CHAP 3-8

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Le jour est presque mort sans qu’on s’en soit rendu compte. La pièce est informe, entre chien et loup. Je ne distingue vaguement Claire, de dos, qui jongle habilement entre différents ingrédients qu’elle pèse sur une petite balance, puis jette par pincées dans la marmite, dont le contenu n’en finit plus de bouillir. Les ombres vacillent autour d’elle, à la lueur des bougies qui se meuvent en ballet hypnotique. Elle coupe le feu sous le récipient, plonge une grosse louche à l’intérieur, qu’elle reverse dans un bol. Puis elle reste là, penchée au-dessus. Les ombres courent toujours, les flammes se tendent dans sa direction. J’entends quelque chose. Un chuchotement diffus, quelque part dans la pièce. J’observe Briac, sa position ne trahit aucune alerte. Encore une hallucination, pourtant bien vivace, au point que le son s’amplifie, se multiplie même, partout dans la cuisine, en un chœur de litanies étranges. J’ai une remontée d’adrénaline, une démangeaison vicieuse dans le haut du dos. Puis je vois, enfin, trop tard : les bougies disposées aux quatre coins du plan de travail. Le foyer de la gazinière, au milieu. Le bol. La marmite. Les ombres qui dansent avec elle. Son visage qui tombe sur son torse, puis se redresse vers le plafond.

— Bordel, Lefloch !

Briac sursaute, confus. Elle se retourne, je ne vois que sa silhouette noyée dans la fin du jour. Les ombres semblent se retirer, ne forment plus que des halos presque rigides au-dessus du plan de travail. Les voix se sont tues, elle m’observe. Je suis incapable de prononcer le moindre mot, tétanisé par un frisson d’avertissement, nous ne bougeons plus. Son regard est révélé fugacement par une bougie, lointain de nouveau. C’est elle que je vois à présent, celle de mes visions. Une terreur sourde grandit et je suis cloué sur place. Briac réagit :

— Mets-nous la lumière, gamine. On y voit comme dans le cul d’un cheval.

— Bien sûr, Monsieur Briac.

Elle se meut, trop loin pour lui, qui sort de sa léthargie. Mais la lumière est, un vieil abat-jour s’anime en clignotant au-dessus de nous, agressif pour moi qui suis habitué à la pénombre. Grand Jean est blafard, tout en nuances de jaune, vert, et mauve cramoisis ; sa poitrine se soulève par intermittence, comme un poisson agonisant hors de l’eau. Claire ne bouge pas. Une main dans une poche, son bol fumant dans l’autre, le regard ailleurs, la voix sans timbre :

— Je me suis fait une tisane. Vous en voulez ?

Pose ce bol ! J’ai envie de le hurler, ça me reste coincé dans la glotte. Elle le porte à sa bouche et bois, il est trop tard. Briac ne voit rien, ne comprend pas :

— Ça ira. Viens donc poser un cul. La journée a été longue pour tout le monde, et la tienne est pas terminée.

Je ne peux rien faire d’autre que de suivre sa marche mécanique jusqu’à la chaise, en face de moi. Elle m’observe sans expression, alors que ses yeux prennent une teinte plus sombre. Sensation de claustrophobie. Cri de SOS, un murmure franchit le seuil de mes lèvres, alors qu’elle porte de nouveau son bol aux siennes :

— Bri… ac…

— Putain, tu nous refais une crise d’angoisse ! Respire !

L’emprise se desserre juste quand j’allais suffoquer. Je halète, aspirant l’air chaud et humide. C’était juste un avertissement. Ou une mise en bouche.

— Tu devrais prendre de sa tisane vieux, ça te détendrait sûrement.

L’idée me dégoûte, je sens la bière et le whisky remonter, acides, dans ma gorge. Je dégaine mon 45, fébrile :

— Fais pas ça… Lefloch !

— Il a raison, Monsieur Deloupe. Vous faites une nouvelle crise.

