rembarre tout en faisant disparaitre la chose hors de ma vue.
— Ce que j’ai accompli cette nuit-là est sans précédent. Je ne demande aucune gratitude de votre part, Monsieur Deloupe, car vous n’êtes pas en mesure de l’appréhender. J’exige juste un minimum de respect.
Elle me tend sèchement l’immondice dans un sac en plastique, d’un regard sévère qui m’ôte toute velléité de provocation. Elle fait coulisser le panneau, retourne à son bureau, sort ma caméra d’un tiroir qu’elle me tend avec mon faux flingue. Elle a repris les commandes tout naturellement :
— Je rangerai mes vêtements plus tard.
Ça irait plus vite de les cramer...
— Maintenant retournons en bas. Ce que j’ai lu dans les yeux de votre ami ne m’a pas plu.
— C’est pas mon pote, je peux pas le…
Je m’interromps, mue d’une sourde appréhension. Ça fait bien une vingtaine de minutes que je fais mes affaires avec la greluche sans qu’il ne s’en inquiète. Je la précède hors de la chambre, dévale les escaliers, franchis le couloir qui débouche sur la cuisine et me fige sur le seuil, pétrifié d’horreur.
— Bordel, Briac !
Mon binôme s’est fait plaisir. Les mains de Grand Jean sont clouées à la table par ses poignards, enfoncés jusqu’à la garde. Briac balance une grosse taloche pour le maintenir éveillé, une gerbe de sang est projetée dans les airs. En pure perte, le colosse redresse à demi les paupières en un râle vague, avant qu’elles ne retombent sur ses yeux boursoufflés. Son visage est lacéré, des morceaux de peau pendent de ses joues sur son menton. Le sang a giclé partout sur les murs et coulé en grosses flaques sur le plancher. Je sens Claire qui arrive dans mon dos. Briac se retourne, le visage déformé d’un contentement sadique halluciné.
— Cessez donc ce carnage, Monsieur Briac !
Une lueur de compréhension dans son regard, son sourire sauvage se transforme en hébétude. Il est de retour, peut-être trop tard.
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