CHAP 4 5

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Le soleil breton est rare mais vivace, le fond de l’air est frais, jamais pureté n’a été si atroce. Je me frotte les yeux pour y voir clair. Mode camouflage en mine de rien. Je dois trouver un juste équilibre pour les forcer à s’exposer sans en avoir l’air. Mon détecteur à emmerdes est saturé, je dois juste le garder en tête, me fier à des faits objectifs et suivre mon plan. La tête me tourne de l’air trop pur, j’attends que ça passe en chaussant mes lunettes de soleil, je suis prêt.

J’allume ma tige, observe la rue à la recherche d’un véhicule suspect. Cette putain de camionnette là-bas ? Cabossée, défraîchie, banalisée ; le soum (1) parfait. On verra. Je ne peux décemment pas aller l’inspecter. Redescendre la rue. S’ils veulent me suivre il faudra qu’ils bougent. Allez, allez !

Démarche nonchalante, je ne zieute pas par-dessus mon épaule mais ne peut contenir un reniflement nerveux, tourne rue du Port pour rejoindre celle du Maréchal Foch. Vitrine droit devant, une grosse pancarte « Bail à Céder », je m’en sers comme d’un miroir pour surveiller mes arrières. Aucun mouvement en provenance de ma rue. Ils peuvent aussi m’attendre à des points stratégiques : avec ma gueule, pas besoin de me voir sortir de mon immeuble pour me détroncher. Je checke les caisses garées là d’un œil en biais, l’arrière surtout, de celles qui ont des vitres teintées. Rien, je traverse.

J’ai rejoint Maréchal Foch, m’arrête à l’entrée du tabac pour terminer ma clope, en opérant une nouvelle vérification. Vitrine encore, toujours rien. Rue Saint Vincent de Paul en face, nouvel emplacement stratégique pour un quadrillage. Place handicapée inoccupée, une place payante derrière, une Clio noire garée, dont je ne distingue ni la plaque, ni l’intérieur. À gauche, Maréchal Foch remonte jusqu’à l’église Saint-Michel. Un couple de vieux qui déambule, un punk à chien qui remonte la rue. Et un type qui sort d’un pas vif d’un bistrot, presque 100 mètres plus haut. Le timing parfait pour un top départ donné depuis ma rue. Âge moyen, taille moyenne, vêtements moyens, coupe courte, démarche et corpulence athlétiques : ça renifle le poulet. J’ouvre mon vieux sac à dos troué, rapiécé à une époque lointaine avec un vieux collant à Val. Mon Reflex est au fond, invisible. Je plaque l’objectif contre le collant, vise au jugé et shoote en mode rafale : ça fera un voile noir sur les photos, mais j’aurai un bon signalement. Je fais pivoter mon sac et shoote la Clio devant, puis en extirpe mon larfeuille pour donner le change, referme le tout, jette mon mégot, vais acheter mes clopes. L’homme passe à hauteur du tabac trente secondes plus tard, continue vers le bas de la rue. Mon achat prend trente secondes, de plus. Il a disparu quand je sors, la Clio n’a pas bougé.

Ok, ok… Peut-être que je plane à quinze mille, rien de confirmé. Je continue. Prochaine étape : le Kebab à l’angle, une centaine de mètres plus loin. Un bon spot, situé sur un carrefour, qui donne un visuel sur les rues piétonnes. J’entre, guette le passage de la Clio ou d’une camionnette depuis l’intérieur, mate la foule éparse dans la rue piétonne. Regain de tension, les tripes gargouillent, même si mon dos ne me prévient pas. Mon champion n’est pas loin, posté face à une vitrine dans un angle fermé. Tension quasi imperceptible dans sa posture, un sourire crispé que je lui devine, le regard qui dévie légèrement dans ma direction, derrière ses lunettes de soleil. Fils de pute ! Je sens mes forces m’abandonner, j’ai les jambes flageolantes. Respirer un bon coup. Garder son sang-froid. Je suis partagé entre la peur, la rage, le triomphe. Je vais sortir pour l’alpaguer, me réfrène, achète une 8.6 et sors. Tu veux jouer à la vache ? Ok !

Je les ai aguichés doucement, il est temps d’entamer les préliminaires. Ça doit faire une bonne semaine que je suis cloîtré, j’ai toutes les excuses du monde pour m’aérer dans le secteur. C’est la fin d’après-midi, les rues se remplissent, et à part si j’ai tout le poulailler au cul, quadriller le quartier piéton, c’est mission impossible. Je les ai fait lambiner une bonne semaine, ils ne vont pas me lâcher la grappe si facilement, ils vont s’exposer sans que je ne fasse grand-chose.