Je ne sais plus, je deviens dingue. Mais il manque quelque chose dans sa voix. Quelque chose d’humain. À cet instant, si mon flingue avais été un vrai, je aurais pressé la détente.

— Putain ! Range ça ! Tu pètes un câble !

— Tu ne sais pas, Briac, de quoi cette garce est capable !

Il tente de me raisonner de la pire des manières :

— Range-moi ce jouet, putain ! Tout ce que tu vas faire avec, c’est l’éborgner !

L’enfoiré… Il me crame mon arme de dissuasion massive, peut-être le dernier rempart à mon exécution. Mais elle se contente de recroqueviller un coin de lèvre, peut être un sourire, puis de réagir d’une voix atone, comme si elle avait lu mes pensées :

— Ça n’a plus d’importance. Vos amis ne devraient plus tarder.

— Ouais, c’est une fourbasse de première. L’« Entourloupe », on l’appelle.

Putain de surnom, galvaudé à l’heure actuelle. La plus grande mystificatrice, c’est cette petite pute démoniaque. Non. Ils ont raison. Je dois retrouver mes moyens, encore des d’hallucinations. C’est juste que cette greluche me fait chavirer d’un extrême à l’autre. Qu’il faille du temps pour me remettre de ce que j’ai subi, peut-être même d’une bonne cure de désintox. Mais pourquoi mon alerte sonne toujours ? J’ose sur elle un œil supplicié. Elle me regarde toujours sans me voir, son regard est mort. Son teint pâle devient cireux, elle s’éteint sous mes yeux incrédules, on dirait une mauvaise copie du musée Grévin. Briac renifle une couille dans le potage :

— Putain gamine, t’as pas l’air au top.

Elle ne répond pas, désincarnée. Briac se lève pour se rapprocher d’elle. La greluche bascule et tombe comme une masse sur le sol.

— Oh ! Lefloch ?

Claquement de doigt sous ses yeux, sans effet. Il laisse sa main à hauteur de sa bouche, pour sentir son souffle, se décompose à mesure que les secondes s'égrainent. Il se précipite vers la marmite, la saisit pour observer son contenu, le hume. Les bougies s’éteignent, balayées d’un souffle.

— Putain !

Il a un sursaut de répulsion, lâche le récipient qui s’écrase au sol, un liquide noirâtre et visqueux se répand.

— Merde, Deloupe ! Elle s’est suicidée !

Je bascule à l’autre extrême, me précipite sur elle au ralenti. Quelque chose sort de ma bouche, un cri déformé par le désespoir, quand je soulève son corps lâche pour l’enserrer. Le son se prolonge en se mêlant aux larmes. Je la plaque contre moi, la secoue pour la réveiller. Rien ne se produit, elle se balance entre mes bras, désarticulée. Sa tête imprime des mouvements violents et sans retenue tandis que son regard reste grand ouvert sur le néant. Briac me saisit sous les aisselles, me dégage sans ménagement, je glisse sur une flaque de sang, amortis la chute par réflexe, ma main gauche se réveille, je la sens à peine. Mon partenaire plonge ses doigts dans sa bouche sans qu’il ne se passe rien. Les yeux de Claire, à cet instant, sont plantés dans les miens, remplis d’un noir d’encre, accusateurs par leur absence. Tout est ma faute, je n’ai rien vu. Il la couche sur le dos, marque des impulsions régulières sur sa poitrine en massage frénétique. Il gueule lui aussi, mais je ne l’entends pas. Je m’écroule, le corps secoué de sanglots d’impuissance. La vision devient insupportable, inenvisageable, je m’en détourne.

— On l’a tuée, Deloupe ! On l’a tuée !

Cette vérité est impossible à entendre, je plaque mes mains sur mes oreilles et ferme les yeux, je ne suis pas là, ça ne peut pas arriver, ça n’arrive pas. Quand je les rouvrirai, je serai simplement ailleurs. Je le fais, lentement, sans rien distinguer d’autre que les ténèbres. Je touche le sol, poisseux de sang, je suis toujours là. Une respiration haletante, proche.

— Briac ?

