Chapitre 4 : Nouvel Homme
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Je tourne dans ma boucle cauchemardesque. Dom qui agonise en geyser de sang, Grand Jean déchaîné qui meurt d’un coup, le regard de la bête qui s’éteint en écumant de rage. Lefloch qui… Stop. La pire des prisons c’est soi-même parce qu’on en réchappe pas. J’ai une clef pour en sortir, pour l’instant. Je tire une latte et la magie opère. Je m’éloigne, même si ça n’est qu’un répit avant le pétage de câble.
Je me remémore la fin de cet épisode sanglant, subie en spectateur actif. Jer profite de la confusion pour fuir, Briac le poursuit. Je le laisse faire, pétrifié par l’incendie qui consume l’antre de la sorcière. Il revient, le faciès déformé par la fureur et la frustration. Jer s’est fait la malle. Je comprends qu’il voulait l’exécuter autre part, pour compléter la mise en scène de son tableau morbide. Je le sais à son expression, à cette lueur malsaine qui danse dans son regard fou : Briac fait de Jer une affaire personnelle.
Je sais autre chose. Un mot de trop, l’ombre d’un doute, et il m’efface. Je le suis alors qu’il conduit la caisse de Dom. Nous serpentons sur de petites routes et quittons les Monts d’Arées. Je glisse dans une autre réalité en laissant l’orage derrière moi. Bientôt il s’égosille dans mon rétro, il déchire le ciel en grondements lointains, puis plus rien, juste le vrombissement du moteur et la route qui défile dans un noir d’encre. Nous parvenons à une falaise, y précipitons le véhicule de Dom. Il disparait dans les ténèbres, un vacarme mécanique nous parvient, une poignée de secondes plus tard. À cet instant Briac est derrière moi, je cherche un horizon sans rien voir, je n’entends plus que le hululement du vent et le ressac qui s’écrase contre les rochers. Ça me rappelle la pointe du Roselier, quand j’ai voulu en finir, la veille du commencement. L’instant se télescope à cette fin possible, la boucle est bouclée. Un mouvement imperceptible, il hésite, il n’a qu’à tendre les bras pour m’offrir aux ténèbres, mais rien. Je survis encore, pour rien.
Je fais l’inventaire du fiasco, je rejoue la scène, relève tous les éléments m’incriminant, ma part des responsabilités, ça devient vite insupportable : je ne suis pas taillé de ce bois-là. Dont acte, je dois monter plus haut. Ça m’explose en bouche, je décolle. J’analyse froidement le piège dans lequel nous sommes tombés. Je tente de cerner les motivations de la fille, relent d’angoisse et d’ambivalence à son égard. Elle est intelligente, impulsive, fanatique. Elle a sacrifié Grand Jean et son bestiau pour sa cause perdue. Elle m’obsède encore, elle m’a manipulé, elle me terrifie, je tire sur le joint pour m’autoriser à y penser. Si elle croit avoir gagné, elle se trompe. Dom n’était qu’une pièce de l’échiquier. La scène disparait complètement, ne reste que les acteurs. Quelle place tenait-il ? La tour peut être. Celui qui voit. Le roi ne s’expose pas comme il l’a fait. Quelle est la mienne ? Le fou assurément. Celui qui prend les chemins de traverse, qui avance en diagonale. Noir ou blanc ? Trop tôt pour choisir. La zone grise, toujours, le fou ne sert que sa propre logique.
Pragmatisme. Il ne se passe rien de visible, mais ça a déjà commencé. D’un côté la greluche et Alien, le roi et la reine. Qui est qui ? De l’autre une force obscure, Jer en est le cavalier dégénéré, la seule pièce identifiée encore en vie. Briac et moi, deux tarés au milieu du champ de bataille, attendant notre heure pour tirer notre épingle du jeu et sauver nos miches. Ne jamais sous-estimer les fous. Lorsqu’on pense les manipuler, ils deviennent incontrôlables. Il est fort mais dispensable, forcément pragmatique, forcément paranoïaque. Quand les pions se transforment en pièces de choix s’ils sont méritants, les fous crèvent et ne reviennent pas. Mais même si l’épreuve a créé des liens, nous ne sommes unis que dans l’adversité. Je ne peux pas lui faire confiance, c’est un tueur. Mais il a un code d’honneur, je peux le manipuler. Parce que s’il ne doit en rester qu’un, ça sera l’un contre l’autre. Je lui parle de la beuh, je lui confie ce que je pense être les intentions de Dom. Ça lui donne une importance et l’assurance que je suis faible. Et je le suis. En attendant, Jer est devenu son obsession. Il a disparu dans la nature pour le traquer. Quant à moi… Je reste sagement à attendre que les loups sortent du bois. Je suis la brebis qui sert à les appâter. Dans mon cas, ne rien foutre finira par porter ses fruits.
La zone grise est inconfortable. Réalisme : je suis en sursis. Ça revient, je suis saisi aux tripes. La victoire s’estompe sous mes paupières closes, je tire une nouvelle latte.
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