CHAP 3-7
7
Le ciel craque enfin, timidement, sur le jour qui s’amenuise. Mais c’est loin, une vague promesse de fraîcheur dont on n’attend pas grand-chose. Je suis en pleine descente, affalé au fond de ma chaise à suer sang et larmes. La migraine et les effets de l’alcool commencent à se faire sentir, pesants à mesure que le speed retombe. Briac s’est fait tout petit, recroquevillé en bout de table, les mains jointes sous le menton pour avoir l’air de réfléchir. Lui aussi encaisse durement les effets de la retombée et se trouve penaud de ses méfaits. Claire passe vivement d’un coin à un autre de la pièce, au chevet de Grand Jean qui gémit, dans le coltard. J’ai beau avoir envie de la claquer dès qu’elle ouvre la bouche, elle a beau être trop jeune et totalement tarée ; sa simple présence est une véritable épreuve : je commence à l’avoir sérieusement dans la peau. Je l’observe se concentrer pour recoller un lambeau de joue, puis passer délicatement de son onguent. Ça me fait bien chier de l’admettre, mais je suis jaloux de ses attentions à l’égard de ce pauvre Jean.
— Bordel, Lefloch ! Sers-moi donc un alcool maison, je suis en train de m’évaporer !
J’espérais au moins un regard, mais elle reste sur la face martyrisée du mastard :
— J’ai autre chose à faire que d’alimenter vos vices, Monsieur Deloupe. Dû à votre ami tortionnaire et au temps perdu à repousser vos assauts lubriques. J’ajouterai que l’alcool ne désaltère pas.
Malgré son ton placide, je décèle qu’elle est colère, preuve que je commence à la cerner. On dirait deux nigauds, allumés par leur matrone un lendemain de cuite. C’est vrai qu’on a fait fort, tous les deux. Je tente de concentrer sa morgue sur Briac :
— Tu l’as dit toi-même, ma belle : j’ai chopé une grave maladie mystique. Et Briac, c’est pas mon pote, je peux pas le blairer.
Il est sur la défensive, il se justifie comme il le peut :
— Allez-vous faire mettre ! J’ai évité les nerfs et les points vitaux. Il sera sur pieds en quelques semaines. On va pas en chier une pendule.
— Si vous le dites. Servez-vous donc, Monsieur Deloupe. C’est dans l’étagère, là.
Na ! Elle m’indique une direction trop douloureuse à suivre. Pivoter la nuque fait tournoyer la pièce, je me sens au bord de tomber dans les vapes. Je supplie mon comparse d’une voix agonisante :
— Briac, s’te plait. T’es en meilleur condition physique que moi.
— Qui ne l’est pas ?
Grand Jean par exemple. J’allais le lui notifier, mais il se redresse à grand peine, marquant une pause pour se masser les tempes. Tant mieux, j’avais la bouche pâteuse.
— De toute façon, j’ai besoin d’un café. Avec ta permission, gamine.
— Si j’avais voix au chapitre, Monsieur Briac, bien entendu, vous seriez dehors. Tous les deux.
— Hé, mais j’ai rien fais là !
— Putain, Deloupe ! C’est les rosbifs qui débarquent ou tu l’as mal baisée ?
Simple et efficace, d’une pierre deux coups, je ne trouve rien à redire, mais l’effort de créativité semble l’exténuer. Il se traîne jusqu’au plan de travail, les yeux plissés par la douleur crânienne, en pestant :
— Sa race... Où j’ai mis ces putains de pilules rouges ?
— Nous ne sommes pas ensemble, Monsieur Briac. Et puisque vous y êtes, vous serez gentil de me faire chauffer de l’eau dans cette marmite, là.
Grognasse. Qu’on la traite de garce frigide la laisse de marbre, mais qu’on l’imagine à copuler avec moi lui hérisse le poil.
— Tu sais, Lefloch, la baise c’est comme la tise : un p’tit coup n’a jamais fait de mal à personne. Tu devrais méditer là-dessus, parce que finalement, tu m’as l’air bien coincée du cul.
Elle m’ignore ou médite, qui sait. J’ai une vague conscience de Briac qui se démène mollement à faire chauffer de l’eau et lancer sa cafetière, tout pressé de réparer ses torts. Avant de disparaître de mon champ de vision, quelque part derrière moi.
— Monsieur Briac, j’ai besoin de mandragore. C’est dans le même coin que l’alcool, dans l’un des pots, c’est inscrit sur l’étiquette.
Je l’entends racler des objets, l’eau frémit, la cafetière chuinte, Grand Jean pousse un râle, ma tête va imploser. Et Briac en rajoute une couche :
— Putain, on t’apprend pas à écrire au collège ? Je comprends rien à tes pattes de mouche.