— Les plombs ont dû sauter.

Je sens quelque chose, une présence dans la pièce. Briac aussi, il retient son souffle. Un éclair perce l’obscurité. Une silhouette massive dans le couloir. Le tonnerre gronde, proche, roule alors que nous attendons, tous les sens en alerte. La lumière revient en grésillant, pour finir par nous éclairer pour de bon.

Jérôme observe la scène de son œil inexpressif, depuis l’entrée de la cuisine, la main sur son holster. Briac détache la sienne de son ceinturon et se redresse. Personne ne dit rien, le tonnerre retentit une nouvelle fois. Jer s’efface en entrant dans la pièce, sa veste en tweed retombe sur son arme. Il reste silencieux, certainement complexé par la voix de fausset qui jure avec sa carrure d’armoire à glace. Personne n’aurait pourtant l’idée de se foutre de sa gueule : il émane de toute sa personne quelque chose de malsain. Dom apparait à sa suite et contemple la scène de longues secondes. Je me redresse, empreint d’une colère froide. C’est lui qui a commandité cette folie. Ma voix déraille en trémolos :

— Qu’est-ce que vous avez foutu, bordel ! Ça fait des heures qu’on vous attend !

— Pas de signal dans ce trou à rat. On a tourné, Guy. Jusqu’à apercevoir ta voiture.

Il fait un petit geste pour englober la pièce maculée de sang, les chaises et la marmite renversées, Grand Jean qui comate toujours. Le cadavre au sol.

— Vous m’expliquez ?

Briac va à l’essentiel, dur :

— La fille est morte, Dom. Elle s’est suicidée.

Dom reste impassible. Il se dirige vers le corp, les traits crispés, s’accroupit pour saisir le poignet mince entre son pousse et son index, à la recherche d’un pouls.

— C’est un fiasco. Je vais vous payer et vous allez disparaitre, tous les deux. Je vais vous griller en Bretagne, en France, partout dans le monde. Je ne veux plus jamais entendre parler de vous : vous n’êtes que des chiens enragés, hors de tout contrôle.

On ne dit rien, avec Briac. Sûr qu’il va entendre parler de nous, vu le bordel qu’on a foutu à Scrignac. Mais pour l’instant, toutes mes pensées vont vers elle. Je me sens submergé d’une tristesse insondable. J’étouffe un sanglot douloureux, un flot de larmes coule sur mon visage sans discontinuer.

— Nom de Dieu ! J’ai un pouls !

Ses yeux s’écarquillent d’effroi, il se redresse vivement et recule. Tous les regards se tournent vers elle. A l’extérieur l’orage se déchaîne, de plus en plus proche. Dom perd toute contenance, sa voix part en aigus paniqués :

— Flingue-moi ça, Jer ! Vite !

Je suis parcouru d’un nouveau frisson dorsal alors que je commence à réaliser. Dom qui arrive juste après son « décès », à la tombée de la nuit. Nous quatre réunis dans son antre, sur ses terres, sous mon impulsion obsessionnelle. Sentiment de catastrophe imminente, quelque chose d’énorme va se produire. Jérôme n’hésite pas une seconde, il dégaine et se dirige vers le corps inerte. Je suis dépassé, pas Briac :

— Baisse ce flingue, Jer.

Jer suspens son geste, le visage impénétrable à l’ombre de son feutre. Briac tient ses couteaux de lancer, un dans chaque main, le corp arqué, paré à l’action. Dom se retourne sur lui :

— Tu ne comprends pas, Briac ! C’est un guet-apens !

— Me bassine pas avec tes conneries, Dom. On va l’amener à l’hosto, point final. Deloupe ?

Je ne vois qu'une solution qui puisse satisfaire tout le monde, greluche comprise :

— Faut qu’on s’arrache d’ici et fissa. Tous les quatre.