Le type, de plus en plus suspect, est passé d’une vitrine à une autre, quelques cinquante mètres de ma position. No soucy. Le soleil pointe, comme les tétons de femmes courtement vêtues qui profitent de l’embellie. Je squatte un terre-plein à l’entrée de la rue et entame ma bière, reluquant culs et nibards d’un sourire salace, improvisant sans trop d’efforts mon rôle de cas social. Le type va me passer dans le dos, je me lève, repars direction opposée, me retourne en accompagnant du regard un groupe de poules qui entre dans la rue. Je me retrouve face à lui, qui marche vers moi. Il se fige une fraction de seconde avant de tracer sa route. Ça fait quatre contacts directs pour lui, trois de trop. J’alpague les gonzesses quand il me dépasse.

— Hé ! Salut, mes beautés !

Elles m’ignorent, entre l’effroi et la consternation. Rire gras, je liche ma 8.6 puis retourne me recharger au Kebab.

Ok mes poulets ! Moi ça va mieux, je suis dans le rythme, me laisse porter. Vous m’avez mis un rookie au cul, c’était l’erreur fatale. Maintenant, je vais vous faire l’amour. Je prends quatre bières : deux pour la soif, deux autres pour la suite des opérations. Je ne m’attends pas à revoir le jeune poulet, il a dû passer le relais. Petit effectif s’ils me collent autant, j’ai une chance d’en gauler un deuxième. Rien de pire qu’une cible qui erre sans but précis et qui squatte un point névralgique à plusieurs accès, ça la rend imprévisible. Je reste picoler sur mon terre-plein, mi-assis, mi-debout, jouant à la poche chauffée par la bière et une montée de testostérone printanière.

— Hé, ma jolie ! Tu me lâches ton « 06 » ?

La jolie prend un air dégoûté en me renvoyant chier :

— T’es sérieux ?

Elle part, j’alpague un pack de six :

— Hé, les filles ! Une p’tite 8.6 ?

Elles retiennent leurs rires crispés et s’éloignent. Bizarrement, ma drague lourdingue ne prend pas, à part peut-être sur mes poursuivants, outrés dans leur vertu de devoir subir ce triste spectacle sans pouvoir intervenir. Sans compter les preux chevaliers en herbe qui commencent à me mater méchant. Il est temps de changer de registre et de passer en phase deux.

Je fais mine de chercher ma prochaine tentative en observant la rue de tous côtés, tentant d’apercevoir un flic éventuel : horizon dégagé, apparemment. L’effet de la coke s’estompe et je suis rond comme un cochon. Je termine ma 8.6 et quitte mon spot d’un équilibre incertain, tanguant au rythme de mes tourniquets crâniens, me roule maladroitement une clope, observe les alentours de plus en plus flous. Enfin je trouve ce que je cherche : un couple de punk à chien qui squatte un banc, en lichant des canettes et fumant des joints. J’observe de nouveau les lieux d’un air conspirateur, puis d’un geste censé être discret, j’extirpe le portable de Dom de mon sac à dos pour le balourder avec les deux canettes restantes. Je me rapproche des deux parasites en continuant d’observer par-dessus mon épaule, de plus en plus nerveusement. Le couple finit par s’intéresser à moi lorsque leur chien, un corniaud efflanqué, se glisse entre mes jambes pour s’y frotter, balançant joyeusement sa queue miteuse. Je réponds d’une caresse entre ses côtes saillantes. Apprivoiser la bête me donne toutes mes chances avec ses maîtres et heureusement, j’ai toujours la cote avec les chiens. L’animal ne se fait pas prier, gratte ses puces contre mon mollet, me gratifie d’une petite léchouille, avant de se réfugier entre les jambes de son maître. Qui redresse sur moi son corps flasque et voûté, l’œil bovin et l’air con, accentué par un anneau lui traversant le cartilage nasal. Aux grands maux, le remède m’apparaît bien foireux. J’essaye d’être jovial et plein d’allant, mais la pénibilité du travail sape mes efforts, mes mots suintent de volonté hypocrite :

— Salut, les jeunes !

— Heu… Salut, vieux.

Sa voix est stone et sans timbre, son humour de merde me gratte l’échine. Il n’est certainement pas finaud, mais pas con au point de croire que je suis là pour faire copain/copain. Ce genre de type je les évite comme la peste, c’est un genre de parasite, un putain de punk à chien qui chie sur le système, en taxant le clampin pour acheter sa 8.6 et paye son loyer avec ses allocs et son RSA. Ok, j’en ai autant à mon actif ces dernier temps, mais moi je suis malade et déprimé, bordel ! Et oui, je préfère frauder l’URSSAF, que de cotiser pour une retraite minable, et embourgeoiser ce gaucho ! Ne pas me laisser emporter par mon antipathie. De toute façon j’ai l’habitude : je peux blairer personne. Je lui tends une main en plantant mes yeux dans les siens, cherchant l’humain dans son regard brumeux.