— Ramenez tous, ça m’évitera plusieurs déplacements.
Quant à moi, j’ai choisi mon camp :
— Dis plutôt que tu sais pas lire, espèce de demeuré. Son écriture est sublime, comme elle.
— Je t’emmerde, Deloupe. Et dit à ton gravats prépubère que je suis pas sa boniche.
— Ok, mec ! Oublie pas la tise.
Briac s’exécute, revient avec une demi-douzaine de gros pots qu’il entoure de ses bras musclés en les plaquant contre son torse et une bouteille de 33 centilitres, que j’identifie avec espoir comme étant de la bière. Dès qu’il faut se la raconter à gonfler des pecs, cet enfoiré répond toujours présent. Il dépose le tout sur le plan de travail, de nouveau managé par Claire :
— Merci d’allumer les bougies, il commence à faire sombre.
— Putain, je suis pas payé pour ça !
— La séquestration et la torture n’entre pas dans vos prérogatives, à ce que je sache, Monsieur Briac. Pourtant vous vous en êtes donnés à cœur joie.
Sûr qu’elle est vénère. Je suis bien content d’échapper à sa vindicte et balance un tir préventif sur Briac :
— Bam ! Elle t’a fumé mec ! Bien joué, ma belle !
— Les agressions sexuelles n’entrent pas dans les vôtres, Monsieur Deloupe.
Comme quoi on a rien à gagner à faire le lèche cul. Mais je ne peux pas accepter ce vilain mot :
— Tu t’es foutue torse poil devant moi, Lefloch ! Tu m’as allumé ! Je suis héroïque d’avoir résisté à te peloter les nichons ! Et je suis traumatisé par mon voyage au Walhalla, bordel !
— Aux frontières du Sidh.
— Ouais, ouais…
Briac ne se fatigue plus à batailler, embrouillé par le pourquoi du comment de ce charabia mystique. Il allume les bougies sur le plan de travail et revient enfin avec ma bière qu’il fait claquer sur la table en provoquant de nouveaux élancements. À dessein, j’en suis sûr.
— Yec’hed mat, Monsieur Pointeur Pédophile.
Ça y est, je suis exposé, je les ai tous les deux sur le râble :
— Je t’emmerde Briac. Vu ta passion des gros couteaux, je m’étonnerais pas de te trouver à te faire enculer dans les dunes de Lannion, comme la fiotte que j’y ai logée en 2011 !
— Va chier connard. Je vais te défoncer la gueule, comme le vieux pervers qui montrait sa queue aux maternelles de Morlaix, en 2009 !
— Psycho pédé !
— Micropénis ! C’est pour ça que t’aimes les fentes serrées !
Il est en forme l’enfoiré. Sa petite séance l’a remonté à bloc. Ma promise vole à mon secours, mais je suis un dommage collatéral :
— Vous avez une vie passionnante, tous les deux. Maintenant, je souhaiterais avoir du calme, s’il vous plait.
La garce. Elle me rend toute chose, la motivation n’y est plus, je décide de fermer ma gueule. Mais Briac est un aventurier de descente de trip.
— Je vais finir par t’appeler « Bébé Alien ». À croire que t’es la fille cachée de cette marâtre.
— Ma mère est morte en me mettant au monde. Vous pouvez vous rasseoir, Monsieur Briac : votre café est prêt, vous prenez de la place et je n’ai plus besoin de vous.
Sympa l’ambiance. Ça laisse un blanc, forcément. Briac revient s’asseoir en catimini, munit d’un mug et d’une cafetière remplie à ras bord. Le ciel explose de nouveau, quelque part dans une galaxie lointaine. La pluie ne s’est jamais fait autant désirer.
— De mémoire de parigot, j’ai jamais enduré une telle chaleur en Bretagne.
— C’est le dérèglement climatique, vieux. La planète qui part en couille.
Quand on en vient à parler météo, c’est qu’on va atteindre un sacré pic d’ennui. Je sirote ma bière chaude et m’allume une clope à la désapprobation générale. Je les emmerde, c’est encore moi le chef, même si je suis bien pressé de passer le flambeau. C’est long, bordel ! La fatigue s’abat comme une chape de plomb. Je décide de laisser passer en somnolant quelque peu, surveillant en coin la fille, qui continue de s’agiter autour de nous. Briac a repris sa pose du « gars qui se remet en question », mais je sais que comme moi il n’attend qu’une chose : Dom et ses enveloppes garnies de biftons, qu’on puisse rentrer chacun chez soi.
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