Trop tard. Un grognement sourd retentit à l’entrée de la pièce. Louve, prête à bondir, arquée sur ses pattes arrière. Son poil blanc hérissé lui donne une allure sauvage. Un rictus haineux retrousse ses babines, un flot de bave rageux coule entre ses crocs. Elle nous lance des éclairs depuis ses yeux plissés. Et bleus. Bleus comme ceux de...

D’un bond tendu elle saute sur la table, d’un second elle fond sur Dom, visant la gorge, sans que personne n’ait pu faire quoi que ce soit. Il se protège, la bête le chope au bras et ils partent à la renerse. Elle lacère ses vêtements jusqu’à sa chair, en coups de pattes et de crocs haineux. Dom hurle, ils roulent tous les deux en une étreinte meurtrière. Jer vise l’action confuse. Briac arme son bras, attend le bon créneau. Je tire plusieurs fois, sans me préoccuper de qui va ramasser. Les billes fusent. Je la touche mais elle ne sent rien, emportée par sa frénésie. Briac n’attend plus, s’élance dans la mêlée, poignard en main.

Grand Jean se redresse soudainement en hurlant, les yeux révulsés, le percute d’une charge de quater back. Briac est surpris et coupé dans son élan, il encaisse de plein fouet en poussant un râle. Le couteau vole à travers la pièce, ils s’écroulent tous les deux. Le géant est au-dessus, se redresse à califourchon. Il passe ses grosses paluches autour de son cou et serre, insensible à ses plaies qui se rouvrent en taches brunâtres. Briac réplique. Une série de coups sourds s’écrase dans les côtes du mastard, sans effet. Un crochet au menton, il encaisse durement, sa nuque craque, mais il ne lâche rien. De nouveaux coups s’abattent comme des butoirs. Le sang gicle et inonde son visage difforme. Un morceau de peau s’arrache sous la puissance d’un nouvel impact, son arcade sourcilière explose au suivant. Sa joue se déchire, ses dents serrées de haines apparaissent derrière des lambeaux de chairs pendants. Il tient bon et Briac faiblit. Je m’élance, percutant le colosse qui tangue imperceptiblement, avant de m’éjecter d’un coup d’épaule. Je m’étale de tout mon long, mais ça a suffi à Briac pour se saisir d’un poignard. Nouvelles attaques répétées dans les côtes, la lame pénètre en clapotis sanglants. Un sang épais coule de ses plaies, Grand Jean est déchaîné, il ne s'arrête pas. Puis la fin, rapide, brutale. Le poignard entre par l’oreille en bruit mat, jusqu’à la garde. Le mastard se fige, un mélange de liquide rougeâtre et de cervelle gicle de son orifice. Il s’écroule sur un Briac à bout de force.

Une déflagration retentit dans l’atmosphère confinée. Je n’entends plus rien qu’un larsen sifflant. Une odeur de poudre m’assaille les sinus, mélangée à celles de sang et de la sueur, les yeux me piquent. Puis le silence, assourdissant. Je me redresse, abasourdi au milieu du carnage. La chienne est couchée sur le flanc, l’abdomen soulevé d’un souffle agonisant. Une tache rouge grandissante macule son poil soyeux. Sa poitrine se soulève une dernière fois, ses yeux se ternissent d’un noir d’encre. Elle meurt, la gueule figée sur son rictus haineux. La bête est vaincue. Trop tard : le corps de Dom, lacéré de toutes parts, tressaute tandis qu’il tente de retenir de ses mains la vie s’échappant en flot visqueux de sa gorge arrachée. Ses dernières paroles meurent en gargouillis sanglants.

— Le… mauvais œil… merde…

Briac tousse faiblement, quelque part derrière moi. Le bras de Jer retombe. Il regarde son maître mourir, silencieux et inexpressif.