— Moi, c’est Virgile.

Sa poigne est aussi flasque que la mienne quand il s’en saisit.

— Moi, c’est Rodolphe.

Ça ne m’étonne pas. Un blanc consterné s’éternise devant la platitude du dialogue. Le chien vient à ma rescousse en réclamant des caresses que je lui prodigue avec soulagement. Ça suffit pour être adoubé, enfin c’est mon impression première.

— Lui, c’est Pink. Et elle, c’est Mag.

Il me désigne sa compagne, affalée au fond du banc, le regard vitreux, les cheveux peroxydés de teintures multiples, laissant flotter un corps famélique et tatoué sous son débardeur. Elle répond d’un geste machinal avant de tirer sur un stick, présentement l’objet de ma convoitise. Je déroule :

— Dis-moi, Rodolphe, t’aurais pas un peu de shit à me dépanner ? Je t’échange une boulette contre deux 8/6 ?

L’homme me jauge un instant, à la recherche d’un coup fourré. Mon état de délabrement joue en ma faveur.

— Je te file le numéro de mon dealer, si tu veux.

— Nan merci : j’essaye de mettre la pédale douce, mais là je craque. J’ai mon meilleur pote qu’est mort d’un accident de voiture, y’a pas longtemps... Les dossiers Pôle Emploi qu’avancent pas à cause de cette buse de conseiller… Enfin… je sais que c’est pas votre problème, mais…

Je me suspends au bord des larmes. Il plane quelques instants, avant d’avoir un hochement de tête entendu à l’adresse du cadavre qui lui sert de meuf. Elle se redresse péniblement et extirpe de ses chaussettes une boulette de shit tout droit sortie du vingtième siècle. Va vraiment falloir que je sois en manque pour fumer cette merde. Aucun doute que ça arrivera. Elle me tend la came, je leur tends le sac, à l’intérieur duquel le téléphone dissimulé sous les deux canettes. J’espère que mes suiveurs n’ont rien perdu de la transaction, j’espère que ces deux crétins vont passer un sale quart d’heure. Aucune raison de s’attarder en civilité, Rodolphe me gratifie d’une tape d’encouragement sur l’épaule, je m’éloigne après les avoir salués vaguement. Maintenant, ils ont deux cibles : moi et les punks. Ils vont devoir scinder leurs effectifs. Ça fait une grosse demi-heure que je les balade, il va falloir regagner mon antre sous peu. Je continue néanmoins d’errer dans les rues piétonnes, m’arrêtant de-ci de-là devant des vitrines pour faire des checks. Personne de suspect, peut-être qu’ils ont lâché l’affaire pour tomber sur le râble des deux autres. Mais comment en être sûr ? Le problème est que je dépasse de deux têtes le clampin moyen et suis donc repérable de loin. L’ivresse et la foule me désavantagent de plus en plus, je décide d’une dernière manœuvre. Je m’engouffre dans une ruelle étroite, squatte quelques vitrines sans rien percevoir. Je passe chez le caviste choper un whisky irlandais. Je sens que ça vient en sortant, une grosse envie même, la bière m’y a bien aidé. J’accélère le pas, assez longtemps pour que mon suiveur potentiel perçoive le changement de rythme et soit attentif, puis dévale la rue Saint-Gouéno à toute blinde. Un type qui prendrait la fuite ne s’y prendrait pas autrement. Un porche sur ma droite je m’y engouffre pour rejoindre une petite place qui donne sur plusieurs ruelles. Idéale pour larguer un éventuel poursuivant, mais ça n’est pas mon but, il faut juste qu’il le croit. Une volée de marches sur ma droite, prolongée d’un muret, au pied duquel un buisson. Je stop brusquement, arrache futal et calcif d’un même geste, me soulage le cul à l’air sur la pauvre plante. Regard gêné à l’adresse des passants. Une blondasse d’une quarantaine d’années entretenue déboule en courant sur la place. Un beau spécimen, élevé aux hormones et en plein air, pour sûr. Petite grimace de stupéfaction, contraction contrariée de la commissure des lèvres. Elle cache à peine sa rage en me passant dans le dos et trace sa route. Je ne peux pas m’empêcher :

- Désolé m’dame, j’ai la prostate qui défaille...

Je la sens fulminer, à deux doigts de se retourner et de m’en coller une. Mais elle continue sa marche, me rétorquant d’une voix blanche :

- Tu sors ta queue dès qu’il faut faire diversion, Deloupe ? Comme au garage à Scrignac ? Tu penses trop avec tes couilles, tocard.

Pour l’heure elles se sont rétractées jusqu’à peau de balle, comme le reste de mon appendice. Je termine mon affaire sur mes grolles, tétanisé.



(1) Soum : contraction de sous-marin. Il s'agit d'un véhicule principalement utilisé pour la surveillance.

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