Une sale nausée me retourne l’estomac. Je rajoute une pierre à cet édifice chaotique en dégueulant au milieu de la pièce. Un gémissement timide et féminin. Le corps de Claire s’anime, elle gesticule doucement sur le sol, ses paupières clignent sur ses grands yeux bleus. Jer se détourne sur elle, implacablement. Je comprends ce qui va se produire, tire sans réfléchir. La bille s’enfonce dans sa paupière, en même temps qu’une déflagration retentit. Claire hurle, signe qu’elle est vivante. Jer détourne sur moi son faciès vérolé, une larme de sang glisse sur sa joue. Ses petits yeux noirs sont vides, il ressemble à un poupon géant dégénéré. Il me vise, j’ai une conscience aigüe de ma mort imminente. Mon seul regret à cet instant est d’avoir survécu une semaine de trop. Un éclair argenté traverse la pièce, un couteau se fiche dans sa cuisse. Il ploie, le coup se perdre au plafond. Il est plus vif cette fois ci, tire sur Briac qui se réfugie derrière le cadavre de Grand Jean, dont le dos se déchire d’impacts. Claire se relève d’un bond, l'enlace au cou et le mord à l’oreille. Ça lui arrache une plainte d’enfant martyrisé, il se dégage vivement, éjectant le corps mince. Elle retombe en fracas sur la table avant de rouler au sol, inerte. Un couteau se plante dans son poignet, Jer lâche son arme.

Briac est toujours au sol. Il fait rouler le corps de Grand Jean sur le côté, se dégageant complètement. Il se lève, époussetant inutilement le revers de son pantalon, puis se tourne vers le balaise :

— Tu veux danser, mon gros ?

Jer ne répond pas. Il arrache la lame et la lâche, s’avance d’un pas déterminé vers Briac. L’ancien mili vient à sa rencontre, pénètre sa garde, porte un coup sec à sa gorge. Jer s’étrangle de surprise, Briac l’achève d’un puissant coup de coude à la tempe. Le gros s’écroule, terrassé. Il n’avait aucune chance.

On s’observe un long moment, l’œil hagard, le souffle court. On se tourne d’un même élan vers la fille. Elle a disparu. Briac surplombe bientôt le cadavre de Grand Jean.

— Je voulais pas ça, putain.

Pourtant sa voix est froide, aucune émotion ne transparaît de son attitude, juste un calme surnaturel au milieu de l’anarchie ambiante. À croire que cet homme est fait pour le chaos. Le ciel lui répond, furieux, la foudre fait clignoter le vieil abat-jour sur le carnage.

— Récupère nos thunes, Deloupe. Faut qu’on foute le camp d’ici.

Je suis en pleine hébétude, incapable d’esquisser le moindre geste ou d’émettre le moindre son. Briac se penche sur le cadavre de Grand Jean, tire sur le poignard qui glisse d’abord, puis vient en succion répugnante, libérant un flot de matière grise et de sang. Il se redresse, se retourne sur moi, une lueur folle dans l’œil, la bouche pliée en demi-sourire de jouissance contenue. Son expression se transforme en colère froide :

— Pas le temps pour tes conneries, Deloupe ! Récupère la thune, putain !

Nous jouons à présent une partie dont j’ignore les règles, mais elle est tangible. Elle pue la mort, la chair cramée, les viscères, le souffre. Elle ressemble à un tableau de Bosch. La pièce tangue, je suis pris d’une nouvelle nausée irrépressible, j’ai froid, malgré la chaleur étouffante de l’orage. Mes jambes se dérobent, je m’écroule à genoux, me retiens des deux mains en dégueulant de tout mon soul. J’ai mal à la gauche et ploie de faiblesse, plongeant la tête la première dans ma gerbe, mais suis retenu par les tifs et violemment ramené vers l’arrière. Une pression dans le bas du dos m’empêche de basculer complètement. Elle devient douloureuse, j’ai l’impression que ma colonne va se fendre en deux mais ça s’arrête, alors même que je sens le métal tranchant passé sous ma gorge.

— Putain, Deloupe ! M’oblige pas à te crever, juste après t’avoir sauvé la vie, connard !

Il m’expulse et je m’étale, bientôt maculé de toutes sortes de déjections. Mon crâne heurte le planché, ça a le mérite de me faire reprendre mes esprits, autant que faire se peut. Il a raison, je n’ai pas enduré tout ça pour crever maintenant. Même si tout ça me paraît vain.

— Y’a nos traces partout, on a foutu la merde à Scrignac, on est baisés !

— Si Alien avait prévenu les flics, ils auraient déjà débarqué. Et regarde !

Il embrasse la scène d’un geste circulaire. Je n’y vois rien d’autre qu’une boucherie sans nom, mais son regard fou s’illumine d’une inspiration morbide :

— Le clebs tue Dom, Jer tue le clebs et ce grand fils de pute. Et fait tout cramer pour couvrir ses traces. C’est un tel bordel que personne n’y verra que dalle.

J’ai un tas d’objection à lui opposer. Les traces d’ADN, les tarces de pas, les traces de pneus à l’entrée du chemin, les empreintes, les témoins potentiels qui nous ont vus au-dessus du garage de Grand Jean, ceux qui finiront par craquer, à Scrignac, Jer s’il décide à jacter, Claire qu’il fait sortir de l’équation sans aucune logique. Mais je ne veux pas être un nouveau cadavre dans son scénario psychopathe. Instinct de conservation, ma voix prend l’apparence de la normalité :

— Ok, mec. On va faire ça.

Je tangue en me redressant. Ça tient, me dirige vers le cadavre de Dom, ça tourne de partout, j’ai toujours envie de gerber. Je contemple son regard vitreux, pris de nouveaux tremblements. Je me concentre sur ce vide qui l’habite, cette différence entre lui et moi, je suis vivant, il est mort. Je n’ai jamais touché un cadavre. Ça ne change rien, c’est une chose inanimée, un objet. Sa veste reste la même, non, ça ne change rien. Elle colle à sa chemise, dû au sang qui coagule mais fuck ! Ça ne change rien ! Je fouille l’une des poches intérieures. Un téléphone ! Le bornage, on est baisés de chez baisés ! Pour l’instant, l'urgence est à la survie. Je le prends ce téléphone, peut-être qu’il y a ma trace dedans. L’autre côté de la veste, déchiré en agglomérat de chair et de tissu, elles sont là, choses promises choses dues, méritées même, deux enveloppes teintées de rosâtre, de petits morceaux de peau arrachés et de chair noirâtre, miraculeusement conservées. Dom ne nous a jamais niqué là-dessus. Je les extrais victorieusement d'un ricanement hystérique, c’est tout ce qu’il y a à sauver de cette putain de journée. Je ne m’arrête plus, éclate d’un fou rire quand je trouve un petit écrin de poudre blanche dans la poche de son pantalon de costume.

— Deloupe !

Il est sur Jer, son attitude n’appelle aucun refus, mon rire s’étouffe dans son œuf pourri.

— Aide-moi !

Je le rejoins, la respiration sifflante, je suffoque au cœur de l’orage qui éclate en détonations profondes. Il saisit Jer sous une aisselle. Je l’imite, de l’autre côté. Nous le tirons. Je ne sais plus qu’il est lourd, juste que nous le traînons avec difficulté, heurtant table et cadavre, jusqu’au couloir où il glisse enfin d’un trait. Par-dessus l’orage, la folie, la menace de Briac, je sais que j’oublie quelque chose. Je me redresse, me précipite dans la pièce alors qu’il hurle mon nom. Je récupère mon sac puis reviens sans lui prêter garde, tous mes muscles se tendent pour tirer Jer. Nous sortons enfin, accueillis par une bourrasque d’air chaud. L’orage déchire le ciel autour de nous. Ses éclairs percent à travers les nuages, enfin libérés. Ils s’écrasent de toute part sur les terres sauvages des Monts d’Arrée. Nous le tirons encore jusqu’au chemin, un nuage explose au-dessus de nous en une déflagration assourdissante. Nous ployons alors que la foudre s’abat en zébrant sur la cahute. Nourries par le vent, les flammes courent sur sa façade. Le bois crépite, consumé, et l’incendie se transforme vite en un brasier irréversible. Les deux grimoires, dans mon dos, semblent peser une tonne.